1« Que nous dit un récit de presse de la société dont il est le reflet ? » (Lits, 2008a). En dépit de la qualité variable des informations qu’elle contient, la presse véhicule en quasi exclusivité l’information locale (Caron et Torre, 2005). Elle constitue en quelque sorte un miroir imparfait de la société locale, tout en la modelant (Gregory et Rowlands, 1990). Elle diffuse les décisions politiques et les événements marquants de la vie sociale, fonctionnant comme une agora où des idées sont échangées, parfois avec virulence. Afin de mieux comprendre les représentations des acteurs locaux, il conviendrait dès lors de « prêter plus d’attention aux médias, aux journaux ou aux autres émissions » (Burgess, 1990). En effet, leur contenu renseigne sur les « impacts des événements naturels et des risques et sur la façon dont ces événements sont perçus » (Gregory et Williams, 1981). La presse permet alors d’appréhender les représentations que les communautés locales produisent à l’égard des enjeux et des aléas. Elle présente les différents protagonistes et le phénomène paroxystique dans ses déclinaisons temporelles et spatiales (Waitt, 1995). Si la pertinence des informations varie selon les auteurs (Alexander, 1980), les divers écrits – les articles, les interviews, le courrier des lecteurs ou les éditoriaux – reflètent néanmoins des attitudes à caractère environnemental. La presse permet ainsi d’identifier les cognitions, les valeurs et les comportements que les communautés riveraines produisent à l’égard de différents enjeux (Loë, 1999). Le but est d’étudier, par la presse locale, les enjeux liés aux tensions, aux conflits, mais aussi à leurs régulations.
2Ces questionnements sont traités dans le bassin versant de la Drôme (Figure 1). Affluent de rive gauche du Rhône moyen, la Drôme draine un bassin versant de 1642 km² dans le massif préalpin du Diois (Landon et Piégay, 1999). Typique des piémonts subméditerranéens, elle se caractérise par un régime préalpin, une charge de fond relativement abondante et un style fluvial en tresse (Landon, 1999). Comme son fonctionnement hydrologique n’est pas perturbé par de grands aménagements (Landon, 2000), la vallée présente des intérêts floristiques et faunistiques. Néanmoins, l’incision du plancher alluvial depuis les années 1920 (Landon et al., 1998) est susceptible de compromettre certains usages et d’appauvrir la diversité écologique (Landon et Piégay, 1994). La Drôme draine un bassin versant qui sert de référence : il apparaît comme le précurseur de la gestion intégrée des cours d’eau. L’exemplarité d’une telle politique est soulignée à l’échelle du bassin de l’Agence de l'eau Rhône-Méditerranée et Corse avec un des six sites ateliers de la Zone Atelier Bassin du Rhône (ZABR), à l’échelle nationale par le premier Schéma d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) de France (approuvé dès 1997) et à l’échelle internationale suite à l’attribution, en 2005, du Riverprize, qui salue une approche innovante de gestion de la rivière. En revanche, cette exemplarité vacille à l’échelle locale où différents types d’acteurs expriment leurs déceptions à l’égard de l’appréhension des crises hydrologiques (crues et pénuries) dans un bassin versant où les précipitations oscillent entre 850 et 1500 mm/an (Davd, 1999).
Figure 1. Carte de localisation du bassin versant de la Drôme.
3Le jeu d’échelle questionne donc un modèle à l’échelle internationale et nationale qui semble être ébranlé à l’échelle locale, notamment à travers la permanence et la répétitivité des extrêmes hydrologiques. Si, dès 2001, 80 % du linéaire de la rivière est propice à la baignade – contre 20 % en 1990 – (Bethemont, 2001), les inondations persistent, tandis qu’aucune vraie solution n’a été trouvée pour mettre en place de nouvelles ressources en eau et lutter contre les sécheresses. Même si les écosystèmes aquatiques devraient atteindre le bon état écologique conformément à la directive cadre sur l’eau de 2000 (2000/60/CE), les acteurs locaux ne sont pas conquis par les dispositifs politiques à l’origine de promesses et d’espoirs ajournés. Comment les crises hydrologiques à l’échelle du bassin versant sont-elles le déclencheur ou le moteur de tensions, de régulations et d’appropriation de l’espace, le tout créant des « territoires de l’eau » (Ghiotti, 2007) ? Combinant les dimensions naturelle et socialisée de l’espace, le territoire de l’eau embrasse les pratiques et les représentations élaborées par une communauté locale à l'égard d'un hydrosystème. Son ancrage spatio-temporel varie en fonction des relations de conflictualité et de solidarité qui unissent temporairement ou durablement les riverains, par exemple à la faveur des dommages occasionnés par le débordement d’un cours d’eau. Une crise renforce le territoire de l'eau en suscitant l'organisation des sinistrés, d'autant plus facilement qu'ils se reconnaissent des intérêts communs et une proximité sociale et spatiale autour du cours d'eau. Ces territoires de l’eau peuvent aussi se structurer en « territoires du risque », une notion qui insiste sur la composante intrinsèque du risque pour le territoire et sur l’interaction entre risque et territoire (November, 2002). Le risque est alors un objet socialement construit, qui a une incidence sur l’organisation et le devenir des espaces.
4Cet article vise ainsi : (1) à identifier les éventuels décalages entre la gestion de la rivière à l’échelle du bassin versant et l’organisation des communautés locales qui s’effectue à une échelle plus grande, celle des territoires de l’eau, (2) à reconnaître les attitudes à l’égard des extrêmes hydrologiques de la Drôme et de ses affluents en soulignant leurs temporalités et le jeu d’acteurs qu’ils mobilisent.
5Cette étude utilise la presse locale publiée entre 1981 et 2008. L’année 1981 correspond, à l’échelle nationale, à la mise en place des « contrats de rivière », un outil contractuel qui réunit les acteurs d’une rivière autour d’un projet de gestion de la ressource et des écosystèmes associés. À l’échelle locale, l’année 1981 correspond à la mise en œuvre du Syndicat Mixte de la rivière Drôme (SMRD), dont l’objectif est de réguler, par une gestion participative, des problématiques posées à l’échelle du bassin versant (comme celle des risques). Quant à 2008, elle s’avère une année charnière pour la gestion participative de la rivière : une deuxième Commission Locale de l’Eau (CLE) se réunit, la concertation devant déboucher sur un deuxième SAGE et sur un troisième « contrat de rivière ». Le SMRD se substitue alors aux intercommunalités pour prendre en main la gestion de la rivière.
6Avant d’étudier les documents des archives, il est essentiel d’effectuer un inventaire des thématiques qui pourraient intervenir selon les années (Le Lay, 2007). Cette chronologie (Figure 2) s’appuie sur des bilans et des objectifs produits par la sphère politique (Davd, 1999 ; Ccvd, 2006), sur des entretiens avec les acteurs locaux et sur la littérature scientifique. Politiques de l’eau et politiques de développement rural vont de pair dans le bassin versant puisque l’eau est vue comme un atout pour le développement économique, grâce au tourisme et à l’agriculture (Allain, 2005).
Figure 2. Le bassin versant de la Drôme : un terrain expérimental et une gestion de référence.
7Malgré une superposition partielle de leur aire de diffusion, Le Crestois et Le Journal du Diois et de la Drôme, respectivement abrégés LC et JDD, concernent des périmètres largement distincts (Figure 3). Une comparaison entre l’amont (JDD) et l’aval (LC) est possible dans la mesure où ces deux journaux présentent des points communs : ils sont rattachés à une imprimerie, promeuvent la primauté de l’information locale, ont des tirages (plus de 3 500 exemplaires chacun) et des prix similaires (1,50 francs en 1981 et 1,40 euros en 2008) et paraissent le même jour (le samedi puis le vendredi).
Figure 3. Les aires de diffusion des deux hebdomadaires choisis.
8Qui prend la plume ? 58 % des articles ont été rédigés par des journalistes. En France, comme ailleurs, le profil social des journalistes est divers. Derrière l'unité, véhiculée par le terme même de journaliste, se cachent différents facteurs de différenciation parmi lesquels la situation professionnelle, le sexe et la formation sont particulièrement déterminants (Leteinturier, 2003). En l'occurrence, tous les journalistes sont des hommes et des femmes qui, bien qu'également professionnels, sont néanmoins inégalement spécialistes des thématiques environnementales. D'autres auteurs s'expriment également, plus ou moins régulièrement, à savoir les politiques (18 %), les associatifs (11 %), les experts (5 %), les pêcheurs (4 %), les usagers (2 %) et les agriculteurs (1 %). Ces pourcentages soulignent que la presse locale peut servir de tribune. En particulier, les politiques y trouvent un vecteur de communication pour mieux s'insérer dans l'espace public. De même, les experts peuvent être sollicités pour promouvoir des actions de préservation et d’entretien de l'environnement ou pour évaluer les impacts potentiels de projets d'aménagement ou d'activités économiques. La sous-représentation des riverains et des usagers témoigne toutefois des limites de cette agora. Si les riverains habitent à proximité immédiate de la rivière, source d'aménités et de contraintes, les usagers vivant dans le bassin versant ont un usage plus ponctuel du cours d'eau, notamment pour leurs activités récréatives (promenade, pique-nique, baignade, relaxation, observation de la nature…). Même si ces derniers sont souvent évoqués dans les articles, ils prennent moins facilement la parole par voie de presse.
9La création du corpus s’est effectuée au sein des Archives départementales de la Drôme, à Valence. Dans un premier temps, des journaux et d’autres sources, telles que des bulletins municipaux ou intercommunaux, ont été explorés afin d’évaluer le potentiel des différents titres. Un seul opérateur a dépouillé de façon exhaustive la version papier des deux hebdomadaires finalement choisis. Tous les articles traitant des thématiques de l’eau ont alors été photographiés. Ces clichés ont permis de construire un corpus de 1103 articles : 653 pour Le Crestois et 450 pour Le Journal du Diois.
10Un tableau a ensuite été complété pour établir la « carte d’identité » de chaque article. Ce tableau est caractérisé par les variables qualitatives suivantes : le nom du journal, l’année ainsi que la saison de parution de l’article, sa nature, son titre, sa page, sa taille, son auteur et les acteurs évoqués (journalistes, hommes politiques, associatifs, usagers, riverains, navigants, chasseurs, pêcheurs, écologistes, experts, agriculteurs, touristes et carriers). Ces catégories sont poreuses et floues. Au sujet de la relation entre l'individu et le territoire, Gumuchian et al. (2003) ont insisté sur le fait que chaque individu est tout à la fois habitant, usager et citoyen. De même, les acteurs dits locaux étant, par définition, « multicasquettes » et « multiterritorialisé », les rôles et les statuts qu'ils endossent s'avèrent multiples et complexes. Leurs positionnements varient dans le temps comme dans l'espace. Ainsi, un maire peut être agriculteur, chasseur et riverain. La catégorisation porte donc sur le statut socioéconomique que leur confère l’article.
11De plus, pour chaque article, les sous bassins versants, les tronçons de rivières et les communes cités ont été référencés. Ces données ont fait l’objet d’analyses statistiques et de productions graphiques au moyen du logiciel R (Ihaka et Gentleman, 1996). Les attitudes vis-à-vis du cours d’eau ont été spatialisées grâce à un système d’information géographique issu du logiciel ArcGIS. Une première géographie des représentations apparaît dans le choix de deux journaux centrés autour de deux pôles urbains du bassin versant (Figure 3).
12L’analyse de contenu a pour objet la communication en tant que processus de la représentation sociale (Negura, 2007). Cette technique permet l’analyse de données textuelles qualitatives sous la forme de données quantitatives (Hayward et Osborne, 1973). Elle demande la formulation d’hypothèses explicites, le développement de catégories d’analyses pertinentes et une collecte objective et systématique de l’information pour tester les assertions initiales (Moodie, 1971). Ainsi, la catégorisation et le codage des articles sont des processus qualitatifs, alors que le décompte de ces catégories permet des analyses statistiques (Boholm, 2009).
13Dans le système représentationnel, trois types de représentations liées à la rivière s’agencent :
-
les constats sur la quantité et la qualité de l’eau, la naturalité et la traversée des cours d’eau, l’état et l’évolution des chenaux, et les apports scientifiques ;
-
les souhaits concernant la quantité et la qualité de l’eau, la protection, l’aménagement et la traversée des cours d’eau ;
-
la gestion de la rivière, évoquée en termes d’assainissement et d’ouvrages, de préservation, d’entretien et de restauration de la rivière, ainsi que de risques (pénuries, inondations, érosions latérales et mouvements de terrain).
14Ces variables qualitatives et leurs modalités sont attribuées aux 1103 articles attentivement lus. Une analyse des correspondances multiples (ACM) permet de simplifier les grandes tendances dans une perspective descriptive et d’émettre des hypothèses de relations entre les variables testées dans une perspective explicative (Lebart et Salem, 1988).
15La périodisation des parutions (Figure 4) révèle que les enjeux diffèrent entre l’amont et l’aval. Dans Le Crestois (Figure 4a), les occurrences d’articles stagnent de 1981 à 1986, connaissent ensuite une hausse jusqu’au pic de 1989, puis une chute et une stagnation de 1990 à 2004 (avec néanmoins un pic en 1997 et un creux en 1999), un nouvel essor jusqu’en 2005 et enfin un maintien des parutions (à plus de vingt articles par an). Pour Le Journal du Diois (figure 4b), le mouvement est relativement similaire : stagnation jusqu’en 1987, un maximum atteint en 1989, une forte baisse jusqu’en 1997, une recrudescence jusqu’en 2005 et enfin un retour au niveau d’avant 2005.
Figure 4. Temporalités et comparaison amont/aval des parutions.
Cette figure est composée de deux diagrammes en bâtons qui montrent le nombre d’articles parus par année et par saison dans les deux hebdomadaires. L’encart se réfère au nombre moyen d’articles parus en fonction de la saison sur toute la période.
16La médiatisation de protagonistes dans la presse souligne le rôle clé qu’ils jouent au sein du système d’acteurs. La figure 5 montre l’importance des acteurs selon l’évocation qui en est faite dans la presse : les usagers d’abord (40 % des articles), suivis des hommes et femmes politiques (37 %). Viennent ensuite des acteurs plus secondaires : les riverains (6 %), les agriculteurs (4 %), les pêcheurs (4 %), les carriers (3 %), les experts (2 %), les touristes (2 %) et les navigants (1 %).
Figure 5. Les acteurs évoqués, entre tensions et régulations.
17À ce sujet, une dichotomie entre l’amont et l’aval apparaît. Dans Le Crestois, les acteurs les plus cités sont les usagers (37 %), les politiques (37 %), les agriculteurs (5 %), les riverains (5 %), les carriers (4 %), les experts (3 %), les touristes (2 %), les navigants les chasseurs et les écologistes (1 %). Dans Le Journal du Diois, les acteurs les plus mentionnés présentent quelques différences : les usagers (43 %), les politiques (37 %), les riverains (8 %), les pêcheurs (5 %), les agriculteurs (3 %), les navigants (2 %), les experts et les touristes (1 %).
18Les deux systèmes d’acteurs reposent donc sur la même structuration, mais leur organisation varie sensiblement entre l’aval et l’amont. À cela s’ajoute une variabilité temporelle des acteurs évoqués. Les carriers sont essentiellement mentionnés à l’aval et seulement jusqu’en 1994. Les usagers et les hommes politiques sont présents à l’amont et à l’aval, mais leur surreprésentation diffère dans le temps : les politiques se concentrent en 1989-1990, 1992, 1996-1997, et 2006-2007 à l’aval alors qu’à l’amont, ils se concentrent en 1991, 2001, 2004, ainsi qu’en 2007-2008.
19Les représentations de la rivière et de ses crises ont été explorées au moyen d’une analyse des correspondances multiples (ACM). La carte factorielle (Figure 6) permet de prendre de la distance puisqu’elle décrit la structure du « nuage » des 50 modalités (relatives aux douze variables actives) et résume ainsi pas moins de 66 tables de contingence. Elle n'est cependant qu'une représentation plane (et donc mutilante) d'un ensemble de proximités entre articles et entre variables. Deux articles ou deux variables sont proches sur chacun des axes factoriels lorsqu'ils présentent des profils semblables (Lebart et Salem, 1988).
Figure 6. La problématique de la gestion quantitative de la rivière.
L’encart correspond aux valeurs propres qui montrent l’inertie des axes retenus F1, F2 et F3. Cette figure représente le plan factoriel F1-F2 de l’ACM menée lors de l’analyse de contenu.
20La figure 6 correspond au plan factoriel F1-F2, c’est-à-dire aux aléas hydrologiques et géomorphologiques. Du côté positif de l’axe F1 (le manque d’eau) se trouve une grappe de modalités, à savoir les associatifs et les agriculteurs, une faible quantité d’eau, une focale sur les ressources en eau et la gestion du risque « pénurie d’eau » (Figure 6). Les représentations de ce sous-système « sécheresse » (Figure 7) révèlent une structure temporelle : (a) de 1981 à 1989 la sécheresse est de plus en plus ressentie (et ce malgré une chute en 1984), (b) de 1990 à 1994 ce sentiment s’estompe petit à petit, (c) de 1995 à 2002 la représentation du risque reste relativement stable, puis (d) elle connaît un nouvel essor en 2003 et ces représentations se maintiennent jusqu’en 2008. Une rupture particulièrement nette apparaît en 1989.
Figure 7. La sécheresse, les perspectives temporelles d’un risque.
Cette figure représente la projection sur l’axe F1 (portant sur la sécheresse) des années (1981-2008). Les modalités sont représentées sous la forme de diagrammes en boîte indiquant la moyenne, et les quartiles de la distribution.
21Le côté négatif de l’axe F2 (les excès hydrologiques) s’organise autour des modalités suivantes (Figure 6) : écologistes, chasseurs et touristes ainsi qu’entretien, préservation et restauration écologique. Il correspond essentiellement à des articles sur la réserve naturelle des Ramières. Le côté positif de l’axe F2 correspond à l’évocation des carriers et des riverains, au surplus d’eau, à un chenal perçu comme dangereux ou mal entretenu qu’il soit incisé ou exhaussé et présentant des difficultés de traverse, des aléas « inondations » et « sapements de berges », et un entretien normal des rives.
22L’échelle du bassin versant de la Drôme est abordée dans des proportions semblables dans Le Crestois et Le Journal du Diois (respectivement 27 % et 26 % de leurs articles). Pour souligner et relativiser la pertinence de cette échelle, une carte des sous bassins versants et des cours d’eau les plus cités a été réalisée pour chacun des deux journaux (Figure 8). Une dichotomie amont-aval apparaît alors nettement et l’existence de sous bassins versants s’affirme. À l’amont, l’accent est logiquement mis sur la Drôme Moyenne, puis sur le Bez et la Haute Drôme, c’est-à-dire les bassins versant de l’amont (Figure 8a). À l’aval, les choix s’orientent, au contraire, vers la Basse Drôme et la Gervanne (Figure 8b). Se pose alors la question de la marginalisation du bassin versant de la Roanne.
Figure 8. Des communautés locales distinctes.
23La représentation spatiale des cours d’eau affine encore la lecture. À l’amont, les tronçons les plus cités sont la Drôme moyenne, la Haute Drôme et le Bez (Figure 8a). Aucun tronçon n’est compris entre 7 et 20 % de citations totales. En revanche, un certain nombre de tronçons relèvent de la troisième classe : la Meyrosse, les Ramières et le Claps. Les autres cours d’eau évoqués sont le Contècle et le Rieussec à Saillans, le Martouret, le Maravel, la Sure, la Bâtie de Montmaur, Bonneval, Ruisseau des Gâts, La Combe, le Marais des Bouglions, les Sources de la Drôme, la Basse Drôme et enfin l’Archiane. À l’aval, seule la Basse Drôme recueille plus de 21 % des citations (Figure 8b). Les Ramières (et sa réserve) et la Gervanne obtiennent entre 7 et 20 % de citations. La Drôme Moyenne, la Granette et la Bourne sont des cours d’eau de troisième rang. Enfin, la Druise, le Merdari, la Saleine, la Sye, la Roanne, la Vèbre et le ruisseau des Lambres sont également évoqués.
24La diversité des systèmes d’acteurs explique en partie des appropriations différentes des dispositifs politiques en place. Les politiques de l’eau sont les plus représentées (Figure 9) tant à l’amont et qu’à l’aval (fréquence supérieure à 0,4). Viennent ensuite les dispositifs mixtes européens et français articulant politiques de l’eau et de développement rural (fréquence supérieure à 0,3 à l’aval et plus faible à l’amont), les politiques de développement rural (fréquence supérieure à 0,1), les politiques agricoles et enfin les lois européennes et françaises (fréquence de 0,1).
Figure 9. Des adaptations locales de dispositifs politiques.
25Concernant les politiques de l’eau, les contrats de rivière et la CLE sont davantage cités à l’amont tandis que le SAGE, le SDAGE (Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux) et les différents syndicats sont plus évoqués à l’aval. Pour le SMRD, les résultats sont équivalents.
26Les dispositifs mixtes tels que la réserve naturelle et la Compagnie nationale du Rhône (CNR), sont appréhendés par les articles de l’aval, alors que les programmes intégrés méditerranéens (PIM) tels que le service de la Restauration de terrains en montagne (RTM) et Natura 2000 sont plus évoqués à l’amont. Le programme « Life » a fait l’objet d’une campagne de communication à l’amont comme à l’aval.
27Les politiques de développement rural les plus citées restent les arrêtés préfectoraux (en cas de restriction d’eau), suivis des arrêtés de catastrophes naturelles (en cas d’inondation) et des arrêtés municipaux. Le Parc naturel régional (PNR) du Vercors n’est évoqué qu’à l’amont.
28L’amont et l’aval présentent des fréquences semblables pour les politiques agricoles et seuls les dispositifs évoqués diffèrent : à l’aval le SMARD (Syndicat mixte d’aménagement rural de la Drôme) et les différents syndicats d’irrigation, à l’amont le SMARD et le programme Leader +. Mais ces politiques agricoles ne sont pas appliquées à l’échelle du bassin versant. Si l’appréhension des lois françaises et européennes semble identique, des divergences apparaissent dans le détail. À l’aval la focale est davantage sur la loi sur l’eau de 1992 et la loi relative à la pêche en eau douce de 1984 tandis qu’à l’amont, les articles portent davantage sur la loi sur l’eau de 1992 ainsi que sur la loi relative à la protection de la nature (1976).
29Les crises sont omniprésentes dans la presse, ce qui ne va pas sans questionner la nature de la crise, sa construction sociale, et la relation qu'elle entretient avec les médias. « Il semblerait que l'information ne puisse plus être traitée aujourd'hui que dans une logique de crises successives, à moins que ce ne soient les événements qui n'apparaissent plus que comme des chocs successifs. Ou que la médiatisation, désormais inscrite dans la nature profonde de l'événement, ne puisse plus le faire exister socialement que sous la forme d'un choc aussitôt paroxystique (et parfois aussi vite oublié de tous » (Lits, 2008b). De fait, l’exemplarité de la Drôme achoppe sur la gestion des risques hydrologiques (Figure 6). La gestion quantitative de la rivière structure très fortement le schéma représentationnel des populations locales avec, au premier chef, la pénurie d’eau (1989 étant l’année emblématique), suivie des crues et des inondations. Les Plans de prévention des risques inondation (PPRi) ont été prescrits, ce qui ne correspond qu’à la première phase de l’élaboration du document : les zones de risques ne sont pas encore parfaitement délimitées. Bien que la gestion du bassin versant de la Drôme serve de référence en France, la presse locale ne manque pas de mentionner la régularité et les hauts-lieux des crises hydrologiques. Par exemple, la Meyrosse draine Die l’inonde parfois (comme en 1986) et s’assèche (comme en 2003), ce qui explique, en partie, sa surreprésentation dans les articles.
30Les bassins et tronçons les plus cités s’avèrent particulièrement polémogènes. L’approche diachronique est féconde pour aborder les conflits depuis leur naissance jusqu’à leur résolution. Une partie de la population locale s’est ainsi montrée rétive au volet de gestion de la ressource en eau du « contrat de rivière » Drôme. Des usagers ont vandalisé, à plusieurs reprises en période de sécheresse, la centrale des mesures de débits du seuil des Pues (située à l’aval des principaux prélèvements en eau) qui permet de s’assurer du respect du débit d’étiage mais aussi de révéler les pompages abusifs. Selon la CLE, voilà un « coup porté à la gestion concertée de l’eau » (LC, 12 août 2005). Si la gestion quantitative des ressources en eau suppose de réduire les prélèvements et de trouver de nouvelles sources d’approvisionnement, il faut souligner que les agriculteurs souhaitent de nouvelles retenues quand des associatifs s’y opposent (Figure 6). Ainsi, plusieurs projets ont suscité des tensions et des conflits que les journaux n’ont pas manqué de rendre compte (Figure 8). Le captage dans la Gervanne (qui a connu différentes variantes à l’échelle de la Bourne ou de Beaufort), le barrage sur le Bez et celui dit des Trois Vernes à Divajeu sur le ruisseau de Lambres ont fait l’objet de nombreux articles.
31Ainsi les territoires de l’eau semblent être des territoires latents, révélés par un risque, une tension ou un projet. Territoires de l’eau et territoires du risque se surimposent en partie, puisque la crise fait naître des conflits et des régulations, sources d’appropriations. La chronologie des articles reflète les temps et les temporalités de la réception des crises hydrologiques par les communautés locales. Une crue et une sécheresse sévères s'accompagnent d'une série d'articles qui abordent successivement la présentation de l'évènement hydro-climatique et des dommages, les travaux de réparations et la recherche de responsabilités. Le temps court de la crise cède le pas au temps moyen de la résilience, celui du retour à l'équilibre. Un temps plus long, pluri-décennal, révèle les tendances et les bifurcations (Figure 7).
32La proximité géographique d'un événement explique en partie la médiatisation ou non d’un phénomène. Les figures 4 et 5 attestent d’une différenciation spatiale des représentations tant pour des problèmes identiques que différents. En effet, la sécheresse de 2003, suivie d’une inondation, semble avoir été ressentie plus négativement à l’amont qu’à l’aval, alors que les années 1981 et 1982 sont marquées à l’aval, des problématiques des carriers et de l’incision qui ont donné naissance en 1980 au SMRD. La distance de 40 kilomètres entre Die et Crest sépare deux communautés dont les intérêts divergent (Figure 8). Les touristes, les navigants et les agriculteurs sont essentiellement évoqués à l’aval (Figure 5) car la politique de l’eau y est perçue comme une politique de développement rural qui s’appuie sur le tourisme et l’agriculture (DAVD, 1999). Au contraire, dans le Diois, le système agricole consomme moins d’eau et l’atout touristique semble plus patrimonial et paysager (Figure 9). Ainsi, la surreprésentation des agriculteurs à l’aval (Figure 5) peut s’expliquer par l’acuité des questions de l’eau, du fait de pratiques agricoles plus tournées vers l’irrigation (Bethemont, 2001).
33De plus, le canton de Saillans se compose de « communes intermédiaires » et forme une zone-tampon difficile à appréhender au cœur d’un espace dual entre amont et aval (Landel, 2001). Toutefois, la figure 8 tend à montrer que ces communes sont, en termes d’attitudes, plus proches de l’amont que de l’aval. Cela soulève la question de l’implantation du siège du SMRD à Saillans, perçue comme un terrain neutre, alors que le syndicat cherchait à effacer le rôle joué dans le passé par les clivages politiques, sociaux et économiques dans la gestion de la rivière.
34Le bassin versant de la Roanne, qui semble un espace marginal, affiche cependant une logique plutôt "amont" puisqu’il correspond au quatrième bassin versant le plus cité dans le Journal du Diois (Figure 8). Sa périphéricité s’explique par sa géographie administrative : La Motte-Chalançon, chef-lieu de canton, n’appartient pas au bassin versant de la Roanne et Saint-Nazaire-Le-Désert n’y a qu’une partie de son canton. Ainsi, ses dynamiques propres – l’opposition à un projet de barrage, sa vulnérabilité face aux crues et la création de l’Association syndicale libre (ASL) de la Roanne – font de cet espace un « territoire de l’eau » à part entière.
35À l’aval, la concentration des citations des experts, des écologistes ainsi que des chasseurs (Figures 5 et 6) peut s’expliquer par l’implantation de la réserve naturelle des Ramières. Elle révèle donc un autre espace identifié et approprié à une échelle micro (Figure 8). Loin de faire consensus, la valorisation de l’espace est source de conflits d’usages et de valeurs : la ressource patrimoniale devient polémogène.
36Enfin, une dernière logique spatiale peut être soulignée par le tropisme exercé par l’axe de la vallée du Rhône. Les articles montrent une surreprésentation des communes urbaines (lectorat plus important, journalistes sur place, vulnérabilité accrue). Or, les villes de Loriol et Livron apparaissent peu dans l’échantillon d’articles alors qu’elles accueillent 30 % de la population du bassin versant.
37Les relations entre la presse et l'usager sont ambivalentes, complémentaires et contradictoires. De même que le média s'affirme comme l'empreinte et la matrice des attitudes des usagers, ces derniers se posent comme des consommateurs et des producteurs des opinions qu'il véhicule. En s'appuyant sur des initiatives émanant de la rédaction (courrier des lecteurs), des usagers (création d'associations) ou de la sphère politique, un pacte dans les communications lie « émetteur et usager de messages véhiculés par des entreprises médiatiques » (Antoine, 2004).
38Les dispositifs politiques de l’eau mis en œuvre à l’échelle du bassin versant sont plus évoqués à l’aval qu’à l’amont. Cette curiosité s’explique probablement par le rôle moteur dans la gestion de l’eau que joue, à l’aval, le District d’aménagement du Val de Drôme (DAVD) remplacé par la Communauté de communes du Val de Drôme (CCVD) en 2002. Sur la figure 4, l’année de la signature du SAGE (1997) présente un minima dans Le Journal du Diois, ce qui souligne un intérêt faible pour ce dispositif, premier du nom en France : aucune citation en 1997 et seulement une en 1998 (contre sept en 1997 dans Le Crestois). Les clivages politiques entre amont et aval (CCVD, 2006) éclairent ce décalage, comme la remise en 2005 du Riverprize, un succès attribué à la CCVD qui a ainsi profité du feu des projecteurs. Les dispositifs politiques autour de l’eau sont sources de clivages politiques et révèlent des territoires plus ou moins latents.
39La stigmatisation des carriers au début des années 1980 est propre à l’aval (Figure 5) où elle résonne avec les phénomènes d’incision et de déstabilisation. La prise de conscience existe dès le début de notre période et a motivé la création du SMRD. L’étude scientifique menée autour du géographe J.-P. Bravard a quantifié le déficit sédimentaire (Bravard et al, 1995) et a influencé la rédaction du SAGE. Mais ce sont les risques d’inondation et de sapement de berges qui portent l’attention sur le déficit sédimentaire (Figure 6).
40La presse locale est décriée pour ses biais. Elle peine à établir des causalités plus globales ou à mettre en perspective les données obtenues puisque le local est présenté par le local (Maher, 1997). Cette vision partielle du phénomène est accentuée par le choix de l’événement médiatisé qui se focalise sur les intérêts humains (les vies et les biens), l’inhabituel, l’inattendu, l’émotion et l’actualité brûlante (Salomone et al., 1990). Cette sélection des informations relève d’une vision partiale dictée par une ligne éditoriale, par les intérêts personnels de journalistes, par la logique commerciale de satisfaction de la demande, c’est-à-dire du lectorat (Sood, 1987).
41Toutefois, il suffit de rappeler que les deux hebdomadaires étudiés ont un tirage cumulé supérieur à 7 000 exemplaires dans un bassin versant qui ne compte que 40 000 habitants pour souligner l’importance de ces titres pour les populations locales. Les pages des journaux se présentent comme un espace public où des idées sont échangées sur différents types d’acteurs (Vicard et al., 2005). Le système d’acteurs ainsi mis en place peut être étudié dans une perspective diachronique sans être soumis au filtre de la mémoire. Cet échantillon d’articles est donc plus homogène et plus exhaustif que des entretiens directs avec les acteurs impliqués (Delitala, 2005). Comme cette agora est très sensibles aux préoccupations locales, elle offre un aperçu d’une culture et d’enjeux sur un temps long (Spencer et Triche, 1994). Dans une perspective plus psychologique, elle considère le désastre touchant leur communauté comme « son » propre désastre ; d’où un attachement à assurer précisément la couverture de « sa » crise (Quarantelli, 1996). En effet, le journaliste dans un hebdomadaire local prend la plume au sujet d’événements qui le touchent parfois directement, ce qui révèle l’attitude d’un acteur à l’égard d’une crise connue par la communauté locale (Delitala, 2005). Ce savoir local et vernaculaire (Le Lay et Rivière-Honegger, 2009) permet d’appréhender l’évolution d’une micro-société, même s’il traduit parfois des connaissances et des interprétations approximatives : « La Drôme, comme nous l’avons déjà signalé, s’auto-épure. L’oxygénation favorisée par le brassage du courant dans le gravier, la faible épaisseur de la lame d’eau exposée au soleil dont les rayons ultra-violets agissent comme le meilleur microbicide. Tout se conjugue pour faire de la Drôme une rivière propre » (JDD, 28 juillet 1984). Si la méconnaissance du fonctionnement des écosystèmes d’eau courante peut être criante, la sensibilisation à l’environnement ainsi que les évolutions réglementaires permettent de modifier ces schèmes. La qualité de l’eau est désormais attribuée aux ouvrages d’assainissements.
42Reste que cette étude ne s’inscrit qu’à une seule échelle, celle du bassin versant, sans prendre en compte des échelles plus petites. Une comparaison avec les représentations hors de ce bassin versant enrichirait le propos, en nuançant les espoirs locaux déçus par l’exemplarité de ce bassin versant vue de l’extérieur.
43La presse locale s’avère une source efficace sur un terrain qui peut apparaître comme « surpâturé » par les recherches scientifiques et où l’approche diachronique prend tout son sens. Elle révèle la complexité du jeu d’acteurs dans ses variations temporelles et spatiales. Étudier une période de vingt-huit ans permet d’appréhender les trajectoires d’un système socio-spatial et notamment ses bifurcations. Si la gestion du bassin versant de la Drôme se présente comme un modèle à une échelle méso et macro, les acteurs s’y sentent encore vulnérables à cause du défaut de maîtrise des extrêmes hydrologiques. Néanmoins, la qualité de l’eau apparaît comme un exemple de résilience d’un système qui a su s’adapter par une sensibilisation environnementale et des investissements massifs.
44En 2008, la CLE s’est réunie pour rédiger un nouveau SAGE. Au cours de la phase de concertation, le 6 mai 2010, un Document cadre a été approuvé autour des axes prioritaires suivants : l’amélioration de la gestion quantitative de l’eau (notamment en période de sécheresse), l’amélioration du transport de sédiments, la sécurisation des personnes face à la déstabilisation de certains ouvrages d’art et face aux crues, la mise en valeur du patrimoine naturel et l’amélioration de la qualité de l’eau (SMRD, 2010). Ainsi, les problématiques mises en lumière par cette étude restent d’une réelle actualité, puisqu’elles sont mises en évidence en vue de l’approbation du prochain SAGE.
45Appréhender la Drôme à la lumière de l'extrême hydrologique la positionne de manière originale par rapport au grand fleuve. Aménagé par la Compagnie nationale du Rhône (CNR) au cours du XXe siècle, le fleuve voit ses pics de crues lentes de plaine écrêtés par les barrages et ses étiages soutenus au titre de préoccupations environnementales et économiques. En revanche, la Drôme reste une rivière torrentielle dépourvue de barrages, si bien qu'elle enregistre des événements plus intenses dont la temporalité est spécifique : les crues sont plus soudaines et brèves, les étiages plus marqués et fréquents.
46Les auteurs remercient H. Piégay et A. Rivière-Honegger qui n’ont ménagé ni leurs conseils ni leur encouragement tout au long de cette recherche. Elle a été réalisée dans le cadre du projet « Créateurs de Drôme », Appel à Projets de recherche « Eaux et territoires », Ministère de l’Ecologie, MEEDDM, Cemagref, CNRS (2008-2011), codirigé par G. Bouleau et A. Rivière-Honegger.