Le crépuscule du cosmopolitisme
Dans son dernier roman, Alaa El Aswany revient sur les ressorts de la dictature, à travers l’histoire d’un groupe d’amis alexandrins.
Lyda est Grecque. Chantal est Française. Carlo est Italien. La famille de Tony est originaire d’Anatolie et a fui les persécutions ottomanes. Et tous sont d’abord égyptiens, autant qu’Anas et Abbas. Mais, dès l’arrivée au pouvoir de Gamal Abdel Nasser, ce sont les nationalités de leurs ancêtres qui sont dans le collimateur. Ce groupe d’amis, qui s’est donné pour nom « Le Caucus », se retrouve chez Artinos, un élégant restaurant d’Alexandrie où les habitués rivalisent de distinction et où les nouveaux hommes forts du régime se sentent mal à l’aise, ne maîtrisant pas les codes. La surveillance se resserre et leur joyeuse insouciance, faite d’ouverture, d’idéaux généreux et d’amour de la beauté et de la justice, ne va pas tarder à être mise en péril.
Déliquescence morale
Dans cette saga chorale, où chacun des personnages est tour à tour au cœur du récit, Alaa El Aswany raconte la fin de l’époque où Alexandrie était une ville véritablement cosmopolite. Il retrace la montée d’un ordre brutal et corrompu. Au fil des pages, c’est le portrait d’une dictature qu’il brosse, avec ses méthodes abjectes, faite de chantage, de menace, d’extorsion. Il en décrypte la propagande, la manière d’embrigader des personnages idéalistes pour en faire des indics zélés. Alaa El Aswany maîtrise l’art de faire monter l’angoisse. Il commence par montrer ses personnages en plein questionnement sur les évolutions de la situation politique, eux qui vivent dans une certaine insouciance grâce au monde privilégié et ouvert sur de nombreux possibles qui est le leur, et qui commencent à percevoir avec quelques inquiétudes l’avènement du nouveau régime. Il décrit les prémices de la menace, les intimidations de moins en moins discrètes, de moins en moins cryptées. Puis c’est le déchaînement d’injustices et de violences. À travers les personnages de Adli et de Neamat, issus de milieux populaires, Alaa El Aswany évoque combien violences et injustices étaient déjà à l’œuvre, bien avant de toucher le monde cosmopolite, qui a lui la possibilité de partir.
Au soir d’Alexandrie prolonge en roman la réflexion entamée dans le Syndrome de la dictature (Actes Sud, 2019). Si la nostalgie de l’Alexandrie d’avant les années 1960 est un des axes principaux du livre, son noyau consiste à faire ressentir la déliquescence éthique produite par la dictature. Celle de Nasser est ici évidemment le prétexte à évoquer celle de Sissi. On regrette que le côté très romancé de cet épais roman, avec scènes convenues et jeux appuyés sur l’émotion, affaiblissent un peu l’engrenage, au risque de sembler déplorer la fin d’un monde qui n’a existé que pour quelques-uns plus que la gravité du naufrage pour l’ensemble d’un pays.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Au soir d’Alexandrie
Alaa El Aswany, traduit de l’arabe (Égypte) par Gilles Gauthier
Actes Sud, 382 p., 300 DH