Élargir notre état de conscience. La danse entre plusieurs réalités
Il est vrai que l’analyse d’une réponse du Yi Jing est parfois très subtile. Souvent des informations obtenues dans un même tirage peuvent être multiples et même paraître contradictoires Devant ces « contradictions », la plupart de nos outils de pensée habituels se trouvent obsolètes. Cet aspect imprévisible ébranle nos esprits cartésiens et force à repenser les données en de nouveaux termes, notamment sous la forme paradoxale.
Cette notion est essentielle pour faire le lien avec la matière humaine du Yi Jing, dont on pourrait dire qu’elle est fondée sur une danse permanente entre plusieurs réalités. Entrer dans la pensée paradoxale, c’est entrer dans le flot de ce qui nous dépasse et accepter de nous laisser porter par lui. Devenir capable de suivre à la fois plusieurs chemins apparemment parallèles, de nous référer simultanément à des concepts qui semblent s’exclure mais qui pourtant, coexistent.
Mais intégrer cette pensée nous situe effectivement à l’opposé de la perspective cartésienne et mécaniste qui a imprégné notre conscience occidentale depuis cinq siècles.
Le Yi Jing devient un enchevêtrement de champs de forces qui toutes proviennent d’un seul et même « champ unifié ».
Un artiste a su entrer dans cette vision et nous la faire « voir » : Escher. Dans ses dessins, dont chaque élément semble coïncider logiquement avec l’élément qui lui est directement relié, le résultat final produit une image qui ne correspond pas à la perspective de notre vision habituelle du monde : il crée un paradoxe visuel. Puissions-nous avoir accès au Livre des Mutations de cette manière, plutôt que d’imaginer un « bug » dans la mécanique de précision du Yi Jing…
Nos synapses et le Yi Jing
Les réseaux de neurones de notre cerveau se réorganisent constamment au moyen de neurones qui sont « facilitants ». Ce fonctionnement bien établi, se reproduisant automatiquement, est rarement remis en jeu ni réexaminé par notre conscience. Nous en arrivons à des schématisations, à des concepts qui tendent à se mécaniser, à se durcir. Comment accueillir ainsi la nouveauté ? Or, nous savons bien que de cet accueil dépend notre équilibre. L’assouplissement de notre machine à percevoir devient donc un objectif à atteindre.
Il se trouve qu’avec le Yi Jing, nos synapses sont parfois mises à rude épreuve. Et c’est bien cela l’intérêt, car les perceptions données par la réponse reviennent à « déréglementer », ou à déspécialiser les circuits de notre cerveau les plus habituellement parcourus par l’influx électrochimique. Le Yi Jing ouvre des connections nouvelles entre nos différents réseaux de neurones. Afin d’illustrer la « fenêtre neuronale » de notre perception des choses, voici un exemple donné par J.P. Schlumberger :
Que voyez-vous ? D’accord pour le cube transparent. Mais le voyez-vous vu d’en haut, sa face avant étant alors sur la droite, ou vu par en-dessous, cette même face se situant alors à gauche ? Si vous parvenez à voir en même temps les deux positions, bravo ! La plupart d’entre nous sont obligés de passer brutalement de l’une à l’autre. Deux petits réseaux de neurones, chacun étant maître d’un concept minimal, refusent tout net de s’interconnecter.
La pratique du Yi Jing nous initie à l’art de s’asseoir entre deux chaises.
Pour commencer, lorsque nous posons notre question, nous nous mettons en position d’accepter plusieurs possibilités à la fois. Nous maintenons alors une ouverture avec plusieurs embranchements cérébraux (ce qui ne fait pas partie de nos habitudes de choix sur le mode dualiste : pour ou contre, avec une opération du mental appuyée sur la mémoire). Il s’agit de se mettre dans cet état particulier, cet « entre-deux » pour interroger le Yi Jing. Ensuite, lors de l’analyse de la réponse, nous sommes confrontés à une grande diversité d’approches, de voies d’exploration parfois contradictoires, cohabitant dans le plus grand désordre apparent. Des images vont surgir du texte, s’entrechoquer. Il ne faut alors pas « forcer », mais laisser faire son travail à cette avancée. Les éléments divers, plus ou moins obscurs, dont nous allons disposer, vont naturellement « tomber à leur place », car une circulation nouvelle aura trouvé son chemin dans nos synapses, rompant les barrières. Alors, nous savons que « c’est là »… que la réponse est là.
Lorsque le sens est perçu, il se fait dans ce lieu intermédiaire, à mi-chemin entre la réalité objective et la subjectivité. C’est dans cet espace transitionnel, entre le béton de la rationalité et les steppes archaïques de l’inconscient, qu’il se déploie. Ce n’est pas l’événement externe du Yi Jing en lui-même qui est porteur de sens, ce n’est pas un signe prédéterminé, mais un signal qui nous aide à nous diriger, un espace de jeu et de créativité.
Voici un exemple pour illustrer mon propos. Ne soyez pas découragés si vous n'en saisissez pas certains termes spécifiques au Yi Jing. Il suffit de n'en retenir le sens général.
Le mur de Julie
Julie a fait ses valises et quitté son mari il y a deux ans, apprenant une liaison brève mais insupportable pour elle avec l’une de ses patientes (il est médecin). Les mêmes sentiments persistent à la ronger de l’intérieur et sa colère est intacte. Elle ne l’a plus revu, rompant toute communication. Aujourd’hui, cet homme l’appelle au téléphone, lui disant son puissant désir de la revoir. Ce coup de fil la déchire car elle n’a plus confiance en lui. Elle fait appel au Yi Jing : « Que dois-je faire avec Marc » ?
La réponse : Hexagramme de situation : 47, « Épuisement » avec l'hexagramme de perspective : 6, "Plaider sa cause"
Ce qui est intéressant ici est le texte de la sixième ligne mutante, ligne qui s’adresse précisément à Julie dans cette situation où la parole ne passe effectivement plus. Elle comprend que la réponse, à travers cet hexagramme, concerne un moment de vérité, une situation difficile d’accablement qui contraint à un face à face avec soi-même. Mais que veut dire le texte de la sixième ligne : « Épuisé auprès de plantes grimpantes. Devant un mouvement périlleux. A se dire bouger regrets il y a des regrets. Ouverture pour des expéditions » ? Elle n’y comprend rien ! Alors, elle laisse faire les connections dans son cerveau. Elle se voit accablée, sur les fesses, près d’un haut mur qui l’enserre complètement (comme l’image de l’enceinte qui étouffe l’arbre dans l’écriture archaïque désignant cet hexagramme). Des plantes, bien vivantes, sont en train de grimper au-delà du mur pour le franchir. Mais ce mouvement lui fait peur… Si elle bouge pour rétablir la communication, elle va le regretter. Le Yi Jing lui dit bien qu’il y a des regrets ! Cela la paralyse… Alors, pourquoi la dernière sentence lui conseille-t-elle vivement de se remuer les fesses et de se mettre en route ? Elle sait parfaitement que lorsque le Yi Jing conseille une stratégie vigoureuse et déterminée, il ne faut pas hésiter car cela n’est pas fréquent. Et… si finalement, se dit-elle, les plantes grimpantes pouvaient à la fois représenter le désir de franchir le mur, et ce qui l’entortille et la paralyse ? Cette double vision l’éclaire soudain. Sa pensée se trouve mobilisée dans deux sens opposés, se met à traiter des singularités disparates, un heurt des potentiels, pour faire naître une émotion révélatrice. Les regrets concerneraient alors une attitude qui fige dans les regrets, les douloureux sentiments du passé… !
En regardant l’ensemble de son tirage de plus haut, elle comprend mieux encore : c’est la dernière ligne, dite de Sortie, de l’hexagramme qui est concernée. Cela signifie qu’elle n’est déjà plus tout à fait dans l’ « Épuisement ». L’hexagramme de perspective « Plaider sa cause » le confirme puisqu’il s’agit de recouvrer la parole. Julie doit admettre que le texte de la sixième ligne indique donc un temps qui n’est plus celui des regrets mais de l’entente. Le mur est ouvert.