Éloge de la planche à billets
L’américaine Stephanie Kelton, chef de file de la Nouvelle théorie monétaire, défend une thèse provocante : les déficits et la dette ne constitueraient pas des problèmes en eux-mêmes mais produiraient en réalité des effets bénéfiques pour l’économie. Explications.
La crise sanitaire a fait sauter un verrou, celui des déficits publics et de l’endettement des États. En quelques semaines, des décennies d’orthodoxie financière ont été jetées par-delà les moulins, au nom de l’urgence économique et sociale. Aujourd’hui, alors que l’épidémie reflue, réapparaissent les inquiétudes sur le creusement des déficits, l’augmentation de la dette et les risques qu’ils font peser les générations futures.
Cela est vrai en France, comme aux États-Unis. Au début du mois de juin, soixante parlementaires de la Chambre des Représentants se sont émus du spectaculaire creusement du déficit public américain et de l’augmentation de la dette, consécutive au plan de soutien à l’économie et aux salariés américains, évoquant les « dommages irréparables » infligés ainsi au pays. Et s’ils se trompaient ? Et si tout le monde se trompait ? Et si les déficits et la dette ne constituaient pas des problèmes en eux-mêmes mais produisaient en réalité des effets bénéfiques pour l’économie ?
Un État ne doit pas vivre au-dessus de ses moyens et doit gérer ses finances « en bon père de famille » ? Rien n’est plus faux, affirme Stephanie Kelton
C’est en tout cas la thèse que défend une économiste américaine en vue, Stephanie Kelton, chef de file de la Nouvelle théorie monétaire, ancienne économiste en chef des Démocrates au Comité du budget du Sénat, professeur d’économie à l’Université de New York, dans un livre qui s’arrache déjà aux États-Unis, sobrement intitulé « The Deficit Myth ». D’emblée, l’auteure veut en finir avec cette comparaison, à de multiples fois utilisées par les politiques, entre le budget d’un État et le budget d’un ménage.
L’idée sous-jacente de cette assimilation abusive est d’expliquer qu’un État ne doit pas vivre au-dessus de ses moyens et qu’il doit gérer ses finances « en bon père de famille ». Rien n’est plus faux, affirme Stephanie Kelton. Ce qui compte ce n’est pas la dette ou les déficits, qui ne sont d’ailleurs pas financés par les contribuables (encore une croyance battue en brèche par l’auteure), mais par de la création monétaire, ce sont les besoins réels de l’économie, pour la satisfaction desquels trouver (ou créer) l’argent ne doit pas être un problème.
L’auteur ne situe pas les limites sur la capacité des gouvernements à dépenser et à s’endetter mais sur les ressources internes d’une économie et sur l’inflation.
Cela signifie-t-il qu’il n’y a aucune limite à la dette et aux déficits et que tous nos problèmes économiques pourraient être résolus en dépensant plus d’argent ? Certainement pas. Ce n’est pas parce que l’on lève les limites sur le budget, qu’il n’y a pas de limites à ce qu’un gouvernement peut ou ne peut pas faire. « Chaque économie a sa propre vitesse interne, régulée par la disponibilité de ses ressources productives réelles – l’état de sa technologie, la qualité et la quantité de terres, de travailleurs, d’usines de machines » écrit l’auteure. Elle ne situe donc pas les limites sur la capacité des gouvernements à dépenser et à s’endetter mais sur les ressources internes d’une économie et sur l’inflation.
Bien entendu, cette théorie s’applique essentiellement aux pays qui sont totalement maître de leur émission monétaire, comme les États-Unis, le Japon, la Grande-Bretagne, l’Australie. L’appliquer dans la zone euro supposerait que l’ensemble des pays membres se débarrassent de leur peur des déficits et de la dette, ce qui risque de prendre du temps. Mais l’idée que cette crainte a été probablement trop paralysante sur les politiques économiques européenne est en train de faire son chemin, notamment entre la France et l’Allemagne.
Naturellement, la Nouvelle théorie monétaire ne fait pas l’unanimité parmi les économistes. Ses détracteurs affirment qu’elle ne peut qu’aboutir qu’à l’inflation et à l’excès de dette publique. Reste que le livre de Stephanie Kelton arrive au bon moment, et qu’il alimentera un débat d’une brûlante actualité.
The Deficit Myth, par Stephanie Kelton (John Murray, juin 2020)
Chronique publiée dans L’Express