Être humble face à l'incertitude
Les prévisions sont difficiles, surtout quand elles concernent l’avenir (Pierre Dac)
Cygnes blancs et cygnes noirs
C’est peut-être l’essai qui m’a le plus marqué quand je l’ai lu il y a quelques années : « Le Cygne Noir » de Nassim Nicholas Taleb. Dense, perturbant, brillant, et en plus bien écrit… la thèse centrale de l’auteur : nos prévisions ont une valeur prédictive généralement faible, car elles n’intègrent pas les événements extraordinaires, à fréquence rare mais à impact considérable. Attentat terroriste, crise financière, et maintenant pandémie mondiale : autant d’évènements globalement imprévisibles et qui ont eu pourtant des conséquences majeures sur nos vies. Autant de cygnes noirs.
Editorialistes, opposants politiques, citoyens : tous critiquent à différents degrés l’absence d’anticipation de l’Etat, l’insuffisance des tests, le manque de réserves de masques… Critiques légitimes certes mais qui souffrent d’une limite cruciale et évidente : l’insuffisance des mesures préventives est plus facile à critiquer une fois que le risque est arrivé qu’avant… La première leçon à tirer de la crise est certainement une leçon d’humilité : quasiment personne n’avait prévu une pandémie d’une telle ampleur, et ce même après le démarrage de l’épidémie à Wuhan. Pas une ligne sur le nouveau coronavirus dans tous les hors-séries sur le monde en 2020 qui fleurissent dans la presse en début d’année… Et même quand l’Italie frontalière a commencé à se confiner, peu de Français, médecins, responsables politiques, citoyens ont pris la mesure de l’épidémie. Avant de vouloir donner des leçons au gouvernement sur son manque d’anticipation, acceptons notre propre aveuglement (et le mien en premier !) et reconnaissons humblement que nous n’avons rien vu venir. Ce qui est justement le propre des cygnes noirs.
L’humanité semble donc pourvue d’une rare capacité à ne pas savoir identifier (ou à sous-estimer) les risques les plus graves pour sa survie, et évidemment à mettre en place des mesures de prévention adaptées.
Alors on trouvera toujours l’expert qui affirmera haut et fort « je l’avais bien dit », en oubliant l’ensemble des prédictions affirmées par ce même expert, ou par ses collègues, qui ne se sont absolument pas réalisées. Compte tenu de la densité d’experts en tous genre réalisant des prédictions et identifiant des risques, il est logique d’un point de vue statistique que certaines de ces prédictions se réalisent… ce qui est clairement plus l’effet du hasard que de la supériorité intellectuelle dont lesdits experts aiment à se prévaloir.
Maîtriser les risques, vraiment ?
Alors, une meilleure appréciation des risques serait-elle la solution, pour engager des mesures de prévention pour limiter la survenue des risques les plus importants, avec un coût (humain, financier) des mesures de prévention en général nettement moindre que les coûts directement liés à la survenue du risque ? Si nous étions rationnels, c’est effectivement ce qui devrait se passer. Mais quelle que soit notre capacité à apprécier le risque, nous sommes parfaitement incapables de mettre en place les mesures de prévention adéquates.
Pourtant, rarement dans l’histoire de l’humanité un risque majeur n’a été aussi documenté que le réchauffement climatique. Le GIEC, consortium scientifique sans équivalent, a établi au cours de ces 5 !) rapports l’hypothèse du réchauffement climatique anthropique et ses conséquences potentielles dramatiques, sur l’habitat, l’alimentation, le mode de vie, avec un niveau de consensus rarement atteint.
Face à ce risque solidement établi, un comportement rationnel serait de réaliser les investissements nécessaires à l’atténuation du réchauffement (rénovation des logements, transition énergétique massive, réduction du poids de l’alimentation carnée…), certes colossaux et coûteux en termes financiers comme sociaux, mais sans commune mesure avec les coûts qui seront liés à l’adaptation à un réchauffement climatique dépassant 2°C.
Force est de constater qu’aucun pays majeur n’a fait ce choix d’engager des coûts, aujourd’hui, pour limiter un risque, certes très probable mais lointain… Cette incapacité de prévention des risques, ce n’est pas uniquement celle du Brésil de Jair Bolsonaro ou des Etats-Unis de Donald Trump, mais c’est aussi celle de la France d’Emmanuel Macron dont le fameux « Make Planet Great Again » et de ses prédécesseurs de droite comme de gauche.
Quelle ironie de voir tous ces contempteurs des lanceurs d’alerte sur le changement climatique, et notamment Greta Thurnberg, lui reprocher de « donner le mauvais exemple en n’allant pas à l’école » ou de prêcher une nouvelle religion, la collapsologie, de réclamer aujourd’hui des solutions radicales face au Covid-19.
Ce qu’un discours rationnel basé sur une évaluation scientifique des risques n’a pas réussi à générer, la pandémie de Covid-19 l’a réalisé… mais trop tard, et avec un coût inimaginable (pour les finances publiques comme pour les libertés publiques).
On pourrait interpréter ce décalage de réaction comme un conflit de génération : le réchauffement climatique impactera les générations futures (encore que les Australiens confrontés aux incendies records n’ont pas forcément la même appréciation), avec un combat porté aujourd’hui par la jeunesse, alors que le nouveau coronavirus touche de façon disproportionnée les générations les plus âgées, qui disposent d’un poids politique et économique tout aussi disproportionné.
Ce décalage de réaction peut aussi être vu comme une tendance structurelle de l’humanité : sous-estimation du risque quand il est lointain, quand on ne se sent pas concerné directement… mais réaction forte (voire sur-réaction) que le risque se réalise ou en tout cas se rapproche et devient très concret. Autrement dit, face au coronavirus, il faut sauver ce qui peut l’être « quelle qu’en soit le prix », mais face au risque nettement plus lointain mais potentiellement tout autant voire plus désastreux du réchauffement climatique, nous ne sommes pas prêts à payer beaucoup… Cet aveuglement est partagé par les dirigeants comme par les citoyens, l’abandon de la modeste « taxe carbone » sous l’effets des manifestations de gilets jaunes en est la triste illustration.
A l’échelle de l’entreprise, cette (très) mauvaise prise en compte des risques est évidente. Pourtant, les rapports annuels des sociétés cotées comportent un chapitre, long et détaillé, sur les risques identifiés et les mesures de prévention identifiés… Un chapitre qui devrait faire fuir à grandes enjambées tout investisseur un peu sensé se rendant compte des risques innombrables qui mettent en danger son investissement. Mais compte tenu de notre rationalité limité, nous préférons nous mettre des œillères et être convaincus que ces risques sont peu probables (ce qui est vrai) et donc qu’ils n’arriveront pas (ce qui est malheureusement faux).
Gestion du risque, un sujet individuel ou collectif ?
Face à notre incapacité individuelle de gérer le risque, nos sociétés ont inventé un système très perfectionné pour externaliser cette gestion: l’assurance. Malheureusement, le modèle des sociétés d’assurance (privées ou mutualistes) est basé sur une incompréhension radicale de ce qu’est un risque. Le modèle de l’assurance est basé sur les risques probabilisables, généralement au regard des évènements passés, et ne couvre pas (par le biais de contrats aux clauses juridiques parfaitement absconses et léonines) les risques majeurs, non probabilisables mais aux conséquences dévastatrices. Il est révélateur et cruel que la première réaction des assureurs ait été d’annoncer aux entreprises obligées d’interrompre leur activité du jour au lendemain que le risque lié aux épidémies n’était pas couvert. Cette absence de couverture est aussi absurde que si Renault vendait des véhicules sans moteurs : la vocation des assureurs est d’externaliser le risque, au même titre que la vocation des constructeurs automobiles est de fournir des véhicules qui fonctionnent (sans forcément que la fourniture d’un moteur soit issue d’une obligation contractuelle à ma connaissance, il s’agit clairement d’un implicite qui correspond à la raison d’être des constructeurs). Si les assureurs ne prennent pas leur responsabilité lorsqu’un risque non probabilisable (un cygne noir) survient, alors c’est que le modèle de l’assurance (privée ou mutualiste) n’a aucun sens (pas plus que les niveaux de bénéfices constatés). Évidemment l’assurance privée ou mutualiste n’a pas forcément les moyens de couvrir la totalité des conséquences d’un événement aussi impactant que la pandémie de Covid-19, d’où les mécanismes de réassurance, et en dernier ressort d’assurance par l’État. Mais l’assurance privée ou mutualistes doit prendre sa pleine part dans la couverture des risques, ce qu’elle est d’ailleurs en train de prendre conscience tardivement.
Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien (Socrate)
Alors nous devons accepter notre incapacité à anticiper correctement les risques. Nous devons prendre conscience que nous sommes victimes, collectivement, de l’effet Dunning-Kruger : cet effet mis en évidence par deux psychologues américains, montrant que moins nous avons de compétences dans un domaine, plus nous avons tendance à sur-estimer notre compétence. Il en est ainsi de notre capacité prédictive : moins nous avons de compréhension du caractère aléatoire et non probabilisable des événements futurs, moins nous avons de compréhension justement de ce que signifie une probabilité, et plus nous sommes péremptoires sur nos prévisions, sur la base de nos observations (plus ou moins biaisées) jusqu’à maintenant. Les meilleurs prévisionnistes sont certainement ceux qui sont les moins convaincus de leurs prévisions ! L’humilité est certainement la meilleure qualité pour faire face à l’avenir, et c’est malheureusement rarement le trait de caractère dominant des décideurs, politiques ou économiques.
Cette cécité face à l’incertitude ne porte pas que sur les risques majeurs : elle est parfois très triviale. Combien de distributeurs n’ont pas réalisé leur objectif de ventes annuelles « à cause de la météo défavorable » ? Cet exemple montre à quel point l’exercice budgétaire, réalisé par toutes les entreprises d’une certaine taille doit être pris comme un moyen d’allouer des ressources, voire comme un levier de motivation (objectifs commerciaux par exemple), mais avec un caractère prédictif très limité.
Accepter l'incertitude
Alors nous devons accepter l’incertitude. Accepter que les business plan avec des taux de croissance à 2 chiffres après la virgule n’ont pas le moindre sens. Accepter que l’incertitude n’est pas une affaire de probabilité qui peuvent être mises en équation, avec un intervalle de confiance, mais doit être un état d’esprit. Une capacité à réagir, à s’adapter, à faire évoluer nos fonctionnements et nos organisations, qu’elles soient économiques, familiales, sociales…
Cette capacité d’adaptation, parfois radicale, pour le coup, est un facteur caractéristique de l’humanité, qui lui a permis de survivre malgré sa cécité face aux risques auxquelles elle est confrontée.