Le mot « donnée » est utilisé tous les jours. Mais son sens s’est perdu. Pourtant il est magnifique quand on le regarde avec une attention toute étymologique : « donnée », quelque chose qui est du registre du don. On n’en est plus là. La donnée est devenue une denrée, un bien monnayable, un nouvel or noir pour les nouveaux Rockefeller. Et un comble, la donnée ne nous appartient plus totalement dès qu’elle est produite tout au long de la journée et de la vie : le post sur Facebook, la recherche sur Google, le déplacement avec Foursquare, …
Le droit de la propriété intellectuelle et le droit à l’image donnent un contrôle tout relatif à ces données produites et dispersées sur de multiples sites. La loi s’applique mais devient inapplicable. Faire prévaloir vos droits contre Facebook devant un tribunal de Californie ? Bonne chance. Cela pose la question de la propriété même des données et de ce que l’on peut en faire. Notamment après sa mort. Le don d’organe est possible mais pas le don de données. La question reste posée pour tous les achats de biens immatériels et toute la vie digitale : les conditions acceptées lors de l’achat des musiques et livres virtuels ne permettent pas de les transmettre à des ayants-droit comme a pu le découvrir Bruce Willis l’an dernier. Et tous les mails échangés via Gmail font-ils partie de l’héritage transmis aux ayant-droits ? La réponse a été donnée par Facebook et Google en avril 2013 : le mode « memorial » et le testament numérique. Ce dernier permet aux internautes d’enregistrer leurs dernières volontés concernant leurs données stockées sur le compte Google. Le formulaire prévoit la désignation de contacts de confiance avec une limitation à une dizaine d’héritiers. L’option « suppression définitive » du compte est aussi proposée. C’est donc Google qui mène la danse. Et met à mal notre souveraineté législative sur des sujets aussi importants que ceux-là dans la civilisation de l’information qui s’est ouverte. Et que dire des comptes orphelins qui comme dans le cas de l’assurance-vie reste vont rester sans maître pendant des dizaines d’années ?
Mais Google offre-t-il la limitation de communication et d’utilisation des données collectées à ses clients pendant leur vie ? Non. Et pourtant quoi de plus riches et valorisables que les recherches ou le contenu des mails d’une personne qui veut souscrire une assurance décès ou même un crédit immobilier. Comme le propose Google Flu (grippe en anglais), il est possible de connaître l’émergence de nouvelles pathologies dans le monde simplement au travers des mots-clés liés aux symptômes de la maladie qui se propage. Avec une semaine d’avance sur les alertes OMS. Appliqué à l’individu, c’est la connaissance intime de son état de santé ou de certains proches, de l’évolution d’une maladie … ce qui fabrique une valeur beaucoup plus forte que le bon profil pour la bonne bannière de pub. C’est un actif colossal non encore valorisé que Google a créé là. Et la tentation va être infinie à un moment ou à un autre de venir au secours du modèle économique basé à 92% sur la publicité des mots-clés qui s’essouffle trimestre après trimestre. Parallèlement, la mainmise de GAFA (Google-Apple-FaceBook-Amazon) sur les données de notre vie privée pose une question plus large de leur implication sur la scène géopolitique, avec un statut non déclaré d’état ou de bras armé d’un autre état. Les printemps arabes ou les dernièrs rebondissements en Turquie en sont des exemples. C’est la sécurité nationale de chaque état qui est maintenant en jeu.
Mais au-delà de la propriété et des utilisations non contrôlables des données, ce sont les multiples applications du Big Data qui se multiplient et mettent à mal des lignes de défense de certains principes moraux comme l’anonymat. Une étude américaine a montré que l’application du big data à des dossiers médicaux pourtant anonymisés permettait de retrouver l’identité des personnes protégées dans 92% des cas. Une autre prévoit à 90% les risques d’épisodes dépressifs d’une personne en scannant son fil Twitter avec une attention particulière au contenu des tweets et surtout à l’heure des posts.
Et nous ne sommes qu’au début de cette déferlante dont la taille augmente tous les jours. A l’échelle de la planète, la volumétrie de données est comme un étang qui se serait transformé en mer puis en océan en l’espace d’une dizaine d’années. Et le gonflement se poursuit : l’océan de données devient une énorme planète avant d’englober tout le système solaire d’ici 5 ans. Pourquoi ? La réponse tient en deux mots : objets connectés. Leur nombre explore et va atteindre entre 30 et 200 milliards d’ici 5 ans. Et chaque objet de multiplier les données délivrées toutes les minutes. Le décodage du génome en 5 minutes débouche sur les mêmes ordres de grandeur : 3 To par individu. 6 milliards d’individus. C’est 20 zettaoctets (20 milliards de To), rien de moins que toute l’information produite et mémorisée par l’humanité depuis ses débuts.
Et cette vraie question d’éthique se pose à toutes les entreprises et à tous les data-scientifiques (traduction de data scientist) : quelles limites pour l’utilisation de leur savoir ? Jusqu’où peut-on aller dans le ciblage des messages ? Dans l’analyse des déplacements ? Dans l’interprétation des données corporelles combinées avec les données précédentes ? Après tout, si vous avez un bracelet qui transmet vos battements cardiaques, l’accroissement du rythme croisé avec ce que vous êtes en train de regarder, lire, écouter sur votre ordinateur ou portable projette chacun d’entre nous dans un laboratoire avec d’innombrables capteurs. Sans qu’on le sache.
Comme le fait dire Rabelais à Pantagruel : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Même si science en 1532 rimait avec connaissance. Et la science est en train de se propager au travers du big data à toute information collectée. Chacun ayant pour l’instant un choix plus ou moins éclairé à cet égard dans ce nouveau monde sans garde-fou très clair. Une veine de pensée américaine préconise même l’abandon de toute protection des données en échange de tous les bénéfices que l’on peut en retirer : probabilité de maladies, alerte médicale, identification des partenaires les plus « adaptés », …
Le nouveau terme « data-éthique » ne fait que symboliser cette question essentielle qui va se poser à toutes les sociétés dans le monde. La France, sur un sursaut de siècle des lumières, peut-elle apporter un éclairage sur tout cela ? N’oublions pas que France se dit en chinois : « Fa Guong ». « Le pays de la loi » mais aussi « pays de la voie ». Rien de moins. Aurons la capacité à le rester dans ce monde numérique ? « Vaste programme » aurait peut-être aussi répondu de Gaulle. Et il est peut être encore plus vaste si l’on réfléchit à la rencontre de la biologie et du data qui donnera la bio-data-éthique. « On a conscience avant, on prend conscience après » a dit Oscar Wilde. Le débat et l’opportunité sont là, juste devant nous.
Data Protection Officer - Conseil RGPD & Audit Conformité (spécialiste des Activités Digitales & Publicité ciblée)
10 ansArticle très intéressant sur le sujet de la Data personnelle (qu'elle soit big ou pas). Aujourd'hui, le sujet de la donnée est encore trop souvent posé dans l'entreprise (lorsqu'il l'est !) en termes "binaires" : nouvelle manne de revenu versus 'intrusivité.
Co-Founder & Director @ ESIH | Multilingual VR and AR Developer & Trainer | Generative IA, ChatGPT, Prompt Engineering, LangChain, Flowise, LangFlow Trainer
10 ansMerci pour vos articles, ils font réfléchir!
Conférencier Web3 et accompagnement ponctuel pour la meilleure combinaison de technologies (blockchain, RV/RA/XR, avatar, IA, metavers ...) pour votre entreprise
10 ansMy pleasure : )
Fondatrice et directrice d'ARTELITTERA, plateforme de téléchargement de chapitres de livres universitaires
10 ansMerci pour ces éléments de réflexion.