22 Mars 2020 : Ce qui a changé
Comme un avis à la population. Il suffit d’un premier discours qui ferme les écoles et qui nous annonce que nous sommes en guerre. Les journaux montrent les rayons des magasins dévalisés. Ceux qui ont peur remplissent leur caddy de manière effrénée. Certains se battent pour le dernier paquet de pâtes ou de papier toilette.
Comme une soudaine prise de conscience. Les premières décisions sont réfléchies. Il n’est pas question d’exposer sa famille au danger. Pour la première fois, un Papa va renoncer à son week-end de garde. Il appelle la mère de ses enfants pour lui annoncer. Il va aussi sensibiliser son foyer. On évitera toute sortie inutile. On protège ceux qu’on aime.
Comme un coup de poignard en plein cœur. La lecture assassine d’un sms de son jeune enfant. On devine ses larmes et sa terreur dans son « Je t'aime mais je suis triste parce que on est en guerre contre le coronavirus ». Un frisson glacial remonte depuis le bas du dos jusqu’à la nuque. Jamais un parent n’imagine lire un tel écrit de son enfant. Il faut alors à tout prix le rassurer.
Comme un conteur d’histoire pour enfant. Avec ses mots, on explique que tous les hommes sont des immenses taxis que les virus empruntent afin d’aller dans le plus de villes et de pays. Et que c’est comme ça qu’il a pu faire un aussi long chemin depuis la Chine jusqu’à chez nous. Sans y croire au fond de soi, on explique que le virus ne va pas attaquer les enfants et leurs parents mais seulement les vieilles personnes ou ceux qui ont la santé fragile.
Comme un vent de folie. Chacun appréhende la nouvelle à sa manière. C’est la dernière matinée libre de toute circulation avant l’obligation de posséder un laissez-passer. Un commercial agité déambule de bureau en bureau. Comment cela va se passer ? Ses clients vont-ils continuer à passer leurs commandes ? Pourrons-nous les livrer ? Il faut lui expliquer qu’il ajoute du stress inutile à tout le monde. On est obligé de travailler sans savoir si on conservera nos moyens de le faire. Et si les transporteurs s’arrêtaient ? Et si l’espace Schengen était également fermé pour les marchandises ?
Comme une désertion. Il est midi et quiconque n’aura pas de laissez-passer sera verbalisé. Peur de l’amende ou peur de tomber malade, un collègue quitte son poste. On ne le reverra plus. Une réunion est improvisée. Il faut recenser ceux qui doivent rester chez eux pour garder leurs enfants. Ceux qui peuvent bénéficier du télétravail peuvent aussi regagner leur domicile. Pour les autres services, les effectifs sont réduits et du chômage partiel est proposé car il est devenu inutile de conserver tout son effectif à cause de la baisse du volume de travail.
Comme une envie d’être utile. Les équipes soignantes et les médecins sont sur le pied de guerre. Une information fait la Une : on manque de moyens pour assurer leur protection individuelle. Au sein de la Direction, on songe à modifier sa manière de travailler en proposant des solutions alternatives pour les hôpitaux et les équipes volantes. D’autres priorités sont étudiées sans laisser pour autant le travail en cours de côté. Si l’État devait nous réquisitionner, il faudrait œuvrer dans ce sens. On aurait un train d’avance qui ne serait pas négligeable dans la productivité.
Comme une région décimée. La journée de travail s’achève. Le trajet du retour en voiture n’aura jamais été parcouru aussi vite. Là où les carrefours et autres ronds-points sont d’habitude engorgés, le peu d’automobilistes s’étonne de ne pas se retrouver à l’arrêt en attendant son tour pour passer. Les yeux incrédules sur l’horloge mettent le doute dans son esprit. N’a-t-on finalement pas quitté son poste avant l’heure ? C’est d’ailleurs la question qui sera posée par sa conjointe, juste après un « T’es déjà là ? ».
Comme un esprit partagé. Entre le doute et la peur d’être contraint de s’exposer au danger en devant aller travailler. Ce matin-là, le départ avait un goût amer. Tout comme le regard inquiet de sa conjointe lors du bisou avant de partir. Le soleil déjà éclatant au milieu de ce ciel si bleu donne cependant le sentiment d’être un privilégié autorisé à circuler. Sur les routes dépourvues de densité de circulation, il est exceptionnellement permis de contempler les premiers rayons du soleil caresser les courbes du paysage tout en conduisant. En sortant du véhicule, on se remplit les poumons de l’air si bon de cette matinée printanière.
Comme un sentiment d’injustice. Cela faisait plusieurs semaines que la météo jouait de caprices. Le peu de soleil était vite masqué par d’épais nuages rappelant que l’hiver n’était pas fini. Au fil des week-ends, les tempêtes nous balayaient tellement que tout l’alphabet pour les nommer y passait. Alors, quand le soleil et la douceur vinrent nous narguer au moment où le confinement était imposé, les seules balades à pieds ou en vélo n’avaient lieu que dans nos esprits en regardant de vieilles photos. Et la prochaine escapade au bord de mer nous semble déjà si lointaine, voire utopique.
Comme une semaine éprouvante et épuisante. Vendredi commence seulement, mais on a vite envie qu’il se termine. Le corps et l’esprit disent stop. Les tâches quotidiennes sont exécutées avec professionnalisme mais sans goût. Jamais le poids des 35 heures n’aura été aussi lourd. Que ce soit en récupération d’heures ou à crédit, les premiers partent à midi. Le silence est ensuite appréciable. Même la Direction a levé le pied. Un « merci » traverse l’esprit. Puis la journée et la semaine s’achèvent enfin sur ce « À lundi… Peut-être ! ».
Comme un devoir envers ses parents. Papa n’est pas en bonne santé et Maman n’est plus très jeune. Ils sont vulnérables, il faut leur apporter de l'aide. Aller chercher leurs courses au drive près de chez eux, parcourir autant de kilomètres juste pour leur épargner une sortie aussi inutile que dangereuse. En raison d’une forte affluence, il ne leur sera pas possible de passer commande avant 48 heures. Peu importe, un autre se trouve près de chez soi. Mais lui aussi est concerné. Il faudra bien réussir à les réapprovisionner. Quitte à poser une demi-journée pour eux.
Comme une joie mélancolique. Se retrouver à passer le week-end avec sa moitié mais être condamné à rester enfermé. D’abord la pluie et le vent de samedi rassurent. De toute manière, on n’aurait rien fait d’un temps pareil. À part les courses. Hélas, on ne peut pas les faire ensemble comme d’habitude. Il faut choisir, et elle veut sortir. Elle qui a été cloîtrée toute la semaine. Les rayons sont aussi plein de denrées que vides de monde. Avec une touche burlesque au passage de cet individu promenant la tondeuse à gazon qu’il vient d’acheter. Des distances de sécurité sont imposées comme si la peste était en chacun de nous.
Comme un dimanche de convalescence. Personne n’est cependant et heureusement malade. Le réveil a lieu à pas d’heure. On traîne devant son café. Sur les réseaux sociaux, toujours les mêmes nouvelles. Mais encore plus de morts que la veille. Serai-je épargné ? Comme un bras d’honneur de la planète, le ciel s’habille de son bleu le plus azur avec des touches dorées du soleil. On reste à la maison et dehors les oiseaux chantent. C’est le printemps. La pollution a bien reculé en une semaine. Les cours d’eau sont devenus limpides et l’épaisseur des rejets gazeux a fortement diminué. Le confinement est donc bénéfique à tous les niveaux. Tant pour le recul de la pandémie que pour le bien-être de la couche d’ozone.
Comme un sacrifice mêlé à un cri du cœur. Demain c’est lundi et il va falloir travailler. Pourquoi ? Pour qui ? Le Président avait pourtant dit de rester chez soi, qu’il aiderait les entreprises et leurs salariés quoi qu’il en coûte. Mais ce sont les mêmes entreprises qui remplissent les poches de l'État en temps normal. Les arrêter, c’est le faire mourir. Quoi qu’il en coûte, on demandera alors au salarié de travailler. Et tant pis s’il en meurt car les protections sont insuffisantes voire inexistantes. Depuis toujours, le français a toujours été de la chair à canon. Si on survit, on sera endurci. Sera-t-on mort pour la France dans le cas contraire ? Car au lieu de compter ses morts, il faut se demander pourquoi ils sont morts et les mettre à l’honneur afin d'éviter qu’un sacrifice ne tombe dans l’oubli.
Ce qui a changé, c’est notre quotidien en temps de crise. C’est aussi être entré en guerre contre un ennemi infiniment petit mais tellement dévastateur. Au point que celui qui sera épargné en gardera tout de même les séquelles. Mais nul ne pourra jamais changer notre passé.