8 - Propre sur soi
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8 - Propre sur soi

À une époque, j’ai eu pour voisin un homme animé d’une obsession particulière : il ne supportait pas la saleté. Évidemment, il était propre, sa maison était propre, et bien rangée. Un ordre sans égal régnait en ses lieux. J’avoue que pénétrer chez lui me mettait quelque peu mal à l’aise, inconfort que j’attribuais à mes tendances quelque peu bohèmes. Après tout, l’insouciant se soucie toujours de préserver son insouciance, tout ce qui la mettrait en péril lui est insupportable. Or l’insouciance est souvent fragile du pédoncule.

Je fréquentais peu cet homme, je le connaissais comme on connaît un voisin qui vous est imposé par la force des choses, un enchaînement aussi aléatoire que pénible. Quoique, avec un minimum d’honnêteté, on se verra obligé de reconnaître que la présence de cet arbitraire, s’imposant à notre volonté, nous protège quelque peu de l’éternel solipsisme ; celui d’une existence qui se contenterait facilement de ne vivre que des siens, que parmi les siens. Au risque d’un affaiblissement ou d’une dégénérescence mentale et psychologique assurée. Un beau jour, pour des raisons dont je ne me rappelle guère, je le croisai dans l’escalier et il m’invita à prendre une tasse de café. J’acceptai, plus par faiblesse qu’autre chose, car j’ai toujours eu du mal à dire non. Une fois chez lui, mon premier geste fut de lui demander si je pouvais me laver les mains. Non pas que mes mains fussent particulièrement sales, mais sans doute par un désir non calculé de lui plaire ou plutôt une crainte de ne pas lui déplaire.

Crainte qui a une origine. Enfant, j’allais visiter ma grand-mère, et quand bien même nous ne nous étions pas vus depuis plus d’un an, ses premières paroles étaient toujours pour m’enjoindre de passer au lavabo afin de me laver les mains. Rituel ou désinfection ? Un sentiment de culpabilité s’était certainement installé depuis cette époque : coupable d’être sale, intrinsèquement sale.

Bon garçon

En bon garçon, comme antan, j’allais donc me laver les mains. Soigneusement et avec ostentation, avec force eau et savon, me frottant bien les paumes et les jointures, en produisant une mousse abondante, pour témoigner clairement de mon désir d’être propre, à défaut de pouvoir prouver l’être. Mais nous nous trahissons toujours, en dépit de nos efforts démultipliés et vains pour être autre que nous-même. Noyez le naturel, il revient à la nage. Contaminé par mes habitudes pécheresses, je reposai le savon dans le lavabo au lieu de le placer dans sa petite niche, sur laquelle était d’ailleurs inscrit le mot “savon”, en lettres cursives et gaies, bleues et ironiques. A posteriori, je crus bien percevoir dans les yeux et gestes de mon hôte un vague regard de réprobation, tandis qu’il me tendait la serviette. Car il se tenait juste à côté de moi, une serviette ouverte à la main, par sollicitude ou par inquiétude, une inquiétude qui devait d’ailleurs s’avérer totalement justifiée. J’étais donc sans excuse, pour ne pas obtempérer en dépit de ces discrets rappels à l’ordre. À peine m’étais-je emparé de la serviette pour m’essuyer les mains, que mon hôte se précipitait sur le lavabo. Je ne remarquai pas tout de suite son empressement, occupé et concentré que j’étais à témoigner de mon sérieux à m’essuyer. Je devais prouver ma capacité de mener la tâche à son terme. Je savais que même l’eau est sale, et que toute trace sur le corps doit en disparaître. Toutefois, lorsque je compris ce qu’il faisait, une honte terrible m’envahit, honte double, car je n’y étais guère préparé.

Celui qui sait avoir fauté se prépare psychologiquement à la honte, le pilori moral de la réprobation lui paraît moins pénible : il s’y attendait, il s’était lentement habitué à l’idée. Mais celui qui découvre en même temps la faute et son châtiment, celui-là est bouleversé. Pris de court dans la naïveté de sa bonne conscience, ou celle de son absence de conscience, il est soudain, sans aucune forme de préavis, jeté à bas de sa monture. Il se retrouve cul à terre, soumis sans aucune protection à l’impitoyable regard d’autrui. Sensation pénible de ridicule que l’on ne souhaite à personne. C’est d’ailleurs le pouvoir de certains individus que de vous imposer par leur simple regard, voire quelques mots, un sentiment de culpabilité imprévu, qui vous place sous leur emprise totale. Mais voilà une pensée qui n’a vraiment rien d’original ou de nouveau !

Catastrophe

Tout se passa très vite. Je vis mon voisin ramasser le savon, le rincer pour le libérer de tout reste de mousse et lui rendre sa pureté originaire, le reloger en cette niche qui lui convenait tellement bien. Hébété, j’avais arrêté de m’essuyer, la serviette pendait lamentablement entre mes mains. Je le regardais laver à grande eau le lavabo, en frotter vigoureusement l’émail à l’aide d’une éponge, essuyer les traces d’humidité, bref récurer l’emplacement de la honte pour en faire disparaître tout vestige de mes manquements les plus élémentaires, tandis que par le même processus, ils s’incrustaient piteusement dans la désolation de mon âme. Que dire d’autre ? Sinon que je ne savais plus où me mettre. Remarquez, il fut bon avec moi. Il me prit la serviette des mains, la rangea soigneusement dans la corbeille du sale, m’invita à passer au salon où il m’offrit quand même mon café. Nul besoin de préciser que je ne m’attardais pas : je prétextais quelque devoir important pour m’esquiver, et mon voisin eut la décence de ne pas faire semblant de vouloir me retenir, de regretter mon départ ou même de réitérer une quelconque invitation. Heureusement d’ailleurs, car l’hypocrisie m’est absolument insupportable. J’avais été au-dessous de tout, il me fallait en subir et accepter les conséquences.

J’aime bien tirer des conclusions de tout ce qui m’arrive. Ainsi, même les leçons les plus pénibles me sont toujours profitables. Ou surtout elles. Peut-être justement parce que je désire par cette rationalisation d’après coup atténuer la douleur qui m’a été infligée. Aussi me suis-je demandé si, pour mon voisin, je pouvais être propre, ou s’il était possible d’accomplir un parcours sans faute. Suis-je lâche si je réponds que non, si j’affirme que la bataille était perdue d’avance ? Avais-je la moindre chance d’être propre ? Je ne crois pas. Ce qui est propre est ce qui nous appartient, tout ce qui appartient à l’autre étant par définition impropre. La propreté est la qualité d’appartenir à quelqu’un de spécifique : ce qui est propre, toujours relatif à quelqu’un, propre “ à ”. Propre et propriétaire sont pour cela deux mots indissociables. Propriété de l’être et propriété de l’avoir. M’est propre ce qui est ma propriété : les qualités et attributs qui me qualifient et pour cela me conviennent. Pour cette raison, ils deviennent très facilement les qualités et attributs appropriés, érigés en critères pratiques absolus, les autres devenant universellement impropres et inappropriés.

Plus on est propre…

Ainsi, plus on est propre, plus l’autre est sale. Mieux encore, plus je désire être propre, plus l’autre qui est en moi doit être sale, puisque je cherche à le purifier et à reprendre possession de moi-même. Lequel est la cause de l’autre : la propreté qui est soi ou la saleté qui est autre? Que poursuit-on en ce combat ? Pourquoi une telle crainte du sale et de l’impur ? D’ailleurs qu’est-ce qu’être sale ? La terre, matière sacrée du paysan, devient détritus sous le coup de balai de la ménagère. Le sang, symbole même de vie et de noblesse, devient souillure et corruption lorsqu’il s’échappe du lieu qui lui est propre. Qui suis-je alors pour déclarer quoi que ce soit impropre, et même inapproprié ? Je me console comme je peux : mieux vaut parfois être un irresponsable propre à rien qu’un propret propriétaire.

Il y a ceux qui ne se soucis ni de leur propreté ni de la propreté des autres! 

Marie Laurent-Badin

Le progrès de l’entreprise par le progrès du dirigeant - Animatrice de Club Apm, Association Progrès du Management I Interprète assermentée US/FR

6 ans

Un texte autobiographique qui fait pourtant réfléchir le lecteur à sa propre existence. Effet miroir.

Belle tranche de vie qui donne à réfléchir.... Merci !

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