Affaire sulfureuse sans abus de droit

Pourquoi parler d’affaire sulfureuse ?

En pratique, l’administration est plus souvent qu'à son tour confrontée à des montages faisant intervenir une société luxembourgeoise dans le but d’échapper à l’impôt. Et bien entendu, l’abus de droit est à l’ordre du jour. En témoignent les fameuses affaires Pléiade (CE, 18 février 2004, n° 247729) et Sagal (CE, 18 mai 2005, n° 267087). Dans ces deux espèces, les deux sociétés du même nom avaient créé une société au Luxembourg sans que celle-ci ne dispose de la moindre autonomie et fut donc considérée par le Conseil d’Etat comme dépourvue de toute substance, validant du même coup l’abus de droit auquel prétendait l’administration.

Maintenant, tout l'intérêt de l’affaire que l’on veut évoquer ici et jugée par la Cour administrative d’appel de Paris (arrêt du 17 mai 2024, n° 21PA06237) montre que l’administration peut, sans passer par la procédure de l’abus de droit, mettre en évidence une rectification dans un montage impliquant une société luxembourgeoise dépourvue de moyens humains et matériels, sans aucune activité opérationnelle, son siège étant situé à une adresse de domiciliation et dont l‘associé était une société située au Panama. Cette espèce permet également de cerner les notions de substitution de base légale et de changement de motifs quelquefois invoquées à l’appui des rectifications administratives.

Voyons déjà la question de la remise en cause sans recours à l’abus de droit. En l’espèce, une société française A… avait pour associés une personne physique, M. B… et une société luxembourgeoise, la société C.... Les deux associés cédèrent leurs participations à une société D… M. B…appréhenda la totalité de la plus-value générée par cette cession y compris donc la part de celle-ci revenant normalement à la société C… Pour autant, à l’heure de la déclaration, M. B… oublia tout simplement de déclarer la part de plus-value revenant à la société C… et pourtant appréhendée par lui. Dans une première proposition de rectification, l’administration avait mis en œuvre l’abus de droit sans doute fondé sur le caractère artificiel du montage. Elle assortissait de surcroît cette procédure du dépôt d’une plainte pénale.

Puis, par une nouvelle proposition de rectification annulant donc la première, elle revint sur cette prime analyse. Dans son document, elle reprenait les constatations faites par le juge pénal établissant que la société C…, sans aucune activité opérationnelle, était dépourvue de moyens humains et matériels, son siège étant situé de surcroit à une adresse de domiciliation. En outre, en s’appuyant sur la fréquence des instructions données par M. B...  à la gestionnaire du compte de la société luxembourgeoise C… auprès de la Banque Transatlantique du Luxembourg, l'administration rapportait la preuve que M. B... disposait seul des pouvoirs les plus étendus dans cette société luxembourgeoise de sorte qu'il devait être regardé comme ayant eu la qualité de maître de l'affaire de celle-ci.

Mais faisant finalement fi de ces constatations pourtant graves, au vu des éléments de fait mis en évidence par le juge pénal, elle soutint tout simplement que M. B… s’était abstenu de toute déclaration de la part de plus-value revenant à la société C…, part qu'il s’était approprié non sans avoir mis en œuvre divers circuits financiers de nature à égarer l’administration. Elle soumettait alors cette somme à l’impôt sur le revenu au titre des revenus de capitaux mobiliers sur le fondement des dispositions de l'article 120 du CGI.

Au plan contentieux, M. B… soutint alors devant le juge de l’impôt que, par la mention des constatations du juge pénal dans sa proposition, l’administration s’était placée implicitement, autrement dit sans le dire, dans le cadre de la procédure de l’abus de droit, le privant des garanties fondamentales attachées à cette dernière procédure, à savoir en premier lieu la mention dans le document du droit ouvert au contribuable de saisir le Comité de l’abus de droit fiscal. La Cour de Paris rejeta cette argumentation non sans une logique certaine dès lors que, sur le fondement des éléments de fait, l’administration apportait la simple démonstration de l’encaissement par M. B… des sommes destinées normalement à la société luxembourgeoise, sans pour autant contester la réalité de la société C…ou se fonder sur son absence de substance pourtant manifeste. Le recours à un abus de droit implicite fut en conséquence rejeté par la cour.

Changeant alors son fusil d’épaule, mais toujours dans le dessein de contester la régularité de la procédure suivie à son encontre, M. B… fit alors valoir qu'il avait été privé des garanties propres à la substitution de base légale. A titre de précision, cette possibilité ouverte à l’administration de substituer une nouvelle base légale pour soutenir une rectification existe bel et bien mais, attention, sur le fondement de l’article 199 C du LPF, elle ne peut intervenir qu’au cours de la phase contentieuse donc devant le juge de l‘impôt (CE, 27 juill. 1936, 4e esp., min. c/ X : Lebon, p. 871.- CE, sect., 30 juin 1972, n° 81054), ce qui n'était pas le cas en l’espèce. Il n’en fallait pas davantage pour que la cour de Paris rejette par conséquent ce moyen. Elle considéra que, dans sa proposition de rectification, l’administration avait simplement eu recours à une substitution de motifs comme cela reste toujours possible. La rectification n’est pas fondée sur l’abus de droit comme c’était le cas dans la première proposition de rectification, mais simplement sur un autre motif, l’absence de déclaration d’un revenu dont elle démontre que le contribuable l’a encaissé sans pour autant en faire la déclaration.

L’occasion nous est donnée de cerner avec précision dans quelles conditions une telle substitution de motifs peut intervenir au cours de la procédure de rectification. Il n’est en effet pas rare que les contribuables s’étonnent vigoureusement de cette possibilité ouverte à l’administration. En vérité, il est cependant bien établi que celle-ci ne peut renoncer à établir une imposition. Cependant, pour y parvenir, elle doit alors adresser une nouvelle proposition de rectification. Un petit exemple. Supposons que dans une procédure de rectification, l’administration rejette la déduction de dépenses de travaux faute de précision par le contribuable, dans sa déclaration de revenus fonciers, de l’identité des entreprises à l’origine des travaux. Faisant usage de son droit de réponse, le contribuable présente les factures correspondantes. Si le service estime alors que les dépenses n’ont pas été payées au cours de l’année d’imposition, elle peut substituer ce nouveau motif à l’appui de sa rectification, mais à ma condition d’adresser à l’intéressé une nouvelle proposition de rectification. En effet, aux termes de l’article 13 du CGI, seules sont déductibles des revenus imposables les dépenses engagées en vue de l’acquisition oui de la conservation du revenu. L’intéressé dispose alors d’un nouveau droit de réponse lui permettant de rapporter la preuve contraire.

Plusieurs points importants sont toutefois à noter.

En premier lieu, il est nécessaire que la première proposition de rectification ait bien interrompu la prescription fiscale. La ou les rectifications initiales doivent ainsi avoir été parfaitement motivées en droit et en fait. Certes les premiers motifs sont abandonnés, de nouveaux motifs y sont substitués dans une seconde proposition de rectification, mais cela reste possible précisément parce que la prescription a bien été interrompue par le premier document. Encore faut-il toutefois que les obligations incombant à l’administration aient bien été respectées dès la première proposition. Ainsi, dans l’affaire objet de ce commentaire, la proposition initiale fondée sur l’abus de droit devait impérativement avoir été signée par un agent ayant au moins le grade d’inspecteur divisionnaire sur le fondement de l’article R* 64-1 du LPF. A défaut de cette signature, la procédure de rectification aurait été irrégulière ce qui l’aurait empêché d’interrompre la prescription. Si la cour de Paris a admis de se prononcer sur la seconde proposition, nul doute que cette obligation avait bien été respectée par le service.

En second lieu, de sorte que le contribuable ne soit pas privé du débat contradictoire, l’administration doit lui adresser, comme c’était le cas en l’espèce, une nouvelle proposition de rectification faisant connaître le nouveau moyen sur laquelle elle entend fonder sa rectification. Le contribuable dispose alors d’un nouveau droit de réponse comme le veulent les dispositions de l’article L. 57 du LPF. Reste que ce document doit lui-même être régulier en la forme, chaque rectification devant être, là aussi, motivée en droit et en fait faute de quoi une irrégularité de procédure apparaitrait, elle-même de nature à entrainer l’annulation de la rectification sous réserve évidemment de la mise en œuvre par le contribuable d’un recours contentieux.

Enfin, et c’est le plus important, cette seconde proposition de rectification doit être reçue par le contribuable avant le 31 décembre de la troisième année qui suit celle de l’imposition. Et l’administration peut parfaitement se retrouver coincée par cette règle. Supposons par exemple une première proposition de rectification adressée le 15 décembre 2024 concernant les revenus de l’année 2021. Pour les revenus de ladite année 2021, l’extinction de la prescription fiscale intervient au 31 décembre 2024. Supposons toujours que le contribuable réponde de manière très pertinente le 10 janvier 2025 au point que la rectification initiale ne tienne plus. L’administration ne peut plus substituer un motif nouveau pour soutenir cette imposition au moyen de l’envoi d’une nouvelle proposition adressée en 2025 car les revenus de l’année 2021 sont alors couverts par la prescription fiscale. Le contribuable sort gagnant de ce genre de situation qui, au demeurant d’ailleurs, n’est pas si rare.

La pratique montre en effet que, dans un certain nombre de cas, le service adresse une proposition de rectification au cours du mois de décembre donc avant le 31 décembre de la dernière année non couverte par la prescription de manière à provoquer l’interruption de celle-ci et ″sauver″ in extremis une éventuelle rectification. Mais elle doit alors en apporter la preuve de la qualité du motif invoqué. Et quelquefois ce n’est pas le cas parce que l’administration, prise de court, cherche un motif plus ou moins sérieux à l’appui de sa rectification juste histoire de provoquer l’interruption de la prescription, quitte à se donner davantage de peine ensuite pour étayer convenablement sa revendication.

Contribuables, soyez vigilant, cette proposition reçue en fin d’année doit reposer sur des motifs sérieusement motivés en droit et en fait à défaut de quoi la prescription n’est pas valablement interrompue. Et si elle l’est, votre droit de réponse expirera au cours de l’année suivante ce qui interdira à l’administration de venir soutenir ses prétentions sur un autre motif si tant est que le premier motif ait été inopérant. La prescription aura joué son rôle protecteur de vos intérêts.

 

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