Antigone au spectacle des masques qu'on porte par crainte d'être liciencié

J'étais étonné, ce matin, que la caissière ne connaisse pas le personnage d'Antigone. Dans la pièce de théâtre antique grec de Sophocle, Antigone obéit à sa conscience et prend en témoin les dieux, qui sauront bien, dit-elle, décider si elle a tort ou raison contre la justice de l'Etat, laquelle peut divulguer une loi injuste. La caissière était troublée, mais pas en colère. Je lui ai dit que j'étais prof de philo. Elle avait l'âge d'élèves que j'ai eu en cours de français en BTS de commerce. Elle fait donc comme tous les commerçants : elle s'oblige au port du masque, quoi qu'elle apprenne sur la toile. Elle a sans doute entendu parler de ces études très sérieuses prouvant la nocivité du port du masque, où vous respirez votre dioxyde de carbone et les bactéries émises par vos poumons en expirant. Mais elle sait surtout que pour se payer des médicaments, il ne faut pas qu'elle soit licenciée. Or la règle du jeu est installée : ce ne sont pas ceux qui suivront la justice, mais cette règle injuste, qui garderont leur emploi. Alors elle me ment, puisqu'elle m'oblige à jouer son jeu, en affirmant haut et fort qu'il n'est pas question, ici de savoir qui a tort ou raison, qui dit la vérité sur la dangerosité du masque, et qui ment. Il n'est plus question que d'obéir : vous, le client et moi, la caissière. Parce que les autres caissiers, autrement, dénonceraient la caissière désobéissante, qui serait facilement remplacée... en cette période de turn over et de chômage.

Cela nous apprend que l'homme est toujours aussi faible devant la peur de perdre son emploi, et que l'on en vient à faire des choses injustes pour ne pas le perdre. N'est-ce pas injuste, de menacer sa propre santé ? Voici que j'ai dit à la caissière que l'autre jour, une jeune épicière de 19 ans a attrapé une infection grave aux poumons, une pleurésie, et que les médecins ont dit que c'était en raison du port du masque. Je lui ai aussi dit qu'une autre a attrapé une maladie de peau, due au fait qu'en respirant, les bactéries se déposent sur la peau.

Si, durant la montée du nazisme, on disait à un allemand : mettez "Interdit aux Juifs" sur votre devanture, autrement votre magasin devra fermer, il le faisait. Et si l'on disait à un universitaire français : "soyez d'accord avec tout ce que dit le chef de l'Etat, le maréchal Pétain, autrement, vous ne pourrez plus enseigner", alors il était spontanément d'accord.

Antigone est un personnage rare. Elle dira la vérité tant qu'elle pourra. Elle suivra sa conscience et les lois des dieux, car elle croit aux dieux, et sait que les hommes peuvent être injustes au point d'organiser une loi injuste et l'obligation de s'y plier. Si Antigone est masquée, c'est pour mieux faire entendre sa parole. Elle n'a pas la même peur de la mort que les autres. Chez elle, cette peur est naturellement utile, elle lui sert dans le tragique d'une action qu'elle peut assumer jusqu'au sacrifice. En enterrant le cadavre de son père, elle s'expose à être jugée par un tribunal injuste et accusée d'avoir enfreint une loi établie, alors qu'elle sait qu'elle agit bien, en conscience. Elle n'aura pas d'avocat efficace. Mais pourtant, elle agit selon la droiture que sa conscience lui dicte. Elle est donc plus humaine que tous les autres.