Après le désert, l'enfer...
Ses rêves avaient été mouvementés.
Elle, la belle brune vaporeuse du désert, somme de ses rêveries et de ces pensées éparses de petits arbustes solitaires laissés dans le rétroviseur, l’avait abreuvé de messages... De sms en « posts », d’appels longue distance en pénétration impromptue de ses rêves... et à chaque fois, cette demande insistante et lancinante... « Je vis tout cela avec toi. Je suis là. J’ai gouté le désert, parle-moi maintenant de la ville et de son immensité »... La ville... Comme un point rond et perdu entre deux lignes droites et martiales charcutant le désert. La ville… sortie de nulle part et qui s’impose, ne sachant pas vraiment qui elle est, ni où elle va, tellement son existence relève du rêve d’un jour, de quelques-uns, disparus depuis... Un rêve en noir et blanc, aux photos ramenant le Borsalino à la mode... Aux photos de belles gueules de faux acteurs posant devant la vraie Police, de sourires enjôleurs et de dollars dans les yeux... Des regards presque amusés, mais du sang plein les mains.
Elle aimait à dire « nous faisons d’incessants allers-retours entre ce désert du Nevada et la folle Las Vegas », et alors qu’il sortait du désert, il se retrouvait curieusement plus perdu dans cette folie citadine qu’il ne l’avait jamais été au milieu des cactus et des fleurs de sable éparpillées, abandonnées des yeux... Nous avons finalement tous en nous cette part de sécheresse survivant à côté d’une certaine envie d’enivrement et d’oubli de soi qu’offre cette ville aux millions de néons.
« Nous avions deux sacoches d’herbe, soixante-quinze pastilles de mescaline, cinq feuilles d’acide-buvard carabiné, une demi-salière de cocaïne, et une galaxie complète et multicolore de remontants, tranquillisants, hurlants, désopilants… sans oublier un litre de tequila, un litre de rhum, un carton de Budweiser, un demi-litre d’éther pur et deux douzaines d’ampoules de nitrite d’amyle»... Quand, comme une tâche au milieu du désert, Las Vegas lui est apparu et il n’a pu réprimer le souvenir de cette tirade de « Las Vegas Parano ».
Les guides annonçaient tous une arrivée nocturne et la perspective à l’horizon « d’un laser bleuté » qui percerait l’obscurité́ du désert, « tel le rayon d’un phare projeté à la verticale et le signe annonciateur de la capitale du jeu », mais il est arrivé de jour déclinant et n’a pu éviter de voir ces banlieues dortoirs en pleine expansion au bord de la Highway... Rien à voir avec les tours de ses propres banlieues du 93. Bâties sur un seul étage, mais tellement conglomérées, cernées par une même clôture, que les chats voisins pouvaient passer de maison en maison en sautant de fenêtre en fenêtre, alors que leurs maîtres se serraient la main le matin au travers de ce fin espace, pour peu qu’ils s’apprécient, sans avoir à trop déplier un coude rendu douloureux par leurs activités sacrificielles... Car c’est bien un enfer humain qu’il ressentait... Une ville tellement transformée en parc d’attraction que des centaines de milliers de zombis étaient nécessaires à son fonctionnement dans le seul et unique but d’accueillir autant d’autres morts vivants, mais aux portefeuilles remplis ou aux crédits validés.
« C’est souvent lorsque nous sommes entourés que la solitude est la plus infinie et la plus douloureuse parce que totalement incompréhensible », clamaient les textos tombés des étoiles et qu’il faisait tourner dans sa tête, comme pour se souvenir que l’humanité existait ailleurs et que, même en ce lieu, entièrement dévoué aux veaux d’or, aux vaches grasses et à la luxure inventée, il devait en rester une trace ou une infime preuve de vie quelque part...
Il est interdit de fumer à moins de vingt pieds d’une quelconque émergence de bâtiment, mais il est permis de le faire dans l’enceinte des casinos... Il ne faut en effet pas que le zombi gras et gris trouve prétexte ou envie de sortir... Il s’assoit donc en leur compagnie dans l’ambiance turbulente, faussement enchantée, multi-lumineuse et bruyante du bar du casino pour commander une Bud locale et s’extasier de nicotine... Il n’a malheureusement pas en bagage toutes les substances emportées par les héros de Thompson et est bien obligé de regarder la vérité crue en face et d’admettre la réalité carton-pâte de son environnement... Tout est si faux que la Tour Eiffel, la Statue de la liberté et la pyramide de Khéops se côtoient en plein désert américain, à moins d’un demi-mile de distance, cernées par le grondement de 4x4 rutilants ...
L’ambiance Disney, mais la misère mise à jour... L’image de jardin d’Eden brillant de mille néons, mais la souffrance humaine sous tous ces spots... Les lumières cinglant la nuit, mais le gris blafard des visages et l’absence de sourire... Ces hordes d’humains gonflés, sortis tout droit de l’univers de Wall-e, presque morts, circulant dans les méandres de couloirs reliant les hôtels-casinos les uns aux autres, à bord de voiturettes électriques aux petits supports à méga popcorns et coca... Tout lui crie de partir, de fuir, d’aller ailleurs... Il s’en va alors espérer se ressourcer dans ce « downtown » promu comme l’ancien centre historique de la ville des mormons devenus « joueurs », adopté par les artistes et les bombes multicolores du « street-art », mais n’y trouve qu’un nouveau désert et une nouvelle désolation, quelques vagues tags argentés, des bagues et des colliers en or épais, un rap silencieux mais curieusement présent et des chiens dangereux tenus en laisse heureusement courte.
Il est interdit de fumer à moins de vingt pieds d’une quelconque émergence de bâtiment, mais l’odeur de cannabis et d’herbe flotte partout dans l’air... Il en hume les reliquats et en profite gratuitement... Peu à peu le décor tourne dans sa tête et les extravagances architecturales commencent à lui sembler magnifiques... Le Strip ruisselle de ces lumières clignotantes, bien que statiques, mais aussi de celles de ces énormes véhicules qui consomment autant de carburant au démarrage qu’une twingo aux 100 km... Les lumières tournent, l’éblouissent, lui font perdre la notion du temps et de l’espace. Des créatures aux allures de flamands roses l’abordent pour une photo, mais refusent une partie de jambe en feu à l’hôtel du même nom. Au coin de la rue, une commissaire de police, en bas résille, uniforme en cuir balconné et casquette à l’avenant, l’interpelle et il ressent soudainement cette folle envie de se déclarer coupable, très coupable... Coupable de tout... du meurtre de Kennedy aux attentats de New York... Mais elle refuse de le mettre en geôle, sous prétexte qu’une photo selfie et quelques dollars suffiraient à éterniser leur instant...
« Tout ce qui se passe à Vegas, reste à Vegas. »
A ce stade, il lui est désormais difficile de faire demi-tour. Le charme envoutant du péché a déjà commencé à opérer : l’appât du gain, l’attrait de la profusion, la séduction de la démesure... Les machines à sous ont remplacé les arbres fleuris et les dollars se cueillent comme des pommes, veulent croire les « gros gris » motorisés... Il doit l’admettre, on ne vient pas à Las Vegas pour jouer les saintes-nitouches et même les « encore une fois » jeunes mariés ont revêtu, par-dessus leur robe blanche ou leur queue-de-pie, le masque de l’extravagance à la sortie des fausses chapelles, en compagnie de faux Elvis ou de Captains América désenchantés. Partout en surface rayonnent les casinos et les grands restaurants, pleins de touristes, de joueurs, d'opulence : c'est l'image que veut renvoyer Las Vegas. Pourtant, six pieds sous terre, c'est une toute autre réalité : dans les galeries souterraines vivent des milliers de SDF qui ont tout perdu ou qui cherchent encore à tout gagner. Dans le noir complet et l'humidité, ils subsistent et survivent tant bien que mal, cachés de tous, avec, il l’espère, cette encore toute petite flamme d’humanité qui persiste, malgré la concurrence opulente des millions de néons.
Il cherche sa brune désertique parmi les passants et dans les airs, mais la profusion de lumière l’empêche sûrement de revenir et de déposer langoureusement son corps volant. Au détour des bars, pubs, « lounges », discothèques, systématiquement implantés dans les couloirs des hôtels, une absolue et monotone ressemblance lui saute aux yeux, qu’il faut néanmoins traverser pour rejoindre sa chambre, havre de paix.
Elle est là qui lui sourit tranquillement, comme si rien de toute cette folie ne la surprenait... Un dernier sourire et ces ultimes mots « Dors bien... Après l’enfer, le rêve reprend forcément sa place »
J'aime parce que cela me terrifie. Cet ogre insatiable qui se remplit de nos vides. Ces incessantes musiques de jackpot, le cliquetis grisant des pièces qui tombent, et qui nous enivrent comme le chant des sirènes. Et aucun de nous n'est jamais à l'abri d'un jour y succomber. J'aime, parce qu'au-delà de ces mots qui me disent quelque chose, je suis carrément dedans. Bousculée par la foule assoiffée, les yeux plissés, agressés par ces lumières qui ne s'éteignent jamais. Transportée dans cet univers si particulier où les néons côtoient les ténèbres, là où les femmes se dénudent alors que d'autres rêvent de pouvoir se vêtir. J'aime, parce que j'aime l'ambivalence. J'aime ton tableau réaliste, tristement contrasté, parce que la ville est une allégorie de l'individu, avec ses richesses et ses pauvretés, sa démesure et sa discrétion, ses lumières et ses ombres. Merci Carlos.