Au-delà du mythe de la fracture générationnelle
Conversation pointue : Le choc des générations, animée par Apolline Tarbé avec la présence de Stewart Chau, Léa Falco et Jasmine Manet

Au-delà du mythe de la fracture générationnelle

Par Apolline Tarbé , Temps de lecture : 10mn

La querelle est devenue un grand classique : les Boomers nous auraient légué un monde inhabitable et seraient incapables d’ouvrir les yeux sur leurs erreurs ; tandis que les jeunes seraient égoïstes, paresseux et ingrats. Et par-dessus le marché, ils ne voudraient plus travailler - il n’y a qu’à jeter un œil aux difficultés de recrutement des organisations pour s’en convaincre. 

La fameuse rengaine de la fracture générationnelle a eu un écho soudain sur les plateaux télé et les réseaux sociaux pendant la crise sanitaire du COVID-19. À en croire le récit médiatique, le dialogue intergénérationnel est de moins en moins fluide et cristallise bien souvent des points de tension - notamment autour des enjeux environnementaux.

La fracture générationnelle existe-t-elle seulement ? Si oui, qu’implique-t-elle réellement dans les organisations ? Et comment la dépasser ? Jeudi 14 septembre, la Maison de la Conversation accueillait expert.e.s et citoyen.ne.s pour répondre ensemble à ces questions. Retour sur un dialogue constructif et rassembleur autour d’un sujet qui divise. 

Ateliers lors de la conversation pointue : Le choc des générations


Fracture générationnelle : mythe ou réalité ?

Il est indéniable que la jeunesse d’aujourd’hui se démarque des générations qui l’ont précédée sur de nombreux points. Dans son livre La Fracture : comment la jeunesse d’aujourd’hui fait sécession co-écrit avec Frédéric Dabi, Stewart Chau fait état de multiples domaines dans lesquels les représentations, les opinions et les valeurs des jeunes diffèrent de celles de leurs aînés lorsqu’ils avaient le même âge. On y apprend ainsi qu’en 2021, plus de 80% des 18-30 ans avaient le sentiment de vivre une époque de la malchance - pas loin de deux fois plus qu’en 1999. Dans la même veine, 86% des jeunes estiment aujourd’hui faire partie d’une génération à part - un avis partagé par 19% des jeunes uniquement 20 ans plus tôt. 

Livre : La Fracture, comment la jeunesse d'aujourd'hui fait sécession : ses valeurs, ses choix, ses révoltes, ses espoirs... par Frédéric Dabi avec Stewart Chau

Sur le rapport au temps et au travail, la notion d’idéal, la vision de la politique et de l’engagement, la perception des sujets environnementaux, Stewart Chau et Frédéric Dabi identifient des réels points de rupture entre la génération des jeunes et leurs aînés ; au point de parler de “sécession” dans le titre de leur ouvrage. 

Mais ces constats sont fortement nuancés par d’autres observations :  

  • D’une part, l’enquête relatée par les deux analystes est considérablement marquée par l’actualité contemporaine du COVID-19. La crise sanitaire a en effet percuté de plein fouet une génération sur le point de prendre son envol ; et forgé chez les 18-30 ans un ensemble de sentiments et de représentations étonnamment homogènes qui contribuent depuis à alimenter l’idée de rupture et d’incompréhension avec les autres générations. La fracture pourrait donc être conjoncturelle et non pas structurelle. 

  • D’autre part, il semble qu’une partie des valeurs, traits de caractère et avis communément attribués à la jeunesse soient en fait le produit de l’époque dans laquelle elle vit plutôt que de la génération elle-même. Plus clairement, les jeunes sont parfois les premiers à subir des changements sociétaux qu’on leur impute. Stewart Chau illustre cette idée en prenant l’exemple de l’accélération du temps qu’on observe depuis des années dans tous les champs de la vie sociale : “souvent, on dit de cette jeunesse qu’elle porte cette accélération, voire qu’elle l’amplifie. Or, on voit dans nos enquêtes qualitatives auprès des jeunes qu’ils la subissent ! On a également un indicateur qu’on suit depuis les années 1960, qui suit les éléments qui rendent les 18-30 ans les plus heureux dans leur vie. Entre les années 1960 et aujourd’hui, vous avez la famille qui reste toujours au même niveau tout en haut, l’argent qui dégringole, et la notion de temps pour soi qui gagne plus de dix points en 10 ans. Je trouve que ça n’est pas anodin que la jeunesse soit à la recherche de temps pour soi”. 

“Ça n’est pas anodin que la jeunesse soit à la recherche de temps pour soi”

La notion de fracture générationnelle est donc à prendre avec des pincettes. Bien souvent, elle est utilisée à tort pour enfoncer une porte déjà grande ouverte. Car, faut-il vraiment s’en étonner ? Les temps changent et les jeunes d’aujourd’hui, qui ont grandi dans un monde radicalement différent de celui qu’ont connu leurs parents et grands-parents, ont leurs propres systèmes de valeurs, grilles de lecture et avis sur ce qui les entoure. Ce qui ne signifie pas pour autant que le dialogue intergénérationnel est rompu. 


Une “fracture” qui en cache d’autres

Au-delà du mythe de la fracture générationnelle, il existe bien des clivages sociaux - qui ne font pourtant pas l’objet régulier de tribunes dans les journaux ou de débats télévisés, alors qu’il est essentiel de s’en préoccuper. À commencer par les fractures intra-générationnelles au sein de la catégorie des “jeunes”. Car “la jeunesse n’est qu’un mot”, rappelait Pierre Bourdieu dans un entretien en 1978. À l’image de la société française dans son ensemble, elle ne constitue pas un bloc homogène. Ainsi, le niveau de bonheur des jeunes est étroitement corrélé à la classe sociale à laquelle ils estiment appartenir, ainsi qu’à leur niveau de diplôme. Sans surprise, les jeunes diplômés se considérant “privilégiés” sont trois fois plus à se dire “très heureux” que les jeunes des classes populaires défavorisées.    

“La jeunesse n’est qu’un mot”

Léa Falco , militante au sein du collectif d’étudiants et jeunes professionnels Pour un Réveil Écologique, observe que les discours autour des engagements environnementaux des jeunes passent très souvent à côté de ce prisme sociologique pourtant essentiel. “Le récit médiatique de la fracture générationnelle fait quand même oublier des questions de classe qui sont en fait complètement centrales”, avance-t-elle. Régulièrement invitée au sein des entreprises ou d’événements corporate pour parler d’enjeux environnementaux, elle doit constamment rappeler qu’elle n’est pas le porte-parole de sa génération : “quand vous allez dans une assemblée pour parler en tant que jeune, vous êtes très essentialisée ! Vous êtes la jeune de service. Systématiquement, on doit rappeler qu’on est pas représentatif”. 

“Le récit médiatique de la fracture générationnelle fait oublier des questions de classe centrales”

Et pour cause : les aspirations de sens au travail et de prise en compte des enjeux environnementaux dans les organisations sont très marquées sociologiquement. “On fantasme l’idée que le sens au travail et l’impact positif sur la société sont les nouveaux critères d’attente pour la jeune génération qui rentre sur le marché du travail, or c’est assez faux”, démontre Stewart Chau. “Quand on regarde les critères les plus importants des diplômés et moins diplômés pour le choix de leur travail, ce sont les mêmes que leurs aînés : gagner de l’argent et être en relation avec des gens. Ces deux critères arrivent très très loin devant les enjeux environnementaux”. 

Pour faire gagner de l’importance aux sujets environnementaux au sein des organisations, c’est peut-être sur cette fracture socio-économique qu’il faudrait se concentrer plutôt que sur un prétendu clash intergénérationnel. “Si c’est uniquement des gens comme moi surdiplômés et urbains qui s’emparent du sujet environnemental, ça ne marchera pas”, analyse Léa Falco, pragmatique.


Un mythe repoussoir d’action

Si le mythe de la fracture générationnelle a la peau si dure, c’est peut-être parce qu’il est un formidable générateur d’inertie, très pratique pour retarder les décisions difficiles. À force de côtoyer les milieux d’affaires et politiques, Léa Falco a bien compris à quel point il était compliqué pour les personnes décisionnaires d'enclencher des changements radicaux sur le plan environnemental. Dans ce contexte, les discours projetant des intentions sur la jeunesse, quelles qu’elles soient, permettent aux personnes de se déresponsabiliser à l’instant T. Parfois, le stratagème se cache derrière un encensement de la jeunesse à propos de ses prises de conscience et ses futures capacités d’action. “On a énormément entendu le discours : notre temps est fait, maintenant votre génération va relever le défi environnemental, vous êtes jeunes, vous avez de l'énergie…” raconte Léa Falco. “Mais c’est démoralisant ! L'altérité permet de repousser systématiquement les choses, de dire : c’est pas à moi d’agir”. 

Conversation pointue : Le choc des générations

À l’extrême inverse, les jeunes sont parfois fustigés pour leur manque de cohérence, leur hypocrisie, leur fatalisme, leur radicalité… des critiques qui n’apportent rien au débat, d’après Léa Falco. “Les jeunes, comme tout le monde, vivent dans le monde dans lequel ils grandissent, avec le référentiel de leur époque. Dans notre époque, ce qui est valorisé, c’est d’aller vite, loin, de posséder des choses… et ça, c’est simplement pas compatible avec ce qu’on est en train de vivre et ce qu’il faut qu’on fasse. On ne peut pas demander à une génération entière de jeter tout ça d’un coup, en faisant abstraction du monde dans lequel on vit”. Le discours de backlash est alors particulièrement contre-productif en ce qu’il obstrue la réflexion sur les sujets qui importent réellement. 

“On ne peut pas demander à une génération entière de jeter tout ça d’un coup, en faisant abstraction du monde dans lequel on vit”

Selon l’activiste par ailleurs autrice de l’essai Faire écologie ensemble : la guerre des générations n’aura pas lieu ; il est urgent de dépasser le clivage artificiel entre les “jeunes” et le reste de la société : “je considère que le mythe de la fracture cache l’étape prochaine du combat environnemental, qui est de réussir à trouver des points de convergence sociaux qui pourront créer un projet politique chouette dans lequel tout le monde pourra se projeter”. 


Derrière le mythe de la fracture, un besoin urgent de collectif

En tant que lieu de socialisation et d’action collective, le travail pourrait être le maillon essentiel de la construction de ce projet commun. Les organisations ont l’immense avantage de pouvoir réunir un grand nombre de personnes très différentes autour d’une même ambition. Il est donc grand temps pour elles de dépasser la sémantique du choc des cultures professionnelles entre jeunes et seniors pour mettre tout le monde autour de la table. 

Jasmine Manet, Léa Falco, Appoline Tarbé, Stewart Chau et le citoyens et citoyennes venu.e.s partager une conversation pointue

Jasmine Manet , co-fondatrice de l’ONG Youth Forever qui s’intéresse au rapport des jeunes au travail, œuvre à créer ces alliances au sein des organisations. Régulièrement sollicitée pour intervenir sur les sujets du recrutement et de la fidélisation des jeunes talents, ou encore sur les attentes des jeunes générations ; elle invite toujours à retourner le problème. “Je remarque qu’on a une approche très RH des sujets”, explique-t-elle. “Tout le monde rencontre la même problématique d’attractivité et de rétention des salariés, alors on s’engouffre dans une sur-individualisation du travail en faisant de plus en plus de sur-mesure, de flexibilité, de marque employeur… alors que de l’autre côté, on a un besoin urgent de collectif et de temps long”. 

“On a un besoin urgent de collectif et de temps long”

Expliquer les difficultés de recrutement des jeunes par leurs attentes en termes de sens, d’équilibre ou de flexibilité, et y répondre en modifiant les conditions de travail à la marge équivaut donc à foncer dans le mur. Car la mutation que les organisations doivent entamer dès aujourd’hui est bien plus profonde et transversale. “Qui va faire ce dont on a besoin collectivement en tant que société, à savoir transformer les paquebots énormes de l’économie ?” interroge Jasmine Manet. “Comment on arrive à avoir des gens en interne, formés, capables de le faire ?” Le défi à relever nécessite un dialogue entre les générations, certes, mais aussi une réconciliation entre les différents métiers, services, secteurs… “c’est pas une question d’âge, dans la majorité des cas”, résume-t-elle. 

“C’est pas une question d’âge, dans la majorité des cas”

Ne nous voilons pas la face : les fractures existent, mais elles ne sont certainement pas dues à l’écart générationnel. Ayons l’honnêteté et le courage de briser le mythe de la fracture générationnelle car la tâche qui incombe aux organisations est immensément plus ambitieuse qu’un simple changement de politique managériale pour se mettre à la page. 


Pour aller plus loin : 

Lucie Boutez ⏚

Chargée de projet Influence @On Est Pret 🤳 Activiste et animatrice engagée pour la justice sociale et climatique 🌱 Born in 369,7ppm

1 ans

Superbe article ! Merci !

Anaëlle Guérin

Rendre à votre histoire sa densité humaine grâce aux archives orales 💬 Gérante de Bird I Préserver votre mémoire, transmettre votre histoire & fédérer autour de votre patrimoine ⏯

1 ans

Un article passionnant et très enrichissant, merci beaucoup. Cela donne envie d'être aux prochaines conversations ! Et la phrase de Jasmine Manet résonne particulièrement en moi : “On a un besoin urgent de collectif et de temps long”. Je l'observe à mon échelle dans les entreprises (et territoires également) pour lesquelles je travaille sur la mémoire. S'inscrire dans le temps long, partager, prendre en compte les parcours individuels tant autant que ce qui est construit collectivement, ne pas cloisonner, et mieux penser le présent et l'avenir.

Annabel Roux ⏚~

Designer de services, tête chercheuse et facilitatrice co-design et design spéculatif @ futurons.org, Zoepoliticienne ~ Saint-Malo ~ Rennes ~ Marseille ~ Paris — 325,9 PPM — 4,5 t eqCO2

1 ans

Merci Apolline pour cet article fouillé qui ouvre des questionnements extrêmement féconds.

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