Avec l’été, tout change
Avec la saison estivale, nous voici soudain en dehors du cadre, à l’écart de notre environnement professionnel, des contingences domestiques, éloignés de nos automatismes les mieux rodés au quotidien, en la seule présence de notre conjoint, de nos enfants, de nos amis. Parfois même confrontés à la solitude. Et tout change.
Dans ce contexte, comment réagir ? Personnellement, cette impression de vide, au seuil de l’été, génère en moi une angoisse profonde — l’an dernier, je me suis stupidement blessé dès les premiers jours de vacances. Parce que je ne suis plus protégé par mon cadre familier, émergent en moi la peur de l’inconnu, la peur de l’ennui, la peur de l’autre… Hors de ma routine, je vais devoir me réajuster dans ma relation à mes proches. Je peux aussi céder à la tentation d’une retraite au fond d’un monastère où je ne serai pas seul intellectuellement ni émotionnellement, mais en relation avec Dieu.
Sur mon lieu de villégiature, vont remonter mes souvenirs de vacances quand j’étais enfant. Si avec le temps, je les ai embellis, je serai dans le regret. Si au contraire se ravivent des images négatives, je vais développer des symptômes liés à ce que j’ai mal vécu dans mes relations avec les parents, la fratrie. Cette période de vacances apparaît comme un moment récapitulatif de la relation à l’autre — l’être aimé et les autres en général. Une première réaction peut être de se protéger de l’oisiveté et de l’intimité : j’emporte une pile de bouquins, je veux m’occuper, ne pas perdre mon temps, éviter le tête-à-tête. Je peux aussi me jeter dans l’hyperactivité physique (le sport, la marche intensive). Une autre réaction consisterait à ne plus bouger et à se réfugier sous la couette sous l’effet de la panique.
Personnellement, je me suis fixé certaines règles que je m’attache à respecter. La première m’invite à accueillir l’imprévu. La méditation peut m’y aider : je fais le vide et je regarde ce qui vient. Je laisse venir les sensations, les sons, la lumière, les images à l’intérieur de moi, mais aussi les rencontres. Tout imprévu a un sens : je l’accueille ou je recule si m’étreint l’inquiétude — je trouve la bonne distance.
La deuxième règle serait de m’engager à être bienveillant, courtois, respectueux avec mon conjoint — plus encore qu’en temps normal. Autrement dit, je décide de ne pas « tuer l’autre » (par une remarque désobligeante, une absence, une négligence…). En cas de tension, je « fais le tour du pâté de maison ».
Troisième règle : j’accepte de rencontrer le vide (vacance, vacuité, viduité). J’admets ma solitude existentielle (si je meurs là maintenant, personne ne s’en soucie) et ontologique (qu’est-ce que je fais encore sur terre à mon âge ?). Ce qui implique de savoir gérer la polarité entre mon besoin de relation (nous sommes des êtres de relation) et mon envie de non-relation. Accueillir le vide, c’est laisser mon corps et ma pensée se reposer — si je ne fais pas le vide en moi, je ne laisse pas l’univers me parler. Je me confronte à l’acte de foi. Dans le vide, je fais le deuil de la fusion. Pour certains, le vide signifiera « ne pas se sentir aimé », pour d’autres, ce sera le vertige de l’inutilité. Cette sensation de vide peut appeler le désir de fusion dans la « nostalgie de l’ailleurs » avec pour conséquence de dériver vers la création d’une transcendance. Je crée un Dieu de toutes pièces et je veux fusionner avec lui. Ce qui m’éloigne de la rencontre avec les autres.
Ce qui distingue une retraite de dévotion d’une retraite autonome (dans son rapport à Dieu), c’est la qualité du questionnement intérieur : je n’essaie pas d’écouter ce pour quoi je suis sur terre par pure dévotion, mais simplement pour développer la part divine qui est en moi (mes talents, mon potentiel). Ce moment de vacance(s) m’invite à aller chercher mon identité vraie — je ne suis plus en train de me bagarrer au quotidien pour trouver ma place, gagner ma vie, bâtir ma vie affective. Je vais pouvoir tester — dans ce moment de hors cadre — de quelle manière je vais être auteur de ma vie, affranchi de mon éducation et de mes conditionnements.
Quatrième règle : je revisite ma relation avec la personne qui partage ma vie. Où en suis-je dans ma relation d’amour avec elle ? Ce moment est celui d’un réalignement corps-cœur-esprit. Comment vais-je développer mon authenticité avec l’autre (mon conjoint, mes enfants, mes amis) ? Est-ce que j’en reste au niveau fraternel (je ne tue pas l’autre, mais je n’ai pas d’affects) ? Est-ce que suis sur le mode philia (tous ensemble sur le même bateau, chacun selon ses compétences, pas d’affects) ? Ou sur celui de l’amicalité ? A ce dernier niveau, commence la réciprocité et avec elle la nécessité de nettoyer ses relations familiales précoces pour éviter la fusion ou le rapport de forces.
On voit bien ici que les vacances d’été nous offrent à chacun l’occasion de repérer les endroits où nous sommes soit dépendants, soit indépendants, pour aller vers l’autonomie. Autrement dit vers la conscience d’une identité propre en relation avec l’autre.
Juillet 2018 Pierre BAILLON pbaillon@nordnet.fr