Beau dossier PointsDeVente sur le commerce (dont enquête ViaVoice)
dossier préparé par CéCILE BUFFARD
14 juin 2015
Commerce
A-t-il perdu son âme ?
Consommation atone, baisse de la fréquentation des centres commerciaux, taux de vacance élevé dans certains centres-villes : les indicateurs du marché du commerce font état de la morosité conjoncturelle et du désamour progressif des Français pour la grande distribution. me, es-tu là ? Le magasin n’est plus le lieu de désir qu’il a été. Mais rien n’est perdu pour les commerçants physiques. Ils possèdent la clé de l’acte d’achat : la relation client. Reste, à affirmer une identité remarquable, via un merchandising ciblé et un marketing différenciant. Et renouer avec les fondamentaux du commerce – l’échange humain et l’ancrage territorial – pour lui redonner une âme.
1883 Les vitrines du flamboyant Bonheur des Dames illuminent la place Gaillon, dans le 2e arrondissement de Paris. “Du monde les regardait, des femmes arrêtées s’écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise” écrit émile Zola, comparant le grand magasin à une machine moderne et attirante. Un lieu de vente où les femmes se pâment devant les étoffes, où les bourses se délient et où les vendeurs jouent des coudes pour attraper les meilleurs clients. Image d’épinal du commerce? Une chose est sûre, cette représentation du magasin comme un concentré d’âmes acheteuses contraste singulièrement avec les grandes surfaces, fonctionnelles mais froides, qui prévalent depuis la seconde partie du XXe siècle. “À partir des années 60, le commerce a totalement changé de régime pour passer du stade artisanal au stade industriel”, rappelle Pascal Madry, président de Procos. Un gigantisme, une abondance qui, s’ils ont fait rêver des générations de l’après-guerre marquées par le rationnement, laissent désormais indifférents. “Nous sommes passés d’une consommation de besoin, où le volume primait sur l’envie, à une consommation plus qualitative”, explique Christian Dubois, partner chez Cushman & Wakefield. Les cathédrales de la consommation séduisent moins que les concepts de proximité. Pis, pour 77 % des Français interrogés par Viavoice1, le commerce a bel et bien perdu son âme.
Coeurs de villes en difficulté, locaux vacants, centres commerciaux vieillissants ou, à l’inverse, flambant neufs mais en mal de visiteurs – c’est le cas du Millénaire, à Aubervilliers –, le commerce physique traverse une crise identitaire. “La plupart des marchés sont dans une phase d’épuration, avec une diminution du nombre de leurs acteurs – c’est le cas de la culture, du textile ou de l’alimentaire – et des alliances à l’achat dans la grande distribution”, observe Yves Marin, senior manager chez Kurt Salmon. Dans ce contexte troublé, la question de l’âme du commerce n’a rien d’anodin. Elle est même au centre des préoccupations des acteurs du secteur. “On peut parler de chiffres, de taux d’efforts, de valeurs locatives mais la réalité, c’est que nos métiers, y compris celui de la commercialisation, ont totalement évolué. Les commerçants qui n’apportent pas un supplément d’âme ont perdu la partie”, concède Christian Dubois. Comment redonner vie à ces commerces, qu’ils soient situés en périphérie ou nichés dans le coeur des villes? En les rendant désirables, aux yeux des consommateurs.
La loi du marché
Conséquence de la crise de 2008, l’appétit des Français, tout comme leur porte-monnaie, ont diminué. L’offre commerciale, en revanche, ne cesse d’augmenter. “En France, on crée plus de mètres carrés que ce que la consommation est capable d’absorber. Cette financiarisation du secteur engendre un décalage par rapport aux besoins réels des consommateurs. Cela contribue à affaiblir la valeur ajoutée du commerce”, soutient Pascal Madry. Tant que chaque centre commercial qui se créait profitait de sa propre zone de chalandise, tout allait bien. Mais la frénésie d’expansion géographique des acteurs du marché a tôt fait de mettre en concurrence les centres commerciaux entre eux. L’irrésistible ascension du e-commerce – les dépenses en ligne des Français atteignent 57 Mds€ en 2014, soit une progression de 11 % par rapport à 2013, selon la Fevad – a achevé de saturer l’offre marchande, pénalisant les ventes des magasins physiques. “Quel que soit leur format, du petit magasin au centre commercial, il va falloir trouver des solutions pour regagner du volume et du trafic.
Depuis 2008, le commerce connaît une double crise des volumes et de la valeur”, analyse Olivier Badot, docteur en économie industrielle et anthropologie, Professeur à l’ESCP Europe. En s’engouffrant dans la brèche de la guerre des prix, les distributeurs sont parvenus à récréer un peu de trafic mais cela s’est fait au détriment de la valeur. “C’est assez désespérant de voir à quel point la génétique de la grande distribution l’empêche de s’adapter à la nouvelle donne. Dès que la conjoncture se dégrade et que la concurrence s’intensifie, le premier réflexe pour ne pas perdre en rentabilité est de comprimer les coûts et de casser les prix”, déplore l’économiste Philippe Moati, cofondateur de l’ObSoCo. Mal leur en prend. La valeur restant le meilleur atout pour sortir du lot, sacrifier l’expérience et le service sur l’autel du prix relève du suicide.
Et pour cause. Repu de biens de consommations, noyé sous le choix, le client moderne ne demande qu’à être surpris et sorti de sa torpeur routinière. Surtout lorsque les offres se suivent et se ressemblent. “Un consommateur qui fait son shopping peut choisir entre quatre lieux de vente : le centre commercial, le retail park, la boutique de centre-ville et Internet. Et si, sur chacun de ces canaux, il trouve toujours la même chose, il finit par se lasser”, résume Christian Dubois. Pressées d’investir d’autres territoires sur un marché de la distribution devenu mature, les grandes chaînes de magasins, tout particulièrement de prêt-à-porter, se sont multipliées dans les retail parks, les centres commerciaux et dans les villes. Cette uniformisation qui va de pair avec l’internationalisation de ces enseignes (à l’exception de la langue, rien ne distingue un Zara chinois, d’un Zara russe ou français) a rendu le shopping insipide. Or, gagner en attractivité implique d’enthousiasmer les foules. “Le consommateur a une vie tellement éclatée qu’il va minimiser les coûts de transaction à l’offre. Il ira au plus facile et pour le faire sortir de sa zone de confort, il faudra que ça en vaille le coup, qualitativement et quantitativement”, affirme Olivier Badot. En somme : lui en donner pour son argent. Le désir du client se cultive.
Affirmez-vous?!
Que vous vous appeliez Aldi, Ikea ou Monoprix, le combat est le même : pour se démarquer des concurrents, rien de tel que d’exprimer sa personnalité. “La clé est d’avoir un positionnement marketing cohérent et que la promesse client soit incarnée de façon claire, note Yves Marin. L’important est de toujours être dans le “-est” : biggest, cheapest, largest, closest (etc.)”. Discount, luxueux ou généreux en références… Qu’importe le parti pris adopté par l’enseigne, c’est lui qui va donner la tessiture de sa voix commerciale. “Il y a autant d’âmes qu’il y a de commerces”, souligne Gérard Atlan, président du Conseil du Commerce de France. Nespresso a appliqué les codes du luxe à un produit de grande consommation : le café. H&M a révolutionné le marché de la mode avec ses cycles ultra-courts et Starbucks, démultiplié les points de contact, de la restauration à la GMS.
Le succès de ces entreprises repose sur le fait qu’elles ont su proposer, à un moment donné, un modèle innovant, parfois à contre-courant de ce qui existait sur leur marché. Pour Yves Marin, la différenciation reste l’apanage du marketing : “pendant longtemps, le marketing n’était pas considéré comme un levier puisque les retailers n’en avaient pas besoin pour faire rentrer les gens dans leurs magasins. La saturation du parc les oblige à revoir la commercialité de leurs concepts”. Une réflexion que sont en train mener, notamment, les enseignes de parfumerie sélectives, sur un marché en pleine concentration (le récent mariage Douglas-Nocibé), où les parfums de niche gagnent des parts de marché croissantes.
Affirmer son identité en rayons passe par une politique d’assortiment et un merchandising spécifiques à chaque point de vente. Y compris dans les centres-villes. “Depuis que les chaînes de distribution ont préempté le commerce de proximité, elles ont imposé une standardisation dans les points de vente”, constate Ganaël Bascoul, cofondateur de SoonSoonSoon. Ce dernier regrette l’obsession des groupes intégrés à décider, depuis leur siège, de l’aménagement intérieur et extérieur des magasins régionaux. “Ce qui fait la force du commerce de proximité, c’est justement sa singularité, son caractère et son exclusivité”, insiste-t-il. Ancrer le commerce dans son territoire en le laissant aux mains de managers locaux est une façon de le reconnecter avec la ville et ses habitants. “L’animation, le merchandising et l’assortiment doivent s’intégrer dans la vie locale, plutôt que d’être parachutés depuis Lille ou Paris un peu partout en France”, poursuit le spécialiste. À travers des accords avec des producteurs locaux, des animations rythmées par l’agenda municipal et un référencement qui fait la part belle aux spécialités régionales, le magasin marque sa différence. “L’âme d’un point de vente est devenue son meilleur argument concurrentiel”, admet Yves Marin. D’autant qu’en face, commencent à s’élever des champions de la désintermédiation : Amazon, Google, ou encore, les marques elles-mêmes qui n’hésitent plus à prendre le relais de la distribution.
Raison et sentiments
Mais aussi puissants soient-ils, il manque aux géants du web un élément majeur de la relation avec le consommateur : le magasin physique, vecteur d’émotions qui conduiront (peut-être) à l’achat d’impulsion. En effet, si le commerce reste lié à une rationalité forte – le prix, le service, l’efficacité restent les trois items cités en priorité par les clients d’enseigne interrogés par Viavoice (voir "Le verdict des consommateurs") – c’est le relationnel qui l’emporte sur tout le reste. “Ce que demandent les consommateurs, c’est de la considération de la part des commerçants. La fidélité figure dans le top 5 de leurs attentes. Ils veulent être reconnus, valorisés, récompensés”, analyse Irina Tshelnakova, directrice conseil et responsable activation marketing de l’institut.
Le rôle du vendeur est, évidemment, central. “Il faut accueillir le client comme si vous le receviez chez vous”, confirme Gérard Atlan. Ce tandem vendeur-acheteur s’articule, selon le philosophe Vincent Cespedes, entre deux axes : l’onde de choc et l’onde de charme. Le jeu, pour le vendeur, est de faire en sorte que le charme l’emporte d’un pouce sur le choc, très précisément à hauteur de 51 %. “L’idée est de former les vendeurs à un système de 48 valeurs afin qu’ils puissent diagnostiquer, très vite, les émotions et les réactions des différents clients qui se présentent à eux et s’adapter en conséquence”, explique le philosophe. La société Matkaline, dont il est le co-fondateur, a ainsi mis en place un algorithme capable de décrypter 400 000 milliards d’interactions. “Une véritable algèbre du client”, résume Vincent Cespedes qui conçoit la vente comme une thérapie brève, et le magasin, comme “une pharmacie de l’âme et du coeur”.
Le commerce gagnerait-il à faire son auto-analyse? C’est aussi la conviction de Jean-Jacques Gressier, PDG de l’Académie du Service. “Beaucoup de commerces ne vont pas bien parce qu’ils ont perdu leur âme et ne savent pas comment la retrouver. Sans doute devraient-ils commencer par une démarche d’introspection par rapport au métier qu’ils exercent”, suggère-t-il. Le meilleur moyen de revenir aux fondamentaux du commerce, c’est de commencer par le commencement, à savoir, la rencontre avec l’autre. “Redonner une âme à son magasin revient à se demander : quelle expérience j’ai envie de vivre avec mes clients?”, ajoute le PDG. L’approche par les sens est une piste intéressante. De fait, le magasin engage nos cinq sens. Pour l’anthropologue américain, Paco Underhill, les commerçants oublient trop souvent que les clients sont, avant tout, des êtres humains, avec seulement deux bras pour porter un panier de courses et leurs effets personnels, des pieds que les piétinements fatiguent, un ventre qui crie famine à l’heure du déjeuner et un cerveau qui s’ennuie d’attendre trop longtemps à la caisse. “Ce que les gens voient, entendent, sentent ou touchent fait partie de l’expérience client. Hélas, peu de commerçants exploitent cette opportunité”, déplore-t-il. Sous-estimé, le marketing sensoriel n’a pourtant rien d’inédit. Zola décrivait déjà les effluves d’eau de violette émanant d’une fontaine astucieusement placée au rayon parfumerie du Bonheur des Dames. Plus contemporaine, l’enseigne américaine Lush, spécialisée dans la cosmétique naturelle, a fait de sa marque de fabrique la mise en scène (les savons sont à la coupe) et l’accès direct à ses produits (on peut les tester en magasin). Une façon de créer le lien avec les clients.
Humanisme marchand
Car c’est dans sa fonction sociale que le commerce physique trouve son sens. Et ses racines. “Tous les discours datant de l’époque de la Renaissance évoquent un humanisme marchand, selon lequel l’échange marchand est une forme de l’échange en général”, indique éric Marquer, maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris I. Le capitalisme marchand repose sur quatre valeurs : celle du produit (la marchandise), celle de l’usage (le consommateur), la valeur transactionnelle et la valeur fétiche, symbolique et productrice de salut. “L’âme du commerce réside dans la capacité à adresser ces différents niveaux de valeur”, souligne Olivier Badot. Il ne serait pas absurde de penser, alors, que la grande distribution moderne ne serait qu’une parenthèse dans l’histoire, où le commerce se replie sur sa fonction utilitariste. En devenant plus humain, en retrouvant un rôle fédérateur au sein de la cité, en harmonie avec les politiques locales, il ne fait que recouvrer sa dimension originelle. “Le mot commerce est tridimensionnel : il désigne à la fois le commerce des biens, celui des affects et celui des idées”, explique le sociologue et expert de la postmodernité, Michel Maffesoli. La vente n’a de sens que si elle prend en compte cette conception holistique du commerce. “Au fond, les grands lieux de commerces ne sont pas des lieux simplement fonctionnels. On se rend au supermarché pour acheter sa boîte de petits pois mais aussi pour frôler, draguer, rencontrer. C’est ce qui donne un supplément d’âme au commerce”, continue le sociologue, comparant les magasins d’aujourd’hui à ce qu’étaient les foires du Moyen-ge, hauts lieux d’échanges et de lien social. L’enjeu, pour les commerçants, va donc être de transformer le magasin en un endroit que l’on a envie de fréquenter. Avec un objectif : remplacer le besoin par l’envie.
D’ailleurs, à en croire Michel Maffesoli, c’est toute notre société dans son ensemble qui témoigne d’un retour de l’émotionnel. Le commerce n’échappe pas à la règle. “Ce nouvel esprit du temps” se traduit par une montée du qualitatif, poussée par les jeunes générations qui obligent les commerçants à s’intéresser à autre chose qu’à la fonction purement marchande de leur activité. “L’important, c’est le prix des choses sans prix, définit le sociologue. Le qualitatif est la préoccupation de ce qui est spirituel, par opposition au matérialisme qui a dominé au 19e et durant une bonne partie du 20e”. Travailler sur la dimension symbolique de la consommation – on n’achète pas une robe mais tout ce qu’elle représente – va permettre au client de nourrir un lien affectif et pérenne à l’enseigne. “Il faut établir avec le consommateur une connivence qui dépasse l’acte utile d’achat : partager des valeurs, un accompagnement, du service. Si j’ai l’impression que l’autre a à coeur de m’aider, je vais lui en être reconnaissant. Cette empreinte émotionnelle va fidéliser le client”, démontre Philippe Moati. Et quand bien même, dans l’imaginaire collectif, cette proximité semble mieux s’incarner dans le petit commerce, le grand n’en est toutefois pas dépourvu. La preuve : les centres commerciaux commencent à intégrer une autre caractéristique de la postmodernité : l’esthétisation.
Lieux de vie, siège de l’âme
Être sexy. C’est le leitmotiv de ces nouveaux centres qui se parent des atours les plus spectaculaires. Les Terrasses du Port, à Marseille, misent sur leur cadre exceptionnel et disposent d’une terrasse de 200 m2 surplombant la Méditerranée. Le projet des Allées Shopping de Bayonne capitalise, lui aussi, sur son environnement, avec une vue panoramique de la chaîne des Pyrénées. Les matériaux se sont anoblis : le bois, le marbre, le végétal sont désormais à l’honneur. “La qualité sensible est plus forte, moins mécanique”, précise Patrick Roux, directeur général de Saguez et Partners. Fini, les bâtiments fermés, privés de lumière naturelle, les matériaux industriels et les allées sans charme : “la grande transformation des centres commerciaux, c’est leur ouverture à la vie”, affirme Patrick Roux. Ces mégacentres se transforment en lieux de destination où des espaces sont conçus pour flâner, se restaurer, travailler, discuter. Les animations culturelles, sportives, artistiques se multiplient, transformant le centre commercial en un véritable carrefour des habitants de la cité. Une ville dans la ville. “Tout le monde a compris que pour décider le consommateur à prendre sa voiture pour venir dans un centre commercial, il fallait lui promettre plus que des magasins. L’harmonie entre le lieu, les services et l’offre commerciale est devenue essentielle”, note Jean-Michel Silberstein, délégué général du CNCC. L’effacement de la frontière entre commercial et non commercial est un élément de la relance de ces grands formats. Mais il n’est pas le seul. Contre toute attente, le digital, aussi, peut apporter au commerce un supplément d’âme. “Le centre commercial du futur aura la capacité de maintenir des liens avec le consommateur en mobilité et ne se limitera pas à la perception du commerce dans son environnement physique”, annonce Jean-Michel Silberstein. Immatérielle, l’âme peut prendre corps dans n’importe quel support : mobile, physique ou numérique. Cette viscosité du commerce est l’une des mutations attendues par Olivier Badot : “le commerce doit coller aux gens là où ils se trouvent, aussi bien physiquement que mentalement. Cela vaut pour les pop-up stores, les magasins de flux, la proximité et même le smartphone, associé aux technologies ubiquitaires”. Et parce qu’il va coûter très cher de livrer les gens chez eux dans l’heure, le spécialiste anticipe que les commerces physiques alimentaires, sous forme de petits formats visqueux, resteront d’irréductibles survivants au digital. “L’un des avantages de l’arrivée massive du digital, c’est que tous les gens de l’économie réelle ont compris à quel point le capital humain était important”, observe Martin Piot, directeur général de l’agence W. Drives piétons, click & collect, espaces de personnalisation, digitalisation des stocks ne sont que les nouveaux outils des commerçants pour rester en contact avec le client. La révolution du commerce ne passera pas par le remplacement de l’homme par Internet mais plutôt par une complémentation des canaux. “L’interaction et la réversibilité sont les parangons de l’époque postmoderne. Ce n’est pas le petit commerce ou le grand commerce ou le e-commerce. Tous ces formats deviennent complémentaires”, assure Michel Maffesoli. La résurrection de la Fnac en témoigne. Promise, il y a deux ans, à une mort certaine, la belle endormie est en train de renaître de ses cendres, dans une version multicanale. Signe que si le format change, l’âme demeure.
“Le commerce est un humanisme”
éric Marquer, maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris I
“L’évolution du commerce fait que l’on a tendance à le représenter comme une pratique déshumanisée car on pense à la grande distribution, au grand commerce. Mais pour ceux qui le pratiquent, il s’agit, avant tout, d’une activité d’échanges. Une pratique humaine et humaniste. Dès le XVIIIe siècle, le commerce désignait
toute forme d’échange mais, également, une activité moderne, ouverte. C’est aussi une forme d’aventure. Au XVIIe siècle, les marchands se décrivaient comme des aventuriers, des découvreurs, des marins qui explorent de nouvelles terres, voyagent dans des contrées lointaines, pour ouvrir de nouveaux chemins. L’innovation est aussi importante que la recherche du profit. C’est toujours le cas aujourd’hui. Même dans de très grosses entreprises comme Apple, au-delà du succès commercial, l’idée que le commerce crée de la valeur en fabriquant des objets est présente. Il n’y a qu’à regarder cette fascination religieuse que les gens ont pour la High Tech. Le commerce n’est pas une activité neutre. Quant à savoir si la consommation rend heureux… Et bien je dirai oui, il y a un vrai bonheur du consommateur. Les gens n’y font plus attention aujourd’hui mais il existe une idée moderne qui, à mon sens, devrait avoir une longue vie : le fait de pouvoir acheter tout ce que l’on veut, autant que l’on veut, est une expression de notre liberté”.
Trois questions à Michel Maffesoli, sociologue
“Nous sommes passés de l’homo economicus à l’homo eroticus”
• Comment le commerce s’inscrit-il dans notre société postmoderne?
Il est au fondement même du lien social. D’un point de vue anthropologique, c’est un élément fondamental de
notre espèce animale qui parle et qui échange. Quand on regarde, sur la longue durée, les histoires humaines, dans toutes les civilisations, on voit comment le commerce a favorisé du lien. En Europe, par exemple, l’église n’interdisait pas le commerce le dimanche, bien au contraire, puisque cela lui ramenait des clients?! Il fallait voir les foires et les marchés qui s’installaient autour des églises et des cathédrales. Cela montre la complémentarité entre le matériel et le spirituel mais souligne, également, le rôle que jouait le commerce. Dans la parenthèse moderne, nous avons évacué cet aspect-là mais, à mon sens, cela reviendra, inéluctablement.
• Vous pointez là du doigt la question de l’ouverture des commerces le dimanche…
La France est en retard d’une guerre là-dessus alors qu’ailleurs tout est ouvert tout le temps?! Il n’y a rien d’aussi triste qu’une ville le dimanche. L’ouverture des commerces le dimanche est révélatrice d’un dynamisme sociétal. Il est frappant de voir la vitalité qui entoure un marché. Or, de par nos frilosités institutionnelles, politiques et syndicales, ce dynamisme nous fait défaut. L’Europe, en général, a longtemps été le laboratoire de la modernité. C’est là où s’est faite la grande rationalisation du monde : la protection sociale, l’institutionnalisation etc. Aujourd’hui c’est à Sao Paulo, à Chicago ou à Séoul – des villes où l’excitation commerciale bat son plein – que l’avenir se dessine. La France est restée bloquée sur un modèle dix-neuvièmiste, fondé sur l’aseptie et la protection des ouvriers. De bonnes intentions qui ont pour effet pervers la mort de la société et poussent nos jeunes à quitter la France pour aller vivre à Londres ou Barcelone.
• Les hypermarchés sont-ils devenus de nouvelles églises?
Oui. Dans le mot religion, il y a “reliance”, l’idée de relier. L’église était l’endroit où l’on se reliait à l’autre. Dans les hypermarchés, quelque chose aussi rejoue le désir de toucher l’autre. D’entrer en relation, en communion avec l’autre. Nous avons quitté l’ère de l’homo economicus pour entrer dans celle de l’homo eroticus : une dimension où l’affect et les passions jouent un rôle important. C’est que l’on appelle les communions émotionnelles. Et de fait, le commerce s’inscrit dans ces communions émotionnelles. Nous avions oublié que notre animalité avait besoin de rentrer en contact avec l’autre.
Le commerce nous rappelle que l’on n’existe que par et sous le regard de l’autre. Le commerce est l’endroit privilégié de cette création de soi par l’autre. Selon une métaphore sociologique allemande, la société, c’est le pont et la porte : il ne peut y avoir de porte que s’il y a un pont. Le commerce est ce pont, qui fait entrer en contact avec l’autre et l’emmène jusqu’à la porte.
Au Bonheur des Dames
Le grand magasin vu par Zola
L’opposition entre grand et petit commence n’a jamais été aussi bien décrite que dans le Bonheur des Dames. Dans le moins noir des romans de la série des Rougon-Macquart, émile Zola loue les bienfaits de la modernité et dévoile les prémices du marketing.
“C’était, dans sa fraîcheur gaie, un vaste développement d’architecture polychrome, rehaussée d’or, annonçant le vacarme et l’éclat du commerce intérieur, accrochant les yeux comme un gigantesque étalage qui aurait flambé des couleurs les plus vives”. À la lecture de ces lignes tirées d’Au Bonheur des Dames d’Emile Zola, on réalise que la grande distribution n’a pas toujours été la mal-aimée qu’elle est devenue. Si, en 2015, la nostalgie du petit commerce gagne le coeur d’une partie des consommateurs (en période de crise, le repli vers un passé idyllique est un réflexe de protection face à l’angoisse de l’avenir), deux siècles plus tôt, les grands magasins étaient le lieu de tous les débordements : marchandises, argent, passions. De la vie, en somme. Et tant pis pour ceux qui n’ont pas su prendre le train en marche. “Il y a une grande violence dans le présupposé darwinien de Zola selon lequel, les plus forts l’emportent et les plus faibles sont vaincus. Ce qu’il veut montrer, c’est l’erreur de ceux qui s’entêtent. À l’inverse, Octave Mouret, propriétaire du Bonheur des Dames, prend des risques. Il met en jeu son capital, fait preuve d’audace. C’est pour cela qu’il réussit”, analyse Alain Pagès, Professeur à l’université de la Sorbonne nouvelle. Si le postulat adopté par l’écrivain n’est pas tout à fait réaliste – tous les petits commerçants du 19e ne sont pas morts?! –, il sous-tend, malgré tout, l’idée que, oui, le grand commerce peut avoir une âme.
Prémices du marketing
Cette âme s’incarne dans la grande maison qui fait vivre, dormir et manger ses employés. “L’âme du grand commerce est représentée par cette petite société qui fonctionne presque de façon autonome au coeur du grand Paris”, ajoute Alain Pagès. Une utopie sociale, cependant, qui repose davantage sur l’efficacité et le génie marketing que sur des convictions humanistes. “Pour Zola il ne suffit pas de vendre ou d’acheter, mais il faut que tous les acteurs soient impliqués dans la chaîne pour que le commerce fonctionne”, ajoute l’enseignant. Rien n’est laissé au hasard. “Même si, aujourd’hui, beaucoup de choses ont évolué, essentiellement sur le plan technique, au final, en termes de stratégie commerciale, de marketing et de publicité, tout existait déjà depuis 150 ans”, souligne Angela Gosmann, auteure de la thèse “Zola, historien de l’entreprise”. Des produits d’appel placés à l’entrée du magasin dans les corbeilles pour créer le flux et attirer le chaland, du positionnement des têtes de gondoles aux changements réguliers des rayons. Les directeurs marketing des temps modernes seraient-ils en panne d’inspiration?
Trois questions à Véronique Cnokaert, professeure au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal
La mécanique du désir? “Consommer devient une maladie”
• Au Bonheur des Dames révèle les liens étroits entre achat et plaisir. Selon émile Zola, la consommation rime-t-elle avec jouissance?
La dimension fortement érotique du grand magasin laisse entendre que les acheteuses viennent surtout en quête de sensations fortes et de jouissance. Remarquons que si les acheteuses sont littéralement assujetties au grand magasin et aux nouveautés de la mode, cet assujettissement est fortement consentant puisqu’elles trouvent dans le plaisir de l’acquisition une manière d’exister. Aucune glorification de la toilette ou de la parure néanmoins dans ce roman, mais des acheteuses, ivres de nouveautés, titubant sur le chemin de la mode à la recherche d’un plaisir fugace, cependant leur jouissance n’en est pas moins authentique. Ce que montre Zola, c’est un besoin forcené qu’a l’individu de posséder toujours plus et toujours plus vite, il révèle aussi à quel point ce rapport à l’acquisition devient identitaire et forge les êtres au point de les abîmer ; les nombreuses perversions qui lui sont ombiliquées dans le roman le prouvent à elles seules (vol, folie érotique). Consommer devient une maladie.
• Dans son opposition du petit commerce au grand commerce, Zola reste étonnamment d’actualité…
Oui, plus que jamais, même si de nos jours un mouvement contraire semble s’amorcer qui favorise la qualité à la quantité, il n’en reste pas moins qu’un désir constant de possession que peut satisfaire plus facilement le grand commerce est plus que jamais d’actualité. Tout ce qui est décrit dans le roman de Zola continue d’être pertinent, il suffit pour s’en convaincre de passer quelques heures un jour de soldes au Printemps ou aux Nouvelles Galeries et on a l’impression d’être projeté dans le roman de Zola. Même désir d’acheter, même désir de posséder, même mouvement de foule, même manière d’inviter par la publicité et par la disposition savante des rayons, l’acheteur et l’acheteuse à se perdre afin qu’il ou elle y perde et son argent et son âme au dieu du commerce.
• Qu’est-ce qui fait l’âme du Bonheur des Dames?
L’âme du Bonheur des Dames est entièrement contenue dans le personnage d’Octave Mouret, véritable trafiquant du désir féminin : “C’était toute sa tactique, la griser d’attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre.” Il va transformer son grand magasin en une immense entreprise de séduction en aiguisant les passions des femmes. Sa grande force est de superposer affaires économiques et affaires passionnelles, il propose une conception du capital qui s’articule autour d’un savoir sur le corps des femmes. Comme Zola, qui en a fait un des leviers romanesques de son oeuvre, Mouret sait que “tout ce qui touche au sexe touche à la vie sociale elle-même”. Ainsi, ce grand patron ne lésine pas sur les tactiques à employer pour aiguiser les passions, utilisant notamment la publicité comme un piège à femmes. Néanmoins, la grande force de ce personnage réside dans le fait qu’il construit son empire moins sur la satisfaction de ses propres besoins que sur la perpétuelle relance du désir chez autrui.
“Ce que veulent les femmes…”
Paco Underhill, anthropologue et auteur de Why we buy – La science du shopping
“Les hommes et les femmes réagissent de façon très différente dans la vie de tous les jours. Pourquoi n’achèteraient-ils donc pas différemment? Je pense que l’une des clés de compréhension du commerce de demain est de distinguer les comportements d’achat des hommes de ceux des femmes. Ce sont elles qui, le plus souvent, prennent les décisions d’achat, les hommes suivent. Qui plus est, elles acceptent de payer plus cher un produit que ne le ferait un homme. Un exemple : pour un jean, une femme est prête à débourser, en moyenne, 100 €, quand un homme n’y mettra pas plus de 50 €. C’est une donnée essentielle à intégrer pour les commerçants?! Le shopping est féminin, par essence. Historiquement, socialement, émotionnellement, faire les magasins revêt un sens – parfois métaphysique – pour les femmes. Grâce à leur sensibilité fine du shopping, elles saisissent toute la dimension symbolique de la consommation. Tous les produits (rouges à lèvres, robes, lampes de salon) qu’elles achètent leur offrent une version idéalisée d’elles-mêmes et de leur vie. Le problème, aujourd’hui, c’est que la grande distribution est un secteur encore majoritairement dirigé par des hommes qui attendent que les femmes soient leurs principales consommatrices. Il y a comme un hiatus. Pour cela, il est important d’intégrer le genre dans l’offre. Ce que veulent les femmes est un axe éminemment stratégique dans l’avenir du commerce”.
Trois questions à Vincent Cespedes, philosophe et co-fondateur de Matkaline
“Le jeu est le paradigme d’une nouvelle relation de vente”
• Quel regard portez-vous sur le commerce?
Je distinguerais quatre tendances : trois néfastes et une positive. La première, c’est celle qui rend la manipulation onctueuse, en faisant en sorte que les gens jouissent d’être manipulés. C’est une tendance néo-capitaliste qui consiste à dissoudre tout ce qui pourrait être obscène dans la manipulation frontale pour la transformer en nano-manipulation. La PNL en est un exemple et malheureusement, tous les modules de vente l’utilisent. Cette première dérive a pour objectif de faire passer au consommateur une motivation extrinsèque pour une motivation intrinsèque. La seconde est la vente agressive, en imaginant que plus les gens seront choqués, apeurés, plus ils céderont. La troisième, enfin, est celle du chantage affectif. Dans ce cas, on va te faire comprendre que si tu n’achètes pas tel ou tel produit, tu perds ta vie, tu ne vaux rien.
’est tout le discours véhiculé par la mode, les faiseurs de tendance, les fabricants comme Apple qui jouent sur la notion de communauté. Ultra-violente, cette démarche vise à ringardiser tous ceux qui n’adhèrent pas au groupe. Il y a une forme de “gourouisation”, là-dedans.
• L’ardoise est chargée?! Quelle est la tendance positive?
Tous les commerçants qui comprennent que la vente, c’est d’abord une relation humaine et que, par conséquent, c’est sur l’humain – donc soi-même – qu’il va falloir travailler, sont dans le vrai. Plus l’on met de l’humain dans une relation avec un client, plus on vend. Et l’on évite, par là même, l’écueil du cynisme. Il faut inspirer le client sans faire semblant. Ce moment-là de la vente est unique et aucun ordinateur ne peut le recréer artificiellement. Pour guider les vendeurs, nous avons mis au point une boussole éthique et intergénérationnelle à base d’ondes de choc et d’ondes de charme. Le choc, c’est ce qui t’atteint violemment, t’agace, te stresse (vendeur mal aimable, livraison ratée, site web qui ne marche pas) et te plonge dans la fermeture. L’onde de charme, au contraire, est un vrai outil opératoire qui montre qu’aussi bien l’onde choc est contagieuse, l’onde de charme se transmet : le bien-être et la joie circule. Cela prouve que dans une entreprise où il fait bon vivre, où le management joue le jeu – j’appelle cela, le management de la passion – l’onde de charme peut s’épanouir et mieux se transmettre aux clients.
• Le consommateur contemporain est-il vraiment libre et heureux?
Contrairement au paradigme des années 70, la liberté ne suffit pas au bonheur. Encore faut-il aimer et jouir de sa liberté. La plupart du temps, dans le processus de vente on fait simplement croire au consommateur qu’il est libre alors que l’on essaie, en sous-main, d’influencer son choix. Pour cela, le jeu est important car il est le paradigme d’une nouvelle relation de vente et synonyme de liberté. Tu peux adhérer ou non aux règles de ce jeu et prendre plaisir à les explorer. Dans tous les cas, tu jouis de ta liberté. Comme de celle de ton droit à être mécontent. La gamification du principe de vente consiste à transformer en jeu ce qui, à l’origine, n’en est pas. Et c’est, à tous les coups, le triomphe de l’onde de charme sur l’onde de choc. Une vente, c’est une improvisation spontanée de deux libres identités, à l’image de jazzmen qui feraient un boeuf. Il n’y a pas de partition classique mais des points obligatoires (l’accueil, le passage en caisse) et surtout, une grande écoute de l’autre. Malheureusement, cette méthode, appliquée dans les pays anglo-Saxons, n’a pas vraiment émergé en France et s’accorde mal avec notre esprit hiérarchique et pyramidal.
“Le gigantisme est un modèle en crise”
Fabrice Flipo, maître de conférences en philosophie, Mines-Télécom
“Pour que le commerce retrouve son âme, il faut qu’il se projette dans les trente prochaines années, qu’il regarde ce que va être le monde et à quoi il pourra servir. Il devra être la solution, pas le problème. Or, aujourd’hui, c’est l’inverse. On fait croire aux gens que l’hypermarché est devenue la seule alternative aux populations qui vivent en périphérie des grandes villes, les rendant dépendants de leurs véhicules. L’usage
massif des transports de marchandises, l’extension des surfaces agricoles et tout ce système qui repose massivement sur l’énergie est en train de poser un sérieux problème sur le plan environnemental et des ressources. L’espace va nécessairement être amené à évoluer. Le gigantisme est un modèle en crise. Nous dépensons des centaines de milliards d’euros pour que les gens consomment des choses dont manifestement ils n’ont pas besoin et qu’ils pourront de moins en moins s’acheter, l’écart se creusant entre ceux qui gagnent beaucoup et la moitié de la population active qui voit ses revenus augmenter moins vite que les autres prix (construction en neuf, loyers, transports). Mais pour changer la donne, il faudrait que les distributeurs aient envie de se mettre au service du collectif plutôt que de défendre les intérêts de leur corporation. En adoptant, par exemple, un vrai discours sur le qualitatif et en finir avec la course à la baisse des prix. Si l’on se borne à ne regarder les choses que d’un point de vue sectoriel et que l’on refuse de voir le rôle que l’on joue réellement dans la société, on refuse le sens. Et demain, les actes d’achat inutiles disparaîtront.”
PAR CéCILE BUFFARD