Bernard Stiegler, au cœur de la pensée contemporaine

Bernard Stiegler, au cœur de la pensée contemporaine

Bernard Stiegler a quitté le monde des vivants, mais sa parole résonne toujours au cœur de l’équipe Culture Santé. C’est à son écoute que nous avions résolu l’an dernier d’adopter notre slogan :

“A l’aube d’une bifurcation néguentropique”

Philosophe, il fut un observateur attentif des mutations sociales que la technologie, et en particulier le numérique entraîne actuellement. Sa pensée en explorant les trois concepts de technique, attention, et entropie, éclaire l’analyse et l’action de Culture Santé.

A propos de la technique, dont l’évolution lui semble indissociable de celle de l’être humain, il note qu’elle ne peut être ni bonne ni simplement mauvaise. En revanche elle a besoin d’être critiquée, et pour cela d’être comprise de l’intérieur. Cette technique, est de plus en plus présente en santé, et on s’attend à une explosion de la techno-santé, avec le développement des objets connectés pour le suivi au quotidien, couplés à la télé-médecine et soutenus par l’intelligence artificielle.

Ainsi il cite récemment Norbert Wiener sur France Culture :

« Rien n'est plus effrayant aujourd'hui que ce qu'on appelle la gouvernementalité algorithmique. (...) Cependant, je pense, comme le disait Norbert Wiener en 1948, que l'humanité, qui comporte aujourd'hui presque 8 milliards d'habitants, ne peut pas éviter de développer des moyens qui passent par la cybernétique. Wiener disait : on ne peut pas ne pas développer cette technologie là, compte tenu des énormes difficultés que rencontre l'humanité et l'énorme complexité des problèmes qu'elle se pose. En effet, il ne faut pas rejeter ces techniques. Il faut les critiquer. Ça ne veut pas dire les dénoncer simplement, ça veut dire les transformer. (...) Quand on veut combattre le côté toxique d'une technologie, il faut commencer par se l'approprier : comprendre la toxicité, en énoncer les limites et éventuellement, transformer la mise en œuvre.» Bernard Stiegler

Cela sous-entend naturellement de travailler en interdisciplinarité, voire plus, en coopération et transdisciplinarité, au service d’une finalité reconnue et acceptée.

La question de la captation de l’attention des personnes par et au profit des acteurs de notre économie de type capitaliste se décline aussi dans le domaine de la santé. Cette captation oriente nos comportements vers une consommation pulsionnelle démesurée de biens et de services en même temps qu’elle limite notre capacité, notre goût et notre temps à nous éduquer, nous informer, comprendre… Le glissement actuel insidieux de notre système de santé vers un «marché de la santé» dans un contexte néo-libéral s’inscrit dans ce concept, avec un abandon des politiques de prévention, un déficit de littératie en santé pour la population, et un recours grandissant aux pseudo-sciences.

Dans le magazine Télérama en 2009, il faisait le constat suivant : "à force d'avoir détourné le désir et la création en pulsions d'achat, [le système capitaliste] a fabriqué des sociétés démotivées, autodestructrices".

C’est ce que l’on retrouve en santé, quand le patient attend une « prise en charge », et perd sa capacité à être acteur de sa santé.

Enfin Bernard Stiegler évoque avec force le concept d’entropie, point d’ancrage également de la réflexion Culture Santé. La notion d’entropie, directement en lien avec le 2ème principe de la thermodynamique est encore mal connue en général. Pour simplifier, on peut dire que l’entropie rend compte du désordre et de la dissipation de l’énergie en chaleur, et/ou de la quantité d’information disponible. Dans un système, quel qu’il soit, la tendance est toujours à l’augmentation de l’entropie, donc augmentation du désordre, de la chaleur et perte d’information.

Notre système de santé n’échappe pas à la règle. Or le désordre et la perte d’information sont particulièrement délétères et conduisent à des dysfonctionnements qui l’éloignent de son but premier : le maintien de la population en santé.

Même si la loi de l’entropie semble inévitable et universelle, on a besoin, pour limiter ses effets délétères, d’en freiner localement l’augmentation. Il s’agit donc de négativer l’entropie, en favorisant un ré-agencement ordonné des éléments du système et une libre circulation de l’information produite. C’est le concept de néguentropie, qui lutte temporairement contre la déperdition d’énergie, la retarde.

"Je pense que ce que l’on appelle l’ère anthropocène, c’est l’effet de la non-prise en compte de la thermodynamique qui fait que notre développement détruit la biosphère, c’est-à-dire nous, et à très courte échéance. La thermodynamie est l’une des dimensions de l’entropie, mais il y a d’autres dimensions qui ne sont pas seulement thermodynamiques. Il y a l’entropie biologique, ça s’appelle la biodiversité. Schrödinger montre qu’un être vivant c’est une entité physique qui a une capacité d’échapper temporairement à la loi physique la plus universelle, de différer la loi de l’entropie. Il y a aussi l’entropie informationnelle. (…) L’être humain produit de l’entropie." Bernard Stiegler sur France Culture.

Ce terme de néguentropie est important. En l’employant, Culture Santé participe à sa diffusion, à sa popularisation.

La question de l’apprivoisement du vocabulaire est incontournable pour se saisir d’un concept, en intégrer la puissance et enfin pouvoir l’utiliser au service de notre humanité.

Dr. Marie-Hélène Haye, Co-Présidente Culture Santé

Ecouter :

https://www.franceculture.fr/emissions/a-voix-nue/bernard-stiegler-45-la-voie-neguentropique

Son interview du 17 janvier 2018 sur la chaîne You Tube Thinkerview

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