Biais cognitifs ou sac de chips ?

Biais cognitifs ou sac de chips ?

Il y a quelques jours, j'ai écrit deux longs commentaires à la suite d'un article écrit par Marie-Sophie Zambeaux 🦉 , qui parlait des biais cognitifs dans les processus de recrutement qui, j'avoue, n'allaient pas du tout dans le sens de tous les autres commentaires très positifs. Soit dit en passant, je parle d'elle parce qu'elle est quelqu'un que j'admire particulièrement pour le travail constant et la somme exceptionnelle d'informations qu'elle met à disposition du réseau, autour du monde du travail et particulièrement sur le recrutement. J'ai retiré mes commentaires parce que la limite de caractères ne me permettait pas d'expliquer correctement mon point de vue, avec le risque de froisser plus que d'apporter un éclairage suffisant. Et je m'en excuse publiquement, l'intention n'était pas de cibler Marie-Sophie, mais d'aborder cette question en voulant inciter la réflexion. Donc, j'ai choisi d'en écrire un article à la place.

Afin de rendre le sujet un peu moins indigeste, j'ai eu envie de parler des biais cognitifs en faisant plusieurs parallèles dont celui de notre si commune compulsion face à un sac de croustilles. Rares sont ceux qui peuvent rester de glace devant un bol de ce si populaire apéro. Si le sujet des biais cognitifs en est un sérieux, à mon grand désarroi, la manière dont le sujet est de plus en plus abordé est en train de rejoindre la liste du "brain fastfood". Ce qui pourrait lui valoir de se retrouver sur le palmarès des sujets #bullshit dont le #bienetreautravail ou le #bonheurautravail que Christophe Genoud traite avec une ardeur (justifiée) difficilement imitable. Si le sujet est donc pertinent, son traitement nous fourvoie dans nos propres biais cognitifs. Et du fait que nous sommes axés sur... ou "désaxés" (dans le sens d'égaré) par le culte de l'instantané, nous sommes facilement capables d'avaler une somme incroyable de croyances avec une ferveur gourmande et presque insatiable, et cela nous joue de sacrés tours. Le premier en liste, celui de la "surconfiance" et qui peut s'autonourrir jusqu'à ce qu'elle soit mise à la rude épreuve de la gestion des risques ou des dommages collatéraux mal calculés.

La surconfiance est un biais cognitif. C'est un peu ...beaucoup... à l'image de nos habitudes face au sac de chips... on se dit dès le départ en ouvrant le sac que cette fois, on ne va pas le vider... on le vide quand même et puis on se donne une justification ("j'avais trop faim", "bof, on va manger plus tard de toute façon", "le film était trop palpitant, j'ai rien vu" etc etc.) pour se déculpabiliser de l'avoir fait.

J'ai bien peur qu'en traitant du sujet des biais cognitifs, nous entrions encore une fois dans une nouvelle "fashion frénésy" (oui, mal écrit, mais c'est volontaire) et que le sujet devienne un autre sac de chips où chacun se goinfre à évoquer les trappes du cerveau sans se rendre compte qu'en parlant des biais cognitifs, que nous soyons de un: très mal en point pour reconnaitre ses propres biais cognitifs et que le fait d'en parler, donne une impression d'une simplification d'un sujet qui s'avère grandement complexe. Il y a une différence à faire entre vulgarisation et simplification. Et elle est cruciale.

Nul doute qu'il existe bel et bien une pression exercée par les mécanismes des réseaux sociaux où chacun doit frayer son chemin, mais cela n'est pas nécessairement sans mal. Je re-cite Christophe Genoud qui a si bien listé une somme incroyable de titres de métiers inventés issus de, et pour attirer des...biais cognitifs. Nous sommes devenus des consommateurs de facilité et cela à mon sens, va à l'encontre de l'humilité dont nous avons besoin pour devenir "meilleur" pour soi... et meilleur au travail.

De manière plus sérieuse, voici l'extrait d'un article scientifique publié chez CAIRN qui se penche sur les recherches de Pascale Toscani Maitre de conférence à l'Université de Rennes avec la contribution d'autres scientifiques.

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"Une manière d’aborder la question des biais cognitifs est de commencer par évoquer certains aspects du fonctionnement de notre cerveau et de son développement depuis la prime enfance. C’est à quoi s’emploie la cognitiviste Pascale Toscani, spécialiste de l’éducation, dans la revue Futuribles. Notre cerveau, a-t-on découvert, « travaille avant nous, c’est-à-dire avant que l’information arrive à notre conscience », écrit-elle. En effet, « nos neurones ne cessent de créer des ponts entre notre passé et notre futur, entre ce que nous avons, vu, appris et ce que nous pouvons projeter de ces expériences et connaissances ». Il en résulte que « nous pouvons nous engager dans un processus de résistance » pour nous défendre contre le risque de voir certaines de nos habitudes de pensée remises en cause. Pour rester dans notre zone de confort, nous sommes naturellement enclins à « opérer un tri » entre les informations et croyances qui ne nous conviennent pas et celles qui nous conviennent. Il en résulte une « rigidité cognitive » pouvant même conduire à une forme de « cécité ». Pascale Toscani rappelle les célèbres travaux du psychologue Leon Festinger sur la « dissonance cognitive » et les efforts que nous faisons pour éviter ce qu’il appelait un « sentiment d’inconfort psychologique ». Elle évoque aussi ceux, plus récents, des psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky. Ceux-ci ont mis en évidence une série de biais cognitifs qui sont autant de moyens de défense contre le risque de dissonance. Prenant l’exemple des recherches sur l’intelligence, elle montre que les scientifiques eux-mêmes ne sont pas à l’abri de ce genre de biais, selon qu’ils privilégient ou non le caractère inné de cette faculté.

La seconde partie de son article est consacrée à la question de savoir s’il serait possible de faire davantage passer dans l’enseignement le souci de mettre en garde contre les biais cognitifs. Sa conclusion à la fois prudente et optimiste : d’un côté « il est vraisemblablement impossible de s’affranchir des biais cognitifs, que l’on soit jeune apprenant ou adulte », de l’autre, « connaître et comprendre le mécanisme des biais cognitifs est une ressource puissante pour enseigner et apprendre ». La question de fond reste à ses yeux la suivante : « Sommes-nous finalement capables de regarder le monde autrement que par le prisme de notre propre subjectivité ? »

Dans mon document de référence de la santé des organisations, j'aborde aussi cette question des biais cognitifs, mais je le fais à partir d'un angle particulier: par le biais le plus commun, celui de la confirmation, ou ce que moi j'appelle celui de la certitude. Dans ce même document, je démontre aussi que la plupart des mauvaises pratiques managériales sont issues de sa propre histoire personnelle, familiale et de ses mécanismes de résistance. Les biais cognitifs ont leur raison d'être, même si nous n'aimons pas en faire le constat en sa personne ou encore bien plus facilement chez les autres. (Un autre biais cognitif)...Oui, quand nous sommes dans le jugement, malgré le fait que cela ne soit pas digne, c'est un mécanisme de survie. Mais juste par cet exemple, il ne s'agit pas de dire "stop! ne jugez plus parce que vous montrez que vous ne vous aimez pas"... Le jugement vient de quelque part de beaucoup plus profond en soi... ce besoin de se valoriser, même si c'est illusoire et destructeur, c'est un comportement qui est issu de sa propre histoire... du déni de l'acceptation de ses différences, du non-respect de son intégrité physique ou psychologique qui se transforme en besoin de dénigrer les autres pour se donner une valeur "normative" d'acceptabilité.

Evidemment, les programmes de formation en management ne prévoient pas (malheureusement) une sensibilisation à la prise de conscience que nous naviguons dans des océans de certitudes qui vont à l'encontre de notre capacité d'évolution et d'ouverture vers les autres. Et même si cette formation était disponible, les mécanismes de résistance de certains agiraient comme un rempart infranchissable. Mais il faut comprendre le pourquoi...et le comment et accepter les limites de nos actions, et aussi les risques.

Les biais cognitifs que l'on retrouve au travail, sont les biais cognitifs qui coexistent dans sa vie globalement parlant, point. Soulever les biais cognitifs au travail, c'est aborder la question personnelle de sa vie aussi. Voilà pourquoi je considère qu'il y a dans cet aspect de facilité dans le traitement d'un sujet aussi complexe, un axe de tous les dangers. Cela peut ouvrir sur des questionnements et une culpabilité qui ne saura être maitrisée par la suite.

Si nous pouvions retenir qu'une seule et unique chose sur les biais cognitifs, ça serait déjà un pas extraordinaire vers le "mieux-vivre ensemble". Et c'est ce que je tente de mettre en évidence dans le document "santé des organisations - fondation d'une culture qui se cultive". Et quelle est CETTE chose unique que nous devrions retenir sans risque? C'est le fait de sortir de nos mécanismes de certitudes. Car c'est bien celui-là qui alimente la prétention, le jugement, la haine de l'autre...

La certitude que ce que tout ce que nous pensons est vrai est ce qui nous conduit à notre perte, sur le plan individuel, collectif et sociétal. Voilà le plus important à garder en mémoire.

L'humilité est une valeur phare de la santé des organisations. Pour ceux qui ne connaissent pas la santé des organisations, vous pouvez commander le document de référence à info@santedesorganisations.fr

Christophe Genoud

Auteur de "Leadership, agilité, bonheur au travail... Bullshit" Editions Vuibert, 2023

1 ans

Prisca Lépine d’accord avec vous. Le sujet des biais cognitifs est passionnant et constitue un ouitl de compréhension uitle, mais gare à l’indigestion. Voir des biais partout laisse penser que notre cerveau se trompe tout le temps et serait bien défaillant. A tel point si tel était le cas, nous n’aurions pas survécu longtemps comme espèce… Dans mon cours sur les théories de la décision, je donne comme lecture obligatoire le petit ouvrage d’Albert Moukheiber qui tempère le « tout biais cognitif ». De même, dans un registre plus ardu, je présente l’approche de Mercier et Sperber « L’enigme de la raison » Odile Jakob qui défend une conception assez éloignée et la raison défaillante victime en permanence des biais.

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