Bicentenaire de la naissance de Jules Simon
Jules Simon (1814-1896), qui fut l'un des hommes d'État les plus importants de la Troisième République, fut aussi avec Victor Hugo l'un des principaux partisans de l'abolition de la peine de mort en France au XIXe siècle.
Jules Simon est né à Lorient le 27 décembre 1814, au tout début de la Restauration. En vingt-cinq ans, la France a vu la fin de l’Ancien Régime, de la République puis de l’Empire, et le retour de la famille royale au pouvoir ne réussit pas longtemps à réunir le pays dans un siècle marqué par les brusques changements de régime. Tout comme celle de Victor Hugo, son modèle d’écrivain et d’orateur, son devancier aussi dans le combat pour l’abolition de la peine de mort, la vie de Jules Simon suit une trajectoire mouvementée jusqu’aux dernières années du XIXe siècle.
À l’époque de la révolution de 1830, qui met Louis-Philippe sur le trône en lieu et place du vieux comte d’Artois Charles X, Jules Simon est élève au collège de Vannes qui porte aujourd’hui son nom. L’accession au trône de la maison d’Orléans, branche cadette de la maison de Bourbon, occasionne des querelles entre « orléanistes » et « légitimistes » et la « monarchie de Juillet », ainsi baptisée en référence aux trois « glorieuses » journées d’insurrection des 27, 28 et 29 juillet 1830, est particulièrement mal accueillie par les chouans encore nombreux en Bretagne et en Vendée. Profondément « carlistes », ils rêvent d’un retour à l’ordre ancien, même s’ils savent aussi que l’âge d’or de la chouannerie, le temps des Guillemot et des Cadoudal, est révolu.
Tel est le cadre historique des événements évoqués dans La Peine de mort (1869) et L’Affaire Nayl (1883), deux récits plus ou moins identiques présentés comme des témoignages autobiographiques même s'il est clair que Jules Simon, qui prétend avoir seulement modifié les noms des personnages principaux, a inventé tout ou partie des faits.
À Vannes, trois frères appelés Nayl, Yvonic, Jean-Pierre et Jean-Louis, sont condamnés à mort pour l’assassinat de M. Brossard, le maire de Bignan, adversaire déclaré des chouans ; car ce n’est même pas un « blanc », partisan de la monarchie, mais un « bleu », démocrate convaincu ; en tant que fonctionnaire destitué à la Restauration, il est impatient de voir revenir la République. Tout parle contre les frères Nayl, leurs antécédents, leurs fréquentations, leurs propos, leurs silences, et même une pièce à conviction de taille puisque le chapeau de Jean-Pierre Nayl est retrouvé sur les lieux. Et pourtant personne ne peut croire que des garçons si intègres aient pu perpétrer un crime si lâche, car M. Brossard a été assassiné de plusieurs coups de couteau pendant son sommeil.
À l'en croire, Jules Simon consigne minutieusement les nombreuses péripéties de cette affaire, où il prend d’ailleurs une part non négligeable, dans un manuscrit qu’il lit ensuite à l’abbé Moisan, l’aumônier de la prison de Vannes en charge des condamnés à mort, qui lui fait jurer de le publier un jour. « Si jamais tu deviens auteur », précise-t-il. Et en effet, au fil des ans, Jules Simon joue un rôle de plus en plus important dans le paysage intellectuel et politique français.
Après une scolarité au lycée de Rennes puis des études à l’École normale supérieure, Jules Simon devient professeur de philosophie et suppléant de Victor Cousin à la Sorbonne. Il collabore à la Revue des deux Mondes, fonde la Société démocratique des libres-penseurs. Puis, après une défaite aux législatives à Lannion en 1847, il devient député des Côtes-du-Nord en 1848 et siège ainsi à la Constituante.
Le retour de la République ressuscite des débats ouverts puis laissés en suspens à la Révolution parmi lesquels un ambitieux projet de refonte générale du Code pénal qui pour la première fois pose publiquement la question de la peine de mort en France. Inspiré de L’Esprit des lois (1748) de Montesquieu tout autant que des Délits et des peines (1764) de Beccaria, ce projet emblématique de la philosophie des Lumières tend non seulement à adoucir les peines mais surtout à les mesurer à proportion des torts. Il est difficile d’éluder la question de la peine de mort dans une telle perspective. Faut-il la maintenir ou l’abolir ? S’il faut la maintenir dans la loi, faut-il l’appliquer ou l’éviter au maximum ? S’il faut l’appliquer dans les faits, faut-il la réserver à un type de crime ou de criminel en particulier ? Faut-il administrer la mort seule ou bien l’accompagner de tortures supplémentaires ? Faut-il que les exécutions soient publiques ou secrètes ?
Le projet est présenté à la Constituante par Lepeletier de Saint-Fargeau en 1791. Parmi les orateurs, Robespierre est le seul à soutenir l’abrogation totale et définitive de la peine de mort. Ironiquement, il passe sur l’échafaud trois ans plus tard, non sans y avoir envoyé Louis XVI et Marie-Antoinette ainsi que des adversaires personnels par « mesure de salut public ». Le débat sur la peine de mort est relancé à la Convention par Condorcet en 1793, trois semaines jour pour jour avant l’exécution du roi et de la reine sur la « place de la Révolution », anciennement place Louis XV, aujourd’hui place de la Concorde. Il aboutit cette fois à l’abolition de la peine de mort pour les crimes de droit privé, par opposition aux crimes politiques, à une condition : que la paix générale soit rétablie. Cette condition n’est pas satisfaite sous la République, et à la Restauration, le projet est oublié.
Les partisans de l’abolition reprennent donc espoir avec la proclamation de la Deuxième République en 1848. Formé dès le 24 février, le gouvernement provisoire mené par Lamartine prend immédiatement des mesures emblématiques de l’esprit républicain telle l’abolition de l’esclavage et le rétablissement du suffrage universel direct. L’abolition de la peine de mort pour les crimes politiques est adoptée par décret provisoire puis confirmée le 18 septembre après un débat à l’Assemblée sur la nouvelle constitution. C’est dans cette atmosphère de précipitation relative que Victor Hugo, député à la Constituante et adversaire déclaré de la peine de mort depuis Le Dernier jour d’un condamné (1829) et Claude Gueux (1834), s’écrie, enthousiaste : « Après Février, le peuple eut une grande pensée : le lendemain du jour où il avait brûlé le trône, il voulut brûler l’échafaud. » Mais le projet n’a toujours pas de suites pour les crimes de droit privé, et avec l’avènement du Second Empire en 1852, il est enterré une nouvelle fois.
Après une période de retrait au début du Second Empire où, de même que Victor Hugo fustige Napoléon III dans Les Châtiments (1853), Jules Simon défend le principe de la liberté de penser dans Le Devoir (1854), cet homme « profondément républicain et résolument conservateur », comme il se définit lui-même, fait son grand retour dans la vie politique.
De 1863 à 1871, il est à nouveau député à la Constituante. C’est à ce titre, plutôt qu’à celui d’auteur, qu’il publie une première version de son « manuscrit » sur l’affaire Nayl. « Sous un nom de guerre », explique-t-il. Car ce n’est sans doute pas un hasard si dans la foulée de cette publication, il fait à l’Assemblée une « Proposition de loi concernant l’abolition de la peine de mort » dont on trouve le texte, signé par douze autres députés dont Jules Ferry, en « Annexe au procès-verbal de la séance du 24 janvier 1870 ». Toutefois, cette proposition n’a pas plus de répercussions que les autres avant elle. À cette date, Napoléon III est toujours là et rien ne laisse croire que le Second Empire n’en a plus pour très longtemps.
Le 16 décembre 1875, Jules Simon est élu sénateur inamovible et en même temps, membre de l’Académie française où il prend le fauteuil d’un autre philosophe et homme politique, quoique d’une tout autre trempe : Rémusat.
Mais c’est sans doute pour deux textes élaborés par lui sous la Troisième République et encore en vigueur dans la France d’aujourd’hui que le nom de Jules Simon est resté dans les mémoires. Président du Conseil et ministre de l’Intérieur au sein de son propre gouvernement de décembre 1876 à mai 1877, il institue le livret de famille par la circulaire du 18 mars 1877. Le but est de prémunir les citoyens contre les conséquences de destructions telles que celles survenues dans les incendies de la Commune de Paris qui ont entraîné la perte de nombreux documents d’état-civil en 1871. C’est justement à l’époque de la Commune de Paris que Jules Simon, déjà au gouvernement, est occupé à son projet sur l’école. Ministre de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts de septembre 1870 à mai 1873, il pose alors les bases de la loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement primaire obligatoire. Quoique associée au nom de Jules Ferry, cette loi fondatrice de l’école publique est au départ le fait de Jules Simon.
Est-ce le succès de cette entreprise difficile qui le persuade de publier l’année suivante une deuxième version de son « manuscrit » sur l’affaire Nayl, reprenant ainsi le flambeau d’un Victor Hugo vieillissant ?
Jules Simon est mort le 8 juin 1896, soit quatre-vingt-cinq ans avant l’abolition totale et définitive de la peine de mort en France. Au cours des deux débats parlementaires sur la question de la peine de mort qui eurent lieu à l’Assemblée en 1908 et en 1981, le nom de Jules Simon est à peine prononcé tandis que celui de Victor Hugo, revenant sans cesse, est associé à ceux des intellectuels les plus prestigieux, écrivains et philosophes, avocats et magistrats, députés ou encore hommes d’État. En cette année du bicentenaire de sa naissance, saisissons l’occasion de la réédition de « La Peine de mort » pour rétablir enfin Jules Simon au rang des principaux partisans de l’abolition en France au XIXe siècle.
Crédits des illustrations : photographie du collège Jules Simon : images d'archives ; couverture de la réédition de « La Peine de mort » chez J'ai Lu/Librio : librio.net ; couverture de l'édition originale de « La Peine de mort » : gallica.bnf.fr ; couverture de l'édition originale de « L'Affaire Nayl » : gallica.bnf.fr.