Bouleversement des alliances dans la grande distribution
L’annonce simultanée de la rupture de l’alliance entre Intermarché et Casino au profit de la constitution de deux nouveaux partenariats stratégiques comprenant les groupes Auchan/Casino et Système U/Carrefour/Cora chamboulent considérablement l’équilibre du secteur de la Grande Distribution.
La nouvelle n’a pas tardé à faire réagir. En décidant de briser l’alliance qu’il formait avec Intermarché, la décision du groupe Casino de nouer un partenariat stratégique avec Auchan, avec une première annonce de ralliement de Système U, qui s’est finalement rallié à l’alliance Carrefour/Cora, redistribue les cartes dans le secteur de la grande distribution. Dans le détail, ces alliances ont pour vocation de mutualiser les ressources des groupes afin de peser à l’international et de renforcer la force de frappe commerciale de ces enseignes face aux grands industriels nationaux et internationaux.
Une opportunité à l’international
Une opération de concentration qui apparait logique quant aux désirs de conquête à l’international de ces groupes, où on estime que les enseignes de la grande distribution française réalisent plus de 40 % de leur chiffre d’affaires en 2014. La constitution de ces super-centrales d’achat permettrait, à priori, de générer des gains d’économies à travers la réduction des coûts de transaction et la mutualisation des moyens logistiques, tout en améliorant l’implantation de ces entreprises sur les territoires étrangers. Par ailleurs, une étude du CEPII[1] a montré les externalités positives induites par l’implantation des enseignes de la grande distribution françaises à l’étranger sur les échanges agroalimentaires de la France. A première vue, ces opérations sembleraient constituer une opportunité pour développer la compétitivité des filières agroalimentaires françaises à l’exportation.
Toutefois, des craintes légitimes ont émergé de la part des acteurs hexagonaux quant à la constitution de ces entités qui pourraient abuser d’une position dominante. Industriels, syndicats agricoles et personnalités politiques ont saisi l’Autorité de la concurrence pour qu’elle rende un avis sur la légalité de ces opérations. A l’heure actuelle, le secteur de la grande distribution est partagé entre 9 acteurs et des parts de marché en chiffre d’affaires majoritairement détenues par 6 d’entre eux (Graphique).
Une concentration qui s’accentue
Les anciennes alliances formées entre ces groupes témoignaient d’un secteur déjà fortement à risque quant à la possibilité d’une concentration du pouvoir de marché. On mesure ce niveau de concentration grâce à l’indice de Herfindahl-Hirschmann[2], en calculant la somme du carré de la part de marché en chiffre d’affaires des entreprises présentes sur un marché, multipliée par 100 (Tableau).
Avec le système d’alliance actuellement en place, le calcul de l’indice Herfindahl-Hirschmann (IHHaa) donne une valeur de 2157, ce qui signifie que le secteur présente une forte concentration du pouvoir de marché, et qu’une variation de l’indice supérieure à 150 impliquerait un refus par l’autorité de la concurrence de la fusion d’entreprises. La première reconfiguration du marché avec l’alliance Auchan/Casino/Système U indiquait un nouvel indice (IHHna1) d’une valeur 2299, soit une variation de 142 ce qui est inférieur au seuil recommandé. En théorie donc, l’Autorité de la concurrence aurait rendu un avis favorable quant à la légalité de cette opération. La deuxième reconfiguration qui s’annonce avec l’alliance Carrefour/Cora/Système U génère un indice (IHHna2) de 2311 avec une variation de 154.
Par conséquent, l’Autorité de la concurrence devrait se pencher sur la légalité de cette opération, puisqu’une variation de l’indice supérieur à 150 dans un marché concentré, soit une variation de part de marché de plus de 12,2 %, devrait en théorie pousser l’Autorité à rendre un avis défavorable. Rappelons que la constitution de l’alliance Carrefour/Cora/Système U amènerait l’entité à détenir une part de marché de 34 %, ce qui la placerait comme un acteur central, si ce n’est omnipotent, dans cette reconfiguration oligopolistique.
Ces mouvements de concentration soulèvent donc de nombreuses interrogations, en particulier par rapport aux promesses des acteurs de la grande distribution faites dans le cadre des Etats Généraux de l’Alimentation (EGA). Même si Carrefour et Système U ont déclaré que leur alliance a aussi pour but de prendre des engagements renforcés vis-à-vis des producteurs agricoles pour une meilleure répartition de la valeur, et que Auchan et Casino ont prévu d’exclure les produits frais traditionnels de leur projet d’accord, la course à la compétitivité de ces grandes enseignes ne sera pas sans dégâts.
Contact : Quentin Mathieu
[1] Charlotte Emlinger et Karine Latouche, « La grande distribution, VRP du made in France… sous marque de distributeur », La lettre du CEPII N°363 – Mars 2016.
[2] Orris C. Herfindahl, Concentration in the U.S. Steel Industry, Unpublished doctoral dissertation, Colombia University, 1950
Albert O. Hirschman, National Power and the Structure of Foreign Trade. Berkeley, 1945.
Retrouvez cet article dans la prochaine lettre économique du mois de mai des chambres d'agricultures (lien : http://www.chambres-agriculture.fr/informations-economiques/etudes-economiques/)