Brève n°3 : La décarbonation de l'Europe | EU-ETS
Illustration from UN Environnement - Emission Gap Report 2021

Brève n°3 : La décarbonation de l'Europe | EU-ETS

Je rappelle que les opinions exprimées dans cet article sont les miennes et n’engagent que moi. Bonne lecture !

C’est en 2005 que le terme ETS (pour “Emission Trading System”) a fait son entrée dans le langage de l’industrie européenne avec la genèse du premier système de quotas d’émissions de gaz à effet de serres en UE - l’EU-ETS. C’est le premier ETS à une telle échelle et il joue aujourd’hui un rôle crucial dans la réduction des émissions provenant des secteurs industriels les plus polluants en Europe. Le système fonctionne par l'utilisation de quotas d'émission, chaque quota autorisant l'émission d'une tonne de CO2, et il s’applique dans l’ensemble de l’UE.

Le système européen d’ETS est basé sur une logique de "cap-and-trade", qui est un mécanisme de régulation des émissions des gaz à effet de serre (GES) via deux piliers :

  • Le cap, soit le plafond du nombre total d'émissions de GES autorisées pour les acteurs dans le système,
  • Le trade, à savoir la possibilité pour ces mêmes acteurs d’acheter et de vendre des quotas d'émission entre eux et à l’UE sur un marché commun.

Qui sont les acteurs concernés ? Les principaux sont des industriels, avec en première ligne (i) la production d’énergie (les centrales à gaz, charbon, les incinérateurs de déchets) et (ii) l’industrie lourde - avec entre autres les cimentiers, la sidérurgie, les raffineries, etc... À elles seules, les industries couvertes par l’EU ETS comptent pour environ 40% des émissions de l’ensemble de l’UE.

La règle du jeu est simple : les émissions directes de chaque site doivent être compensées par des quotas ETS, avec in fine deux options : investir dans les outils de production pour réduire les émissions directes, ou acheter des crédits EU-ETS sur le marché européen du carbone. Les sites industriels reçoivent par ailleurs une part de leur quotas d’émissions gratuitement, les “Free Allocations” (FA), qui réduisent progressivement d’année en année, en ligne avec les objectifs d'émissions de l’UE. 

L’allocation initiale de ces quotas gratuits pour chaque site dépend d’un benchmark par secteur d’activité, les sites de productions recevant un nombre de quotas gratuits équivalent aux émissions des meilleurs 10% de leur secteur. Aujourd’hui, si 49% des quotas d'émissions consommés annuellement sont des Free Allocations contre 51% des quotas achetés via un système d’enchères, l’UE prévoit un “phase-out” complet des FA dans les années à venir.

Le système incite donc les installations à réduire leurs émissions de la manière la plus rentable - par l’investissement dans des technologies à faibles émissions ou par achat de quotas d'émissions ETS. Les “early movers”, investissant tôt pour réduire leurs émissions, ont par ailleurs la possibilité de revendre leurs quotas d'émissions gratuits sur le marché afin de rentabiliser leur investissement. Cependant l’efficacité du système de cap-and-trade dépend fortement du prix du quota ETS, lui-même régit par un mécanisme de marché - un prix trop faible n’incite pas les industriels à investir des millions d’euros, mais plutôt à stocker des quotas d’émissions pour des jours pluvieux. 

Pour éviter un coût du carbone trop faible, l’UE dispose de plusieurs leviers : réduire la quantité de crédits alloués gratuitement, réduire le nombre de quota proposés à la vente par enchère et enfin la réserve de stabilité du marché (MSR), qui permet à l’UE d’absorber les excédents de quotas sur le marché et à soutenir ainsi le prix du carbone en réduisant l’offre en situation de sur-abondance.

Fit for 55: Parliament adopts key laws to reach 2030 climate target | News | European Parliament

Afin d’accélérer sa transition vers une économie verte, le Parlement Européen a adopté en 2023 une réforme du système d'échange de quotas d'émission, Fit for 55, afin d’aligner le prix de ETS sur l'objectif de réductions des émissions de GES de 55% en 2030 (par rapport à 1990). Ce plan prévoit entre-autres (i) la réduction accélérée du plafond global des quotas d'émissions, (ii) la suppression progressive des quotas gratuits, à partir de 2026 et jusqu’en 2034 et (iii) l’extension de l’EU-ETS à de nouveaux secteurs, tels que le transport maritime et le chauffage des bâtiments. Le plan a aussi entériné l’introduction d'un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, le CBAM (”Carbon Border Adjustment Mechanism”) - afin de prendre le relai de l’EU ETS post-2034. 

Carbon Price Tracker - EMBER

Si les mesures introduites avec Fit for 55 ont pour effet de soutenir les projection du prix du quota dans une fourchette “élevée” à moyen terme (par rapport à des valeurs historiques de 20€/t), l’augmentation du prix de l’EU ETS à partir de 2021 s’explique notamment avec l’introduction de la phase IV (2021-2030) de l’EU ETS, qui prévoyait déjà une réduction des Free Allocation et des seuils d’émissions. On observe néanmoins une forte variabilité du prix du carbone sur les dernières années, qui reste sensible à la conjoncture économique et aux politiques énergétiques européennes. L’augmentation rapide du prix du gaz naturel en conséquence de la guerre en Ukraine début 2021 à en effet eu pour conséquence (i) une réduction à moyen-terme de la production de l’industrie chimique, qui utilise le gaz naturel comme matière première dans ces procédés, et donc une baisse de leur demande en crédits ETS ainsi que (ii) une augmentation de la consommation de charbon pour la production d’électricité, deux fois plus émetteurs en CO2 par MWh produit que le gaz naturel (0,986 tCO2/MWh contre 0,429tCO2/MWh), et ayant donc l’effet opposé avec une demande accrue sur le marché des ETS.

Ces effets opposés, couplés aux réductions des plafonds d'émissions, ont poussés le prix de la tonne de CO2 au dessus du seuil de 80€/t entre 2022 et 2023. À contrario, l’augmentation de la production de renouvelable, la remise en état de la production nucléaire française et la réduction du spread charbon/gaz naturel ont - pour l’instant - tirés vers le bas la demande en quota EU ETS en 2024 (avec notamment 24% de réduction d'émissions du secteur de la production d’énergie entre 2022 et 2023 selon des données publiées en Avril 2024 par la Commission Européenne).

Record reduction of 2023 ETS emissions due largely to boost in renewable energy

Cette baisse de la demande en crédit ETS en 2024 est concomitante avec une augmentation du volume disponible sur le marché (+6% attendu par rapport à 2023), avec en cause notamment l’addition du secteur du transport maritime dans le giron de l’EU ETS (avec Fit for 55) et l’impact de REPowerEU sur le volume disponible de crédits. REPowerEU est un plan lancé en 2022 avec pour objectif de réduire la dépendance de l'Europe aux combustibles fossiles russes et accélérer la transition vers les énergies renouvelables. Ce plan prévoit - entre autres - la mise sur le marché de crédits ETS initialement prévus pour la période 2027-2030 afin de financer la transition énergétique, augmentant à court terme le volume des quotas disponibles sur le marché en échange d’une réduction à partir de 2027. Le signal envoyé par cette diminution actuelle du prix du carbone peut cependant être mal interprété - et retarder les investissements nécessaires à la décarbonation de l’industrie. 

REPowerEU at a glance

La grande variabilité sur les projections, et l’incertitude post-2030 de l’impact des politiques européennes sur le prix du carbone, est un frein majeur pour les industriels chez lesquels les décisions d’investissement s’étalent sur des horizons de 15 à 20 ans minimum, et pour qui un certain niveau d’assurance sur la rentabilité d’un projet est attendue. Des solutions locales ont été déployées en Europe - à l’instar des Pays-Bas qui ont définis une taxe carbone qui s’applique par dessus le crédit ETS, avec pour objectif d’atteindre un niveau de 150€/tCO2 à partir de 2030 pour les petits pollueurs et 216€/tCO2 pour les plus gros. Cette taxe est déduite du prix de l’EU ETS et fixe ainsi une trajectoire pour les années à venir du prix du carbone dans le pays.

Bloomberg EU ETS Market Outlook 1H 2024

Mais malgré le manque d’orientations au niveau européen sur le moyen terme (2030-2040) sur le prix de l’EU-ETS, l’étude “Global Warming of 1.5 ºC” d’IPCC (Intergovernemental Panel on Climate Change) donne des pistes pour appréhender le sujet sur un autre angle : estimer le coût de la décarbonation plutôt que les évolutions possibles du prix du carbone.

IPCC - Global Warming of 1.5 ºC

IPCC définit le “cost-effectiveness analysis (CEA)” comme le chemin à moindre coût pour atteindre une limite de réchauffement - 1.5°C ou 2°C - à une date donnée. Ce coût implicite du carbone évolue ainsi dans le temps, les premières réductions de CO2 (énergies renouvelables, électrification de l’industrie) étant plus simples et moins coûteuses que les dernières (décarbonation des aciéries ou cimenteries par exemple). 

Dans un scénario à 1.5°C low OS (où les températures se stabilisent à 1.5°C d’ici la fin du siècle sans dépasser significativement ce seuil d’ici là) - IPCC prévoit que le coût de la décarbonation se situera autour de 225€/tCO2 en 2030 pour augmenter progressivement jusqu’à 650€/tCO2 en 2050. 

Cependant le coût de la décarbonation n’est pas à proprement parler le prix du carbone dans un système comme l’EU ETS - même s’ils sont liés. La question se pose donc de la mise en perspective de ce coût implicite du carbone dans le contexte de nos politiques climatiques. 

Pour simplifier, le coût implicite du carbone (ou coût de la décarbonation) peut être interprété comme étant la somme de (i) le coût du quota ETS, (ii) les subventions à l’investissement et (iii) le reste à charge pour l’industriel. 

Pour ce dernier élément, toute plus value dégagée grâce à la mise sur le marché d’un produit décarboné (un ciment “zéro-carbone” par exemple), réduit le reste à charge de l’investisseur en lui dégageant une marge par kgCO2.  Si ce coût implicite du carbone pour l’industriel est négatif (c’est-à-dire si la croissance générée, le coût des ETS et les subventions dépassent le coût de la décarbonation en €/kgCO2), alors il existe une raison économique à décarboner.

Différentes stratégies peuvent donc être mises en place selon les géographies : les Etats-Unis par exemple déploient une politique de décarbonation ambitieuse sans recourir à une taxe carbone ou un ETS, mais en subventionnant massivement au travers de crédits d’impôts les industriels via l’Inflation Reduction Act (IRA), signé en 2022.

Le système d’ETS est un outil puissant qui a fait ses preuves pour piloter la décarbonation, cependant l’objectif zero-carbone Européen n’est pas atteignable sans le soutien des institutions au financement des projets de transition coûteux de l’industrie. En effet, imposer uniquement un coût du carbone élevé produit l’effet inverse et néfaste d’une fuite des capitaux vers des pays moins scrupuleux en matière de climat ou plus généreux en matière de subventions, à cause d'une production européenne qui serait non compétitive sur le marché face aux importations.

Ainsi dès 2012, la jambe régulatoire de l’EU ETS fût complétée au niveau européen par le fonds d’investissement NER300, remplacé depuis 2020 par l’Innovation Fund (IF). Ce fond d’investissement européen est financé par les revenus de la vente de quotas ETS et destiné à subventionner les projets d’investissements permettant une réduction significative des émissions de GES des sites industriels européens. Le concept est celui d’une boucle vertueuse, où les pollueurs payent des crédits ETS qui servent à financer des projets de décarbonation.

Au total, ce sont plus d’une centaine projets qui ont été soutenus depuis 4 ans grâce à l’Innovation Fund, pour un total de 6.5 milliard d’€ alloués depuis 2020 et un budget total de 40 milliards d’€.

Le fond soutient par exemple des projets comme HYBRIT en Suède, qui vise à construire la première usine sidérurgique à hydrogène vert au monde, ou différents électrolyseurs et projets de capture de CO2 industriel à travers l’Europe.

La capacité de projection de l’Innovation Fund est cependant limitée aux vues des enjeux de la transition écologique, notamment lorsqu’elle est mise en perspective avec les fonds déployés par les US et la Chine pour attirer, à travers des crédits d’impôts et des subventions directes, les investissement dans la transition écologique de leur industries locales. Ces investissements dans la transition énergétique et dans l’industrie verte à l’étranger se font au dépend de l’UE - qui peine pour l’instant à suivre le rythme imposé par ses voisins.

À titre de comparaison, ces 40 milliards d’€ de budget entre 2020 et 2030 du fond européen font pâle figure face aux 400 milliards de dollars déployés via l’IRA (Inflation Reduction Act) aux US sur la même période. La lenteur administrative et la complexité pour recevoir les subventions de l’IF (alloués annuellement par concours de projets) contraste aussi clairement avec les conditions de l’IRA, qui alloue ses crédits d’impôts aux projets qui entrent dans ses conditions d’application.

La capacité à l’UE à subventionner massivement - et de manière plus agile - son industrie afin de s’aligner avec ses objectifs de réduction de CO2 est essentielle pour décarboner son territoire. Le 25 Avril dernier, le parlement européen à voté le Net Zero Industrial Act, qui ouvre le pas à une accélération des financement publiques pour la décarbonation, avec notamment la mise en place de délais maximum à l’attribution de financement afin de réduire le goulot d’étranglement administratif de l’attribution de permis et des subventions.

Le Net Zero Industrial Act défini entre autres une liste de technologies stratégiques (photovoltaïque, éolien, batteries, pompe à chaleurs, géothermie, électrolyseurs and piles à combustible, biogaz et biométhane, la capture de CO2 and certaines technologies de réseau) pour lesquels les projets se verront priorisés et pourront accéder à des financements additionnels.

Strategic Net-Zero technologies - Net-Zero Industry Act

Net-Zero Industry Act: Accelerating the transition to climate neutrality

Dans cette lignée de simplification, la commission européenne avait aussi annoncée en Juin 2023 l’initiative STEP (Strategic Technologies for Europe Platform), qui a pour vocation à englober les différents programme d’investissement tels que l’Innovation Fund ou les financements des états-membres, ainsi que d’apporter 10 milliard d’euros de subvention additionnels dans les technologies bas carbone.

Le déploiement de STEP est vraisemblablement un pas de plus vers l’organisation d'un Fond Souverain Européen d’investissement capable de rivaliser avec l’IRA américain et évoqué par la Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen à l'occasion du discours sur l'état de l'Union, le 14 septembre 2022 :

« J'encouragerai la création d'un nouveau fonds de souveraineté européen. Faisons en sorte que l'avenir de l'industrie se crée en Europe. »

Ce fond souverain, comme toutes les grandes initiatives européennes pour le climat, ont cependant été pour le moment mises en stand-by avec les élections européennes, et notamment la composition de commission qui en sortira. Si le résultat des élections laissent pour l'instant à présager une continuité dans les politiques de décarbonation, les faibles résultats des Verts par rapport à 2019 risquent d’envoyer un message opposé aux futurs dirigeants de l’UE. À voir donc, quelles seront les priorités de la nouvelle commission.

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J'espère que cette article vous aura plu, on se penchera dans la prochaine brève sur le sujet du Carbon Border Adjustment Mechanism (CBAM) et de ses implications au niveau international - alors à bientôt !

Alexis Boniteau

Antoine Bertrand

Ingénieur projet | Arts et Métiers ParisTech

5 mois

Merci pour ce travail ! 🙂

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