Bureaucratie et impuissance acquise
En 1975, Martin Seligman, professeur de psychologie expérimentale, mène des expériences avec des chiens. Il constate qu'un animal soumis à des « stimulations nociceptives inévitables, celui-ci renonce à tout comportement d'évitement [il se résigne à] l'immobilité. Ce comportement persiste même lorsque les stimulations nociceptives sont évitables. » En clair, quand un animal est soumis à des douleurs qu'il ne comprend pas et qu'il ne peut pas stopper, il finit par se résigner, perdre toute initiative et même cesser de tenter d'éviter les douleurs.
Par la suite, le chercheur soulignera ce genre de phénomène chez les humains, enfants comme adultes, et construira des protocoles thérapeutiques pour en sortir. Il théorisera alors l’impuissance apprise (impuissance acquise ou résignation acquise), un sentiment d'impuissance permanente et générale qui résulte du vécu d'un animal ou d'un humain. Ce sentiment est provoqué par le fait d'être plongé, de façon durable ou répétée, dans des situations (factuellement nuisibles, mais aussi bénéfiques) en lesquelles l'individu ne peut agir et auxquelles il ne peut échapper [wikipédia].
Il semble évident que les théories managériales du début du XXème siècle créent de l'impuissance acquise. Toute la pensée tayloriste consiste à priver l'ouvrier de la moindre initiative. Pour rappel, il s'agit de :
De façon symptomatique, on attribue à Henry Ford l'interrogation : "pourquoi à chaque fois que je demande une paire de bras, il y a un cerveau qui vient avec ?" (« Why is it every time I ask for a pair of hands, they come with a brain attached ? »)
La démarche industrielle du XXème siècle a été construite sur cette approche. Il a même été tenté d'implanter cette logique dans les métiers de la création intellectuelle. Si elle a une efficacité à court-terme indéniable, l'impuissance acquise a un effet délétère très violent sur l'engagement des collaborateurs. Pourquoi et comment être engagés professionnellement lorsque les initiatives sont interdites et lorsqu'on subit des règles incompréhensibles et inévitables ? Alors, les chiffres sont tenaces, l'engagement professionnel est en chute libre partout et plus spécifiquement en France.
La solution est apparue simple : "il suffit de" redonner de la liberté et des droits d'initiatives aux collaborateurs. C'est l'approche des entreprises libérées, des organisations apprenantes et de l'agilité. Oui, certes, mais est-ce si facile ?
On assiste parfois à un phénomène particulièrement vicieux : quand un manager se dit qu'il est nécessaire de redonner de l'autonomie et de l'initiative à ses collaborateurs, il s'aperçoit que, comme le chien refusait d'agir quand les souffrances (re)devenaient évitables, certains refusent de s'en saisir, préférant cette situation d'impuissance acquise. Des managers peuvent alors se sentir confortés dans leur croyance que leurs collaborateurs ont décidément besoin qu'on les commande et qu'on les contrôle.
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Cette situation est particulièrement fréquente dans les organisations très bureaucratiques qui ont intégrées des modèles issus du taylorisme, du fordisme et de l'armée. Des sociologues, comme François Dupuy dans "Lost in Management", la "faillite de la pensée managériale" ou "on ne change pas les entreprises par décret", ont montré que l'effet bureaucratique stérilisait les situations en créant des postures soit de soumission soit de rébellion. On voit, dans beaucoup d'organisations, des collaborateurs qui ne veulent surtout pas qu'on leur donne de la liberté, de l'autonomie ou de la responsabilité : "je ferai ce que mon chef me dira de faire"... Par ailleurs, la part des collaborateurs activement désengagés, c'est à dire qui veulent nuire sciemment à leur organisation, cette part s’accroît considérablement depuis plusieurs années. Par "paresse de la pensée managériale", comme le dit François Dupuy, l'organisation bureaucratique répond... par davantage de bureaucratie, de règles et de normes, accroissant ainsi l'impuissance acquise et les effets qu'elle souhaite éviter. L'organisation bureaucratique est structurellement construite sur une politique RH de défiance : au cas où, j'interdis tout.
Redonner de l'autonomie aux collaborateurs est la cible. Elle est au cœur de ce qui nous a permis, en tant qu'espèce, de survivre. Expérimentation, autonomie, collaboration, observation et enrichissement de l'expérience : voila ce qui a fait de nous des survivants de l'évolution ; voila ce que les théories managériales redécouvrent. Simplement, on ne peut imposer aux gens d'être libres. Et c'est bien le sujet récurrent de la transformation de certaines organisations très bureaucratiques.
Les études de Martin Seligman montrent que "si l'expérimentateur intervient auprès des chiens devenus apathiques pour les tirer (en les portant) de l'autre côté du muret lors de l'envoi du choc électrique, l'animal peut parfois réapprendre l'initiative et ainsi sort de l'état d'impuissance apprise." [Wikipedia]. Face à des collaborateurs qui ont subi pendant des années le poids d'une organisation et d'un management tayloristes et bureaucratiques, il ne suffit pas de leur proposer d'être autonomes, auto-organisés et responsables, il faut les porter de l'autre coté du muret.
Comment ?
Les transformations peuvent se heurter, dans des structures très hiérarchiques et bureaucratiques, au mur de l'impuissance acquise. C'est un fait, il faut en être averti. C'est un fait, ce n'est pas une fatalité.
Par contre, ce mur ne disparaîtra pas parce que vous le souhaiterez, ni même parce que vous le direz. Il vous incombe de faire franchir le muret. Cela se fait par une volonté affichée et une cohérence des actions au niveau stratégique, une politique managériale ad-hoc pour clarifier l'attente envers les managers, un cadre négocié et un dialogue institutionnel. C'est le prix à payer pour réengager les collaborateurs.
Ce n'est pas une nouvelle approche, c'est un juste retour vers ce qui a permis à notre espèce de survivre à l'évolution.
Accompagnement de démarches structurantes : subventions, accréditations, processus
2 ansmerci beaucoup pour ce partage Fabrice ! 😀 j'ai bien aimé la recommandation sur la politique RH, ça me rappelle la notion de *crédit d'intention* (opposée au procès d'intention)
Coach Agile | Expert senior organisation | Freelance | OEIL DE COACH |
2 ansMerci Fabrice Bloch pour ce partage. Je te rejoins sur les points abordés. 👍 Si redonner de l'autonomie aux collaborateurs est la cible, alors je rajouterai en pré-requis de tout : les besoins primaires, soit le 1er et le 2ème étage de la pyramide de Maslow. En effet, sans les besoins physiologiques : le lieu de vie, la cafétaria, les pauses, l'ergonomie du poste du travail, et sans les besoins de sécurité assouvis, comme : des conditions de travail sûres, la pérénité de la mission, l'environnement social stable, alors il devient quasiment impossible d'insuffler cette autonomie.
Un article excellent et marquant, j'y pense depuis ce matin... Très cdlt
Consultant AMOA Senior - ERP/Business Intelligence/Data
2 ansMerci à vous pour cet excellent article qui présente avec nuance de nombreuses évidences. Maintenant, chacun a toute la liberté de se réveiller pour passer à l'action.
Directeur unité adjoint - DSI SOLAPP INRAE chez INRAE
2 ansL éloge de la fuite de Henri Laborit 😀