Calais: lettre ouverte à Yann Moix
Cher Yann Moix,
Invité en début de semaine sur un plateau de télévision (MorandiniLive, CNews) pour un entretien autour de mon livre « Paroles de flics, l’enquête choc », qui vient de paraitre aux éditions Fayard, on m’a interrogé sur vos propos tenus lors de l’émission "Salut Les Terriens" du samedi 3 mars 2018, concernant l’action des forces de l’ordre à Calais.
Ce fut très court et j’ai souhaité, ici, rappeler quelques faits tant il me semble que vous ne connaissez pas grand-chose à ce que l’on appelle le maintien de l’ordre d’une part, et les policiers, leur travail au quotidien, leur vie, d’autre part.
Ainsi donc, vous affirmez que « 20% » des policiers présents à Calais, « s’adonnent à des jeux d’un grand sadisme ». Vous parlez de femmes et d’enfants « gazés et matraqués » régulièrement. A l’appui de ces propos, sont diffusées quelques images qui montrent surtout la précarité insupportable des exilés présents à Calais, et qui rappellent d’ailleurs celle qui existait au début des années 2000. Il y a dans cette vidéo quelques témoignages de violences, mais pas une seule image qui les accrédite. Pas non plus de femmes et d’enfants.
Soyons clairs Yann Moix, des violences policières illégitimes, il y en a à Calais. Elles ont été accréditées par un rapport de l’IGPN et par le Défenseur des Droits, qui dénonce d’ailleurs lui aussi les conditions dans lesquelles vivent les exilés.
Mais les violences, elles n’existent en rien dans les proportions que vous décrivez, et ne sont pas non plus organisées en système, avec des ordres de se livrer à des exactions au travers de ce que vous appelez un « protocole de la bavure ».
J’y reviendrais plus loin. Mais avant tout, vous rendez-vous compte de l’énormité du chiffre que vous lancez, sans donner aucune source ? Mais comment s’en étonner, quand vous évoquiez de manière totalement outrancière en janvier, le sort fait aux juifs en France sous Vichy, aux algériens durant la guerre d’Algérie, et les crimes contre l’humanité au sujet de l’action des forces de l’ordre à Calais ?
Les violences illégitimes des forces de l’ordre à Calais, elles sont condamnables. Même des policiers de la sécurité publique de Calais m’en parlent, mais elles tiennent plus du dérapage. Ils parlent d’ailleurs d’actes « complètement cons », de quelques-uns, pour citer les propos de ceux avec qui je suis régulièrement en contact et sont présents de longue date à Calais. Et puisque je parle de l’après Sangatte, ces violences étaient d’ailleurs déjà dénoncées à l’époque, vidéos à l’appui.
Mais pour mettre un terme à une situation qui produit de la violence, encore faut-il s’interroger sur les conditions qui permettent ces violences, sans les excuser. Ces conditions sont justement les mêmes qu’après la fin du centre de la Croix-Rouge de Sangatte décidée fin 2002 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur. Les migrants en étaient réduits à dormir éparpillés dans les dunes et les sous-bois à la merci des intempéries, chassés régulièrement par les forces de l’ordre qui avaient pour consigne de les disperser. Mais déjà à l’époque, il n’y avait pas d’ordre d’agir dans un cadre illégal. Cela ne vous rappelle rien Yann Moix, vous qui semblez découvrir la situation dans le Calaisis ? Mais peut-être auriez-vous dû vous intéresser à l’histoire de la question migratoire dans cette région, qui existe depuis maintenant plus de 20 ans.
Je ne remonterais pas 20 ans en arrière. Mais après les dunes, il y a eu l’ouverture de plusieurs squats dans la ville de Calais, générant des tensions avec les habitants. A ce sujet Yann Moix, savez-vous que Calais et ses alentours, ce sont quelques 100.000 personnes ? Mais si dans une telle agglomération 20% des forces de l’ordre présentes se livraient à des « actes de barbarie » (encore un de vos termes) et des « jeux sadiques », le scandale serait planétaire.
Pour mettre un terme aux squats, il y a eu en 2015 l’ouverture du centre d’accueil Jules Ferry, dans la zone des Landes. Centre autour duquel ce grand bidonville qu’on appelait « La Jungle », s’est peu à peu développé, toléré un temps par les autorités jusqu’à son démantèlement fin 2016.
Savez-vous, Yann Moix, que durant « La Jungle » de Calais, des espaces de dialogue existaient entre le sous-préfet de l’époque et le commissaire alors en poste ? Que régulièrement, les représentants des autorités, des différentes communautés présentes dans la Jungle, et des associations, se réunissaient pour faire le point ? Qu’il y avait, sur le terrain, une hiérarchie présente en permanence aux côtés des forces de l’ordre et qui d’ailleurs se rendait régulièrement dans la Jungle ?
Je voudrais, ici, évoquez les quelques images de votre film qui circulent sur le net, telle une bande annonce. On y voit des personnes qui pleurent et toussent après avoir reçues du gaz lacrymogène. On voit un policer qui court le long d’un talus en faisant usage d’une bombe lacrymogène pour disperser des personnes. Je vois d’ailleurs très bien où se situe cette action : en bordure d’un des accès à la rocade autoroutière qui conduit au port. A un autre moment, vous montrer une douille grise de grenade lacrymogène que les forces de l’ordre tirent à l’aide d'un lanceur Cougar.
Yann Moix, vos images semblent mélanger des opérations de maintien de l’ordre classiques et légales, même si elles sont parfois musclées, et ce qui pourrait apparaitre comme de possibles violences illégitimes.
La plupart de ces images ne sont d’ailleurs pas forcément différentes de la situation d’après certaines manifestations qui dégénèrent, terrain auquel je suis habitué. Mais on ne voit rien dans cette vidéo d’un peu plus d’une minute, du contexte, de ce qui se passe avant. Considérez-vous que l’usage de la force par les policiers soit par nature une « violence illégitime » ?
Savez-vous Yann Moix, que durant la Jungle, 38.000 grenades lacrymogènes ont été tirées par les forces de l’ordre -source policière-, essentiellement pour disperser des groupes qui tentaient d’accéder à la fameuse rocade autoroutière, de nuit, où des véhicules circulent à 90 kilomètres à l’heure, voire plus ?
Considérez-vous qu’il s’agisse d’une violence insupportable ? Savez-vous Yann Moix que de nombreux migrants qui étaient parvenus sur cette route, y sont morts en tombant d’un camion ou percutés par une voiture la nuit ? Savez-vous que ces opérations de maintien de l’ordre ont été conduites en parallèle au dialogue que j’évoquais plus haut ?
Savez-vous par ailleurs que lors des mois de préparation du démantèlement du bidonville le plus grand d’Europe, une réflexion sur l’après, pour tenter de maintenir un centre d’accueil sur place, avait été lancée en préfecture sous l’égide du ministère de l’Intérieur ? Peut-être auriez-vous dû vous intéresser à tout cela, et aller voir les policiers, les suivre dans leur travail, et les entendre vous dire que tous ces espaces de dialogue ont été supprimés, tout comme la réflexion autour de « l’après », conduisant à la logique absurde visant à tenter de condamner les exilés à l’invisibilité, comme il y a 15 ans. Alors que l’arrivée d’exilés à Calais, porte de l’espace Schengen, à 30 kilomètres de l’Angleterre, si proche que l’on en aperçoit les côtes, ne s’arrêtera pas.
Si vous vous étiez intéressé aussi au travail des policiers, à ce qu’ils sont, vous auriez entendu comme moi, certains d’entre-eux vous dire que leur mission d’aujourd’hui à Calais n’a « aucun sens », et qu’elle consiste à « vider la mer avec une petite cuillère ». Qu’il y a plusieurs catégories présentes sur le terrain parmi les forces de l’ordre : la sécurité publique de la ville, les CRS, les Compagnies d’intervention, une police municipale, parfois des gendarmes mobiles aussi. Que les formations ne sont pas les mêmes, les consignes et l’organisation des différents services aussi, que certains y sont en permanence, que d’autres ne font que passer avant d’aller sur une autre mission... Et que dans ce cadre flou et avec une situation proche de celle de l’après Sangatte, les plus jeunes, ou moins formés, ou moins aguerris, peuvent déraper.
Et qu’aussi, à l’image de la société et comme le dit un commissaire dans mon livre, « il y a aussi des cons chez nous. Le problème ensuite, c’est la visibilité. Un con dans la police, ça peut faire du dégât, et c’est beaucoup plus visible qu’un con lambda perdu dans un foule ».
Vous conviendrez, Yann Moix, qu’on est loin des envolées aberrantes des plateaux de télévision, au cours desquelles vous évoquez Vichy… Vous en avez d’ailleurs convenu vous-même en rencontrant quelques policiers après vos propos le 6 janvier dernier sur le plateau de l’émission "On n'est pas couché". Et pourtant, vous êtes reparti ensuite de plus belle dans cette logique.
L’immense complexité de la situation à Calais ne se résume pas à un champ de bataille et deux camps qui se feraient face. Et mérite mieux qu’une polémique visant à « vendre » un film. A propos de film, je vous invite à visionner le magnifique documentaire de Dan Reed diffusé sur la BBC, « Calais, The End of the Jungle », qui décrit très bien une situation très compliquée. C’est d’ailleurs un membre des forces de l’ordre du calaisis qui m’a signalé ce film. Il y a dedans des force de l’ordre, des migrants, des militants associatifs…
Et je vous invite aussi à lire mon livre qui vous conduira peut-être à regarder les policiers d’un autre œil.
Très cordialement
Jean-Marie Godard
Professeur de Lettres, auteur
6 ansMerci pour cette très juste réponse. Je profite de ce commentaire pour renouveler toute mon admiration aux habitants de Calais qui font chaque jour preuve de solidarité et d'humanité.