Canapé

Canapé

Elle m’avait demandé de venir et j’étais là. Je ne la connaissais que par parents interposés, et ces parents étaient morts. Pourtant, j’ai reconnu dans ses yeux un éclair noir et rapide qui avait marqué mes premières années d’adolescence. Ce regard était celui d’oncle Camille. J’avais eu le temps d’oublier la crainte qu’il m’inspirait. Mais il y avait sans doute quelque chose d’héréditaire dans la brève lueur méchante que cet oncle un peu fou jetait sur moi, chaque fois que je me retrouvais en sa présence, dans sa ferme-château pleine d’odeurs. C’était sa marque héraldique.

Il avait transmis cette particularité oculaire à son fils, un triste joueur de golf, qui à son tour en avait fait profiter, bien malgré lui, sa fille unique, que je voyais pour la première fois. Ou plutôt la seconde : j’avais dû la croiser quand elle avait huit ans et qu’elle vivait en Suisse, lors du dîner de chasse annuel où l’oncle Camille invitait des gens qui comme mon père, n’avaient jamais tenu un fusil de leur vie. Ça ne comptait pas.

Elle me fixait d’un air mécontent qui contrastait avec les mots de bienvenue qu’elle prononçait, et avec ses compliments sur mes livres, qu’elle n’évoquait sans doute que par ignorance. Je ne doutais pas qu’elle allait passer sans transition aux choses sérieuses, et je n’étais pas impatient. Mais je n’aime pas discuter debout, à cause de l’éternelle disparité des tailles ; j’aurais voulu m’asseoir dans le beau canapé blanc que j’apercevais dans la pièce voisine, toute baignée de lumière.

Elle s’est mise en marche lentement, tournée vers moi et sans lâcher le fil. Elle insistait sur ma notoriété, et je ne pouvais pas lui répéter toutes les trente secondes que j’étais parfaitement obscur. Nous étions à présent au milieu du salon, et elle ne se décidait toujours pas à s’asseoir. Ce qui me frappait le plus était l’air de contentement et de puérilité répandu sur son visage banal, un peu mongolien. Son regard a soudain viré : on y était.

Elle s’est laissée tomber de tout le poids de ses fesses sur le canapé en daim blanc. J’ai pu l’imiter, avec un léger décalage, une sorte de ah de temps. Ainsi nous nous sommes retrouvés côte-à-côte, tournés vers le mur crème, au milieu duquel pendait un petit tableau graphique imité de Balthus.

-         J’ai voulu te voir à cause de ton réseau, a-t-elle dit d’une voix ferme – une voix de femme d’affaires.

-         Mon réseau… tu sais…

-         Je n’ai pas confiance dans les marchands d’art. Et je dois rester discrète, tu comprends pourquoi.

Non, je ne comprenais pas mais je n’avais qu’à attendre encore un peu. Pour me donner une contenance, je fixais le petit tableau bleu et marron, légèrement de travers me semblait-il. La lumière écrasait les contours, mais on voyait bien le mat et le plat de la figure centrale.

-         Tu vas pouvoir m’aider à trouver un amateur. Je me trompe ?

-         T’aider comment ?

-         Arrête ! Je me suis décidée à vendre ce tableau. Il vaut cher.

Je me suis redressé à demi, penché vers le mur, et ce que j’ai vu m’a suffi. Je me suis levé d’un coup de rein. J’ai été me coller contre la toile. Je n’avais pas de certitude pour la signature, d’ailleurs je ne m’y connaissais pas. Mais elle, je l’ai reconnue, la petite fille de huit ans :  nue, hiératique, posée sur un canapé immuable, elle me fixait de son air grave et méchant. 

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