Chéri, j’ai rétréci la lutte !

Chéri, j’ai rétréci la lutte !

Chère lectrice, cher lecteur,

« Et vous, c’est quoi votre petit geste microféministe ? » Allongée dans son lit, l’animatrice et productrice américaine Ashley Chaney interpelle, sur le ton de la confidence. Elle vient d’expliquer, face caméra, que lorsqu’elle envoie un mail à un chef d’entreprise qui a une assistante, elle mettait toujours cette dernière comme destinataire principale et la mentionnait en premier. La vidéo, devenue virale au printemps sous le hashtag #microfeminism, a drainé dans son sillon des milliers de témoignages de femmes qui partageaient leur manière de lutter, à leur niveau, contre les inégalités de traitement. Une puéricultrice explique, par exemple, que quand un enfant est malade, elle téléphone systématiquement au père ; une employée raconte qu’elle met un point d’honneur à confier les tâches de coordination des réunions à des hommes ; pour une autre, le microféminisme passe par l’usage discret du langage inclusif ou la féminisation des noms de profession.

Sur le principe, rien à redire. Quand quelqu’un fait (enfin !) remarquer au collègue un peu trop « tactile » qu’une main sur la hanche n’est pas une manière de saluer, cela ôte un poids au reste des femmes qui en avaient secrètement marre. Ce soulagement instantané a une valeur en lui-même : à défaut de se débarrasser radicalement de son eczéma, on applique bien des crèmes à la cortisone, non ? C’est toujours ça de pris. 

Mais la portée de certains témoignages fait plutôt penser à du « nanoféminisme », à peine visible à l’œil nu – et dont les effets sont surtout de soulager la conscience de celles qui les racontent. C’est donc ça, le féminisme en 2024 ? Une bonne intention, effectuée discrètement et sans rien sacrifier de son confort ? « Peut-être que personne ne le remarque, mais c’est ma façon de signifier “je te vois” », conclut Ashley Chaney. Comment diable un geste imperceptible et sans effet pourrait-il faire avancer l’égalité femmes-hommes ?

Peut-être parce que le patriarcat est semblable au son de vagues. « Pour entendre [le bruit de la mer], explique Leibniz dans la préface des Nouveaux essais sur l’entendement humain (1704), il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire le bruit de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble ». Selon Leibniz, qui est d’ailleurs aussi l’un des pères du calcul infinitésimal, il est nécessaire « qu’on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelques petits qu’ils soient ; autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. »

 

« Il n’y a pas de détresse sur terre qui puisse être soulagée, sauf à petite échelle » –Leopold Kohr, économiste


La question de la place des femmes dans la société est à géométrie variable : certes, on ne peut pas comparer le hashtag #microfeminism aux actions militantes menées par des jeunes iraniennes qui risquent leur vie. La lutte politique, sociale, économique, est nécessaire. Mais les rapports entre hommes et femmes sont aussi ancrés dans des rapports de pouvoir individuels. La vie quotidienne d’une femme est pavée de petits moments où se cristallisent et se rejouent à l’infini les injustices globales. Faire un « petit geste », quand on a un poste à responsabilité, peut donc avoir un impact substantiel sur la qualité de vie des femmes dans l’équipe. Comme le disait Leopold Kohr, économiste du début du XXe siècle et avocat du concept d’« échelle humaine », dans L’Effondrement des puissances (1957) : « Il n’y a pas de détresse sur terre qui puisse être soulagée, sauf à petite échelle. »

Une question demeure, cependant : en additionnant des petits gestes féministes, que fait-on, sinon espérer domestiquer les hommes de proche en proche, jusqu’à les rééduquer totalement… à leur insu ? C’est le principe des nudges, ces outils conçus pour modifier nos comportements au quotidien sous la forme d’une incitation discrète. Tout le monde veut bien obéir à la condition de ne pas recevoir d’ordres ou de leçons de morale (surtout d’une femme !). Mais ce faisant, ne perpétue-t-on pas l’image d’une féminité dont les modes d’action seraient toujours du côté de la persuasion et de la manipulation discrète, au lieu de pousser les hommes à s’interroger sur leur place dans la société ? Ne vaudrait-il pas mieux leur apprendre, eux aussi, à percevoir le bruit des vagues ?

 

En parlant d’égalité femmes-hommes, l’économiste Dominique Meurs nous offre, dans un essai publié sur notre site, quelques pistes de réflexion sur les raisons des écarts salariaux persistants et la façon dont on peut les combattre. En cette semaine pour l'emploi des personnes handicapées, on vous propose également un entretien avec la sociologue Claire Le Roy-Hatala sur l’invisibilisation des troubles psychiques en entreprise et le défi que ces derniers représentent pour le management. À l’occasion du Vendée Globe, on vous suggère aussi de lire le témoignage de trois navigateurs qui relatent leur plus grosse frayeur en mer – une méditation inspirante sur la prise de risque ! Enfin, nous mettons à votre disposition la rediffusion de la conférence donnée la semaine dernière par notre rédactrice en chef Apolline Guillot et Erick Lacourrège, de la Banque de France, sur notre rapport à l’argent à l’heure des monnaies numériques.

Bonne lecture,

Apolline Guillot

Christophe Billard

Philosophe/philologue autodidacte - Blogueur - Essayiste - Porteur d'un projet visant à familiariser les élèves du second degré avec les architectures interactives de nos langages et de nos entités physiques et morales.

5 j.

Je suis de l’avis d’Hilda Coffee Black’s lorsqu’elle énonce prudemment « Il s’agirait de … » Et lorsqu’elle parle d’ultime union, je suppose qu’elle fait allusion à l’improbable meilleur qui peut - ou pas - surgir du pire par un endroit où le maître du nombre, de l’ombre ardente et du désespoir ne l’attendaient pas. Et je suis aussi de l’avis de Fabrice Cabasset. À ce titre, ses propos sont impitoyables, amers, mais sonnent juste. Depuis des millénaires nos textes fondamentaux (toutes cultures confondues), nos architectures linguistiques et sociales, notre art, nos chansons populaires, nos dictons et proverbes, nos contes (…) ou nos simples jeux de mots « alchimiques » reflètent les mécanismes et l’issue de l’échec dialectique humain - disons de la comédie dramatique shakespearienne qui se trame à cour et à jardin depuis la chute du yin et du yang sur l’échiquier de l’intérêt commun et des intérêts particuliers. Renaissance, apogée et chute du "Je"… Oups, j'approche la limite de caractères... Suite ci-dessous 😅

Christophe Billard

Philosophe/philologue autodidacte - Blogueur - Essayiste - Porteur d'un projet visant à familiariser les élèves du second degré avec les architectures interactives de nos langages et de nos entités physiques et morales.

5 j.

Suite de mon commentaire : ... L’humain et le monde intelligible : unité, dualité, relativité (…) Zéro, ses infinis attributs - et ce qu’on en fait. Les amours chiennes et la guerre de l’anneau unique. Tous contre tous, c’est dorénavant la loi du Marché. Il y a 1000 et une façons de parler de la brève temporalité de l’ironie de notre expérience « adolescente » et barbare du pouvoir. Et en effet, pour reprendre l’idée d’Hilda Coffe Black's, il semble qu’il y ait un espoir plausible dans la déconstruction « alchimique » de nos architectures mentales, linguistiques et sociales. Voilà qui mettrait fin aux diktats et aux croyances qui sont le nerf de la guerre et de l’économie de la guerre… Qui réduirait rapidement le gap intellectuel entre les gouvernés "moldus" (terminologie de l’autrice de l’œuvre alchimique Harry Potter) et les gouvernants, grands maîtres de la magie du langage…

Christophe Billard

Philosophe/philologue autodidacte - Blogueur - Essayiste - Porteur d'un projet visant à familiariser les élèves du second degré avec les architectures interactives de nos langages et de nos entités physiques et morales.

5 j.

Article au cœur de l'actualité et du choc des opinions... Intéressant à développer ! Le texte est un peu ambigu concernant l’orientation des métaphores de Leibniz (à propos des anneaux mathématiques, de la théorisation des ensembles et de leur application dans le monde physique et psychique)… Et on aimerait aussi qu’il ne se limite pas à louer la légitime revanche des femmes sur l’échiquier de la guerre des sexes, alors que la nouvelle compétitivité du féminin est un instrument politique avéré depuis les seventies. Et faut-il le dire, un des principaux moteurs économiques d’un système d’exploitation eugéniste qui n’a que faire de l’épanouissement du féminin, du masculin et de leur progéniture. L'enfance désenchantée à grand coup de matière virtuelle - future masse ouvrière conditionnée aux écrans et à l’organisation du travail et des loisirs dès le plus jeune âge, en l’absence des parents dans la demeure. La génération Z dit-on pour l’heure… Et après ? Le retour à l’Alpha ?

Hilda C. aucune chance avec ce type de discours. Il semblerait que sous l'impulsion d'une minorité, motivée par un ressentiment, on s'achemine vers un renversement des valeurs d'un aveuglant crépuscule patriarcal, vers la nouvelle aube obscure matriarcale. La femme occidentale étant un homme comme les autres, mue par la vanité, la cupidité, l'amour d'elle même et du pouvoir, ne tardera pas à sombrer dans l'hubris et la violence envers ceux devenus les faibles. Guerre du blanc, contre le noir, du nord contre le sud, du chrétien contre le musulman, de l'athée contre le croyant, de l'est contre l'ouest, du métropololitain contre l'insulaire, de la minorité contre la majorité, du mâle contrela femelle, de l'homo contre l'hétéro, des jeunes contre les vieux. Mais déguisé, toujours tapis dans l,'ombre, pour ne jamais paraître au grand jour et attendant de ramasser les divendes sur les tas de cadavres de tous les conflits, le puissant multi milliardaire du groupe des 100, attend ricanant de la naïveté des masses bélantes et se frottant les mains....

Hilda C.

Porteuse d'un projet de réforme visant l'enseignement des Arts libéraux dans les programmes du 2nd degré. Co-fondatrice des sites "Déconstruire et réparer" et CAB ArchiteXture- Streetwear philosophal

1 sem.

Il s'agirait que la dualité se rejoigne peut-être enfin au point 0 et que l'Union ultime se révèle à chacun pour mettre fin à nos altérités réciproques suicidaires.

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