Chapitre 1
En réalité l’histoire ne débute pas ainsi mais dans le tumulte d’un réfectoire où je la vis pour la première fois. Ce souvenir perdure en moi aussi vivace que celui de Cécile assise sur une des travées de l’amphithéâtre. Elle riait. Je n’ai jamais essayé de la décrire car je ne suis jamais parvenu à me la représenter exactement. N’est-ce pas mieux ainsi ? Chaque partie aussi précise soit-elle de son visage ne rendrait pas son visage en entier, ni surtout la façon dont je vois son visage. Au reste, l’histoire n’a pas commencé dans ce réfectoire mais plus lointainement encore et par hasard. Au pied d’un placard où l’on avait remisé les vingt volumes de l’encyclopédie universelle sur laquelle les chats de la maison pissaient. J’avais fait ce rêve où je tombais amoureux d’une jeune fille que je ne connaissais pas. C’est alors que je commençais à fouiller les livres. Quelque chose me hantait, remuait en moi. Ouvrir mes premiers livres fut comme découvrir une lanterne magique, déchirer cette toile sinistre dans laquelle j’étouffais, descendre dans l’arche. La lecture secrète une nostalgie, une pénombre bienfaisante ; la lumière, malgré la blancheur des pages, n’y est jamais crue. J’aime, en ouvrant un roman, me sentir descendre dans la cale remplie d’une obscurité bienveillante à peine chevée par la flamme d’une bougie ; imaginer, tandis que la pluie tombe sans discontinuer, l’accueil d’un abri sûr et suffisamment dépouillé pour laisser aux images la possibilité d’apparaître. Cela m’apaise, me rassure comme de regarder une marmite sur le feu où mijote un plat roboratif, une vieille au sourire bon tricoter, tomber la neige. Il y a quelque chose de merveilleux à imaginer se pencher sur l’épaule des auteurs, arpenter le scriptorium aux tables immenses, les voir tous rassemblés en silence sur leur ouvrage et regarder tourner lentement leur porte-plume. Peu à peu, les gestes retrouvent les incantations et les mots – tantôt aussi lisses que le ventre blanc d’une jeune femme aussi blanc que l’aubier lorsque le tranchant de la hache frappe l’écorce – frémissent à nouveau possédés.
Lisant, je n’étais plus personne. J’avais hâte d’abandonner la lutte, de me réfugier dans ma chambre. Je me glissais sous les draps ainsi qu’un animal dans son terrier, un soldat dans la tranchée. J’aimais ce sentiment d’être ailleurs, protégé de je ne sais quelle peste, quel danger, réfugié dans un palais près de Florence ou à Notre Dame de Sarrance. Sitôt les premiers mots prononcés intérieurement, le trou de terre, semblable au conte où grâce à une formule magique Carabosse abandonne dans un éblouissement sa hideur et ses hardes pour devenir une fée magnifique, se transformait en palais de lumière, dépliant à l’infini des marches et des allées enchantées de jets d’eau. Là, de la même façon que se rassemblaient à l’abri les premières communautés persécutées, se rassemblaient dans la pénombre les lecteurs. Ces ombres que je ne devinais pas alors, allaient et venaient comme moi sans but, gagnées par le plaisir de n’être rien ; perdus, nous perdions notre temps. C’est ainsi que j’appris malgré ma frilosité à préférer l’hiver afin de me coucher tôt et que, malgré mon hypocondrie, j’accueillais sans déplaisir la maladie quand une légère fièvre m’obligeait à garder le lit et qu’il n’y avait rien d’autre à faire que lire. Lire avec les malades de l’hôpital-palais allongés sur la terrasse à balcon de bois découpé qui surplombait le monde. Les premiers mots, comme la mère d’Achille, me plongeaient dans le Styx, donnaient raison à cette impression d’immortalité qui court de la moelle épinière à la peau malgré la raison, malgré l’évidence et le néant qui nous habite. J’avais le sentiment d’accéder aux mystères, de partager un secret. J’étais comme ces marins sur les quais de Séville le 10 août 1519 en partance pour nulle part. Plus exactement, j’étais le vent, le reflet des bâtiments dans le port, le roulis des carènes et les irisements du soleil, l’oiseau qui fend l’air, rase le sol, décrit des boucles dans le ciel et passe entre les cordages des caravelles. Il y avait quelque chose de frénétique à vouloir tout découvrir. J’étais impatient d’entrer dans une œuvre sans rien connaître de l’auteur, ignorant tout de l’histoire. Je fouillais l’armoire remplie de livres empilés ainsi que les trésors d’une caverne. J’avançais à merci.
Sans avoir rien vu, sans rien connaître de la vie, je voguais sur la mer violette des Cyclades, assistais à des enquêtes à Londres, savourais une vengeance à Paris, parcourais les églises de Venise, arpentais le pont d’un paquebot en partance pour Shanghai, découvrais le centre de la terre, veillais dans les tranchées de la Somme, courais dans les genêts de la Colline-Noire, marchais sur les quais de New-Bedford, descendais dans les urinoirs de New York, longeais le Tibre, pénétrais dans Tenochtitlan en compagnie de l’homme cheval. Dès la nuit tombée, je n’avais qu’une hâte, regagner mon lit et saisir un livre. Ils s’entassaient sur ma table de nuit comme des valises amoncelées remplies de tout le nécessaire pour partir loin et longtemps. Au plus le volume était épais au plus l’histoire me promettait l’oubli. Eux-mêmes dans un dialogue continu se donnaient le répons, abolissaient le temps et l’espace. Et je voyais se nouer les fils imperceptibles d’une tapisserie merveilleuse. Le marquis d’Argencourt devenu cette molle chrysalide, plutôt vibratile que remuante posait à côté des morts expulsés d’un dernier recès de la mémoire de Bernanos comme une poignée d’insectes affolés jetés en pâture à la lumière. Ulysse cachait son trésor dans la grotte des Nymphes près de l’olivier qui s’éploie à l’entrée de la rade d’Ithaque tandis qu’Edmond Dantès trouvait celui des Spada dans l’île près de la petite crique cachée comme un bain de nymphe antique. J’aimais voir grandir les encyclies jusqu’à ce qu’elles disparaissent, intuitivement persuadé que le plus originel se trouvait ailleurs que dans l’origine. Je sentais dans le dialogue des vieilles de la veillée des Âmes fortes un chœur aussi ancien que les chœurs d’Eschyle. Dans la pénombre, les joues des visages éclairés à peine par des lueurs orange s’animent avec les mots, la mastication. Le dialogue de ce chœur assis sur des chaises en paille sculpte tout ce qu’il y a autour. A travers les fenêtres, la nuit cassante et lumineuse de février ; la veuve profondément endormie sous un édredon grenat épais. Les odeurs du café, du feu … La couleur anis du vin jeune dans les verres. Les petites bulles que fait le gras des caillettes sur le pain brûlant. Les bougies qui égrènent à côté du mort un chapelet.
Bientôt faisant taire la mienne, une autre voix se lève, me possède. L’histoire envahit tout, en dehors même du style. Mes yeux vont plus vite que les mots. Semblable à ces boulimiques qui se rassasient en cachette, je me levais la nuit pour dévorer le Comte de Monte Cristo. J’aurais aimé une vengeance plus implacable et je jubilais de la voir s’accomplir. Mes mains ouvrent le livre comme les volets d’une fenêtre derrière laquelle la débéloire siffle sur les braises du feu tout neuf. Je retrouve la cuisine basse de ma grand-mère, sa petite cafetière italienne en aluminium qui faisait un bruit de glouglou. Excitées par l’heure matinale et le froid, Bartholomée, Adelphie et Gotte pépient en tenant un bol fumant de café. Merveilleuses comme des santons. Leur visage s’incarne dans les traits de Joséphine, de Jeannette et de ma grand-mère que j’accompagnais au cimetière. Dès qu’une image disparaît il me suffit de craquer une autre allumette : ritsch… Dans sa caverne, les mains encore poisseuses par la traite de ses chèvres et de ses brebis, le cyclope saisit deux hommes et, comme petits chiens, les rompt contre terre ; leurs cervelles coulent sur le sol l’arrosent. Puis membre à membre, ayant déchiqueté leurs corps, il en fait son souper. Le sifflement de la poêle brûlante sous l’eau froide me rappelle celui que fit la pointe incandescente dans son œil. Ritsch… Dans le petit jour empuanti de roucoulements flottent des formes noires comme des mouches sur du lait. Sur la plaque des braseros, les charbons poudroient semblable à la neige sur les épicéas. On entend le pas des esclaves se rapprocher. Les lampes s’enfuient des murs comme des araignées…Il n’est pas un coin de la maison qui n’est pas arrosé de larmes. Je suis écartelé comme si on m’arrachait les membres et une partie de mon corps sembla se séparer de l’autre.
Mais l’extase n’est possible que parce que ce qu’on lit ne compte pas. Le livre est un lieu où l’on se rend avec nos seuls démons tout à son aise ainsi qu’un dieu. La lecture nous entraîne sur les chemins de traverse des maîtres toscans, dans l’Idylle de Théocrite, aux abords de Mytilène. Et l’on se surprend, aussi sereinement qu’on suivrait Ovide dans son exil – même si l’on vit sa peine, même si l’on s’identifie à lui parce qu’on ne risque rien – à suivre le Pogge, à le voir ouvrir les portes grinçantes des vieux donjons au toit crevé, pénétrer dans la lumière douce ancienne d’un cachot plein de codex enfermés dans des coffres au couvercle maculé par la fiente bleuâtre des pigeons ou empilés sur des étagères bancales. J’imagine ses mains fébriles trembler en feuilletant les textes perdus de Lucrèce, de Pétrone, de Quintilien, d’autres encore. J’éprouve sa joie et je sens, une fois revenu à la lumière du jour, le soleil de l’été sur ses épaules aussi distinctement que je le ressentis alors sur les miennes au port de Réthymnon. Peu m’importe ses pensées, son caractère ombrageux, sa ladrerie, il ne peut être pour moi qu’un personnage de roman, un mort glorieux qui s’avance indéfiniment dans cette fin d’après-midi, s’assoit sous une tonnelle chargée de grappes de raisins à peine mûrs comme je m’assis moi-même sous une tonnelle en Crète. Et d’échos en échos, de mise en abîmes en mise en abîmes, de la même façon que des miroirs posés face à face renvoient à l’infini le reflet de la même image, lorsque j’esquisse un geste, il l’esquisse aussi et tous les lecteurs à la suite.
Lire me permit de redouter un peu moins, quand ma main cherchait à tâtons dans le noir l’interrupteur de la lampe de chevet, qu’un monstre ne me la saisisse et m’emporte. Il se cachait dans l’interstice entre le cosy et le mur d’où s’échappaient le jour, comme les bulles à la surface d’une eau stagnante, des araignées, mais la nuit… un œil puis le museau puis la tête qui se déformait pour pouvoir passer. J’étais un enfant dérivant dans la navette abandonnée sur le fleuve puis le capitaine d’un vaisseau qui n’avait d’autres hâtes que d’appareiller et de briser avec le pied le gouvernail. Mais cet état second se dissipait dès le livre refermé. Demeuraient comme dans les rêves quelques bribes et des sensations qui feraient résonances. Pourtant la vie elle-même n’est pas plus réelle, ni plus vraie. Nous vivons en dehors de nous dans un quotidien qui ne compte pas. Les rapports humains n’ont pas plus de consistance que celle qu’entretiennent les personnages de roman. Parfois, il reste si peu de chose d’un souvenir ou d’une image que les mots seulement, comme la paume de la main ôte la buée sur une vitre pour y voir à nouveau, en ravivent la sensation qui retournera bientôt au néant. Et tandis que ce que nous croyions ne jamais oublier sera depuis longtemps moins qu’un songe, perdureront certaines scènes que nous avons lues. Si bien qu’entre le rêve et la vie c’est la lecture qui crée les liens les plus étroits avec l’essentiel et nous assure un semblant d’éternité.
Cette fébrilité disparut peu à peu sans jamais s’effacer. Car au plaisir de la découverte et ses déconvenues, la joie de la relecture l’emporta bientôt. Semblable au pèlerin qui effectue avec plus ou moins de régularité et de dévotion le chemin, j’aime retourner sur mes pas, frapper à la porte de l’hôte, retrouver les lieux familiers et m’y reposer comme sur ce muret de pierres sèches dans le parfum des iris où je sentais jadis le soleil renaissant de février réchauffer mon dos – les iris qui sont la frénésie en fleur, les pinceaux jamais séchés de Van Gogh. De ces jours disparus, dont la plupart n’existent plus même dans ma mémoire, demeurent quelques souvenirs changeants comme des images superposées sur des feuilles lenticulaires. Ces instants devenus si précieux s’animent sur les bossellements semblables aux feuilles sur des tumulus. Peu à peu un décalage se crée, laisse voir l’artifice. Mais je continue, fasciné, de les regarder jusqu’à ce qu’ils disparaissent, découvrant le soubassement tubulaire – ainsi que ce champ de tuiles orange où je grimpais à dix-sept ans quand deux guêpes se détachèrent du soleil de juin et brûlèrent mon cou et mon épaule. Ces œuvres alors raniment ma mémoire, ajoutent en surimpression des images sur des images et soudain la vie, comme ces paysages des cartes pop-up ou ces fleurs de thé qui éclosent au contact de l’eau, se dresse à nouveau. Mais je ne saurais dire si ces œuvres me parlent en dehors même du souvenir, si elles se confondent avec l’émoi et le temps de la première lecture, un épisode de ma vie ou quelque chose de plus profond. Ainsi les lettres d’Apollinaire à Lou me ramènent au lycée, à mon désarroi de ne pas avoir su parler à Cécile, à mes allées-et-venues sur le port de Nice. De la même façon qu’apparaissent à la lecture de Maupassant les carrioles bariolées des vendeurs de souvenirs devant l’entrée de la Vallée des Temples comme si j’étais devant à les regarder ; alors que lui-même ne les évoque pas.
Je pose chaque soir au pied du lit un carnet de notes. Parfois les mots sont attirés par la page comme des bêtes par un point d’eau. Les encyclies se forment au contact de la langue et s’entrecroisent à la surface. Certains soirs, la nécessité d’écrire est si ardente que je ne peux garder une couverture sur moi. Mais au matin l’ordalie est sans appel. Les phrases ne sont plus que des petits tas illisibles, une cendre sous laquelle affleure la machinerie, les muselets souillés, vestiges d’une ivresse trompeuse. J’étais pourtant la veille un maître d’œuvre tout puissant perché sur les échafaudages à regarder pierre sur pierre l’édifice s’élever dans sa potentialité. Enfant, je ne pouvais m’empêcher d’ouvrir les livres que je voyais, comme je ne pouvais m’empêcher de soulever le couvercle de la boîte de pâtisseries sur la table de la cuisine pour entrapercevoir le rouge brillant d’une tarte aux fraises, le nappage de l’éclair, la chantilly du chou qui collait sur le carton et que je raclais avec mon doigt ou le glaçage marbré du millefeuille. Aujourd’hui je regarde à travers la vitre le soleil de janvier qui est comme une graine à peine germée dans le godet, à peine une pousse tendre et verte. Je le regarde comme chaque année alors que cette année devait être différente. Différente comme l’année précédente et celle d’avant encore. Et celle d’avant. Maintenant que le temps a tout mélangé, je ne sais par où commencer, par quelle défaite. Mais voilà déjà que je rature, que le fil n’existe plus et qu’il faut à nouveau s’acclimater comme s’acclimatent les espèces déracinées dans un jardin d’acclimatation. Les mots m’attirent depuis si longtemps. Ils sont comme des lacs à la surface polie où le monde se reflète dans une profondeur inverse. En eux dorment les villes englouties des contes et des légendes et les voix étincelantes. Je tente de les attirer avec mille précautions mais, farouches à l’appel, ils se dérobent et coulent entre mes doigts. Ceux qui par hasard se laissent prendre noircissent aussitôt sur les feuilles froissées amoncelées au sol comme des mues de serpents. Parfois alors que plus rien ne semble devoir les rappeler, ainsi que la peau rejette lentement un bout d’épine noire, ils réapparaissent. Autour dans des cabanes comme des chrysalides vivent les alchimistes. La porte est un simple bout de tissu que le vent soulève à sa guise. J’ai envié leur vie sans toutefois me résoudre à la vivre. Mais certains jours, lorsque la solitude est plus forte encore que d’habitude, où je la sens pour ainsi dire toute en moi, j’ai besoin de quitter l’air vicié du monde si fécond et d’arpenter les berges, espérant être revivifié. Je m’approche et me penche et me penche encore et je vois, délivré, miroiter le reflet de quelque chose d’autre que moi.
Je suis incapable d’écrire une histoire ; je m’empresse de la bâcler comme si je devais m’en débarrasser avant qu’elle ne se détraque. Que les phrases commencent à branler, à bâiller, à jouer, à sortir de leur cadre, à se débrailler. Qu’un cliquetis agaçant ne se fasse entendre et révèle la supercherie de l’histoire. Parfois ce sentiment se manifeste très tôt. Je ne peux plus continuer : je suis extrait du bain, banni d’un monde qui n’existe pas. Je suis incapable de penser une chose précisément : un arbre, une pomme, l’amour… Chacune reste dans sa définition lexicographique. L’arbre, indépendamment de son espèce que j’aurais bien du mal à préciser est toujours en feuille, la pomme n’est jamais blette ou à moitié croquée. Il faut se forcer à imaginer un arbre rachitique, tordu et un trognon de pomme. Comme il faut se forcer à imaginer tel arbre, telle variété, la couleur et la forme de ses fleurs, le dessin de ses feuilles, la couleur de son tronc. La couleur de la pomme. La réalité de l’amour. J’en ai parfois l’illusion mais je ne sais pas aller au-delà, abandonnant mes textes dans leur énergie première. Autant pour conserver leur potentialité, cette force de tous les possibles, que par incapacité. Chaque tentative pour les « ouvrir », les continuer, se solde par l’échec et la frustration. Non seulement le texte rejette les greffes mais il se régénère aussitôt après avoir été coupé comme une planaire. Si je m’obstine, les relectures successives ne parviennent pas à se défaire des lignes retranchées ou à accepter celles qui ont été ajoutées. Ainsi qu’une rémanence, le texte original – aussi bancal et resserré qu’il fût – persiste sur la rétine. Je peux briser le sortilège en le restaurant, ce que je fais souvent par lâcheté, ou bien assumer une possession en le gardant emmuré vivant.
Heurtée à la logique narrative la pensée demeure au bord de la première phrase, prétexte. Le corps constitué du roman s'impose. La deuxième phrase n'est plus que le faire-valoir de la première et, ainsi de suite plus rien n’est dit. Dès la seconde ligne, tout me paraît faux, fade, tiré par les cheveux. Dehors, le ciel est bleu vif et semble un bloc, une espèce de rocher coincé devant ma porte impossible à déplacer. Les mots ne viennent pas. Je reste assis des heures à les invoquer. Il y a bien dehors la chaleur qui invite à sortir. Le printemps a cette odeur prometteuse de la fleur de coquelicot dans son bouton vert pomme, pliée tel un parachute dans son sac, que je fendais naguère avec mes doigts. Le rouge venait dans le froissement tel un sous-vêtement de soie. Mais je reste dans le froid que les murs épais des vieilles maisons conservent longtemps après l’hiver. Lorsque l’automne arrive, ces murs rendent aussi quelque chose de l’été ; mais c’est encore plus triste. Où sont-ils ces mots qui feraient de moi un autre ? Fini le temps où je les entassais avec un soin stupide, où je pillais les mythologies. Adolescent, je poétisais dans les salles de classe sur un cahier de brouillon rouge à grands carreaux où s’étalaient des équations et des dates d’Histoire. Je cherchais les rimes rares, l’euphorie d’une euphonie médiocre. Et ces histoires à peine commencées que je bâclais trop honteux de voir s’animer des personnages auxquels je ne croyais pas. Je redoutais ma grandiloquence, le clinquant de ces phrases définitives qui me venaient tout naturellement. Qu’est ce qui me retient ? Une chose me retient-elle seulement ? L’enfance ? Il me fallait un sujet et quel meilleur sujet que soi-même, même si ce n’est pas ce qu’on connaît le mieux, même si cela fait horreur. A condition de tirer l’universel du particulier. La belle histoire ! N’est-il pas plus agréable de parcourir une demeure à peine achevée qui porte encore le goût du neuf ? L’odeur tiède et presque sensuelle de la peinture fraîche. Une salle-de-bain et une cuisine qui n’ont jamais servi, dont les joints du carrelage sont encore d’un blanc immaculé ? Et de la voir se prêter à notre main comme la tête d’un chat ? Même si les rêves conduisent inévitablement à la maison familiale. Les vieux habits nous font toujours nous sentir sale.
Je ne pensais pas, à vingt ans dormir près d'une femme sans bander. Le temps, grand entremetteur de paradoxes, affine et abrase. On perd en exigences sottes ce qu'on gagne en amertume car c'est l'amertume qui agrémente notre vie de petites violations d'interdits avec un plaisir anorexique. Un amour mort bénéficie encore de la force du souvenir qui lui permet de vivre sur sa lancée longtemps ou très longtemps dans un lâche armistice. L’espoir reste… marcescent, puis on accepte un jour la défaite après maintes gesticulations nécrophiles. Un regard parfois est une fleur éclose où nous allons comme l’abeille. Certaines choses aussi nous attirent inexplicablement. Dans un des tomes ouverts machinalement de l’encyclopédie un mot inconnu me retint : Photocorynus. Je lus l’article et je sus que j’avais trouvé ce que je cherchais alors que je ne cherchais rien. Quel est ce hasard qui, semblable à une prémonition, nous laisse entrevoir un destin que nous ne saurons peut-être ni accomplir, ni même saisir ? Ou bien comme l’instinct oblige certains animaux à remonter à la source pour y mourir ou s’y reproduire une force secrète nous prédestine et nous guide. Dès l’instant où je vis Cécile je l’aimai. Mais, en dépit de ses efforts pour m’y encourager, je ne lui parlai pas. Je savais qu’elle était la femme de ma vie que je ne vivrai pas.