Christophe Monnereau, mer abusive
Photo Augustin Le Gall pour «Libération»

Christophe Monnereau, mer abusive

Rencontre avec le président de la SNSM qui a perdu trois de ses hommes lors du naufrage du canot de sauvetage des Sables-d’Olonne.

Ce 7 juin, c’est seul qu’il sort de l’eau, lessivé mais conscient. Drossé sur les enrochements, Christophe Monnereau, président de la SNSM des Sables-d’Olonne, a survécu au naufrage du Jack Morisseau. Sur le sable, pas trace de son fils de 25 ans, marin-pêcheur et sauveteur en mer comme lui. «Je crie. Je marche et je crie en même temps. Je viens de perdre ce qui m’est le plus cher au monde.» L’angoisse qui pulse crescendo ne durera que quelques minutes. Une éternité quand le destin menace de vous éreinter davantage. «Arrête de hurler ! Il est là ton gars !» lui glisse bientôt l’un des pompiers sur zone.

Onze jours plus tard, les stigmates de la tempête Miguel qui a fait quatre morts (trois sauveteurs et un pêcheur) s’estompent doucement. Près du Mémorial aux marins péris en mer, quelques collégiens dérivent dans les effluves des bouquets essoufflés, déchiffrant les messages enrubannés de deuil. La mer a repris des airs de jeune promise, et le ciel trimballe ses nuées pommelées.

Dans le local de la SNSM, porte fermée et rideaux tirés pour dissuader les curieux en balade, le président, sapeur-pompier à La Roche-sur-Yon, revient sur les retrouvailles avec son fils. «D’habitude, avec Jérôme, on n’est pas très démonstratifs, on se voit tous les jours quand il rentre de la pêche. On se salue, c’est tout», dit-il avant d’ajouter un laconique : «On ne s’est jamais autant serrés dans les bras.» Un cœur avec les prénoms des trois disparus, tracé d’une main hésitante sur un tableau blanc, et des dessins d’enfants épinglés au mur trahissent le traumatisme. Corps et regard figés, un mannequin à la plastique parfaite arbore la tenue d’intervention des bénévoles : casque jaune fluo, ciré orange et gilet à gonflage automatique. «A bord, on n’est pas habillé comme ça», explique notre vis-à-vis, «nageur de bord» selon la nomenclature en vigueur. «Une fois la porte fermée, le bateau est étanche. Une polaire et un pantalon suffisent. Moi, je suis en combinaison de plongée.»

Bermuda marine légèrement délavé, mocassins en daim et tee-shirt blanc Eden Park, le sportif qui a longtemps pratiqué le hand et apprécie le rugby a, le jour de l’interview, une dégaine de plaisancier à quai. Les circonstances auraient pu lui faire le teint cireux et l’œil cave, il a le regard clair des miraculés. S’il déclare un orteil cassé, un portable et des lunettes en vadrouille dans l’écume, il a récupéré son portefeuille avec tous ses papiers, et sa carte bancaire«fonctionne». Sa montre vient d’être retrouvée dans les rochers. Comme s’il lui était désormais interdit de perdre son temps. «On ne voit plus la vie de la même façon, on va moins se poser de questions et faire les choses plutôt qu’y réfléchir», confie-t-il. Avec cette acuité que le drame décuple, il raconte. Sous la mine bronzée et la voix assurée, l’émotion passe en fraude.

Ce funeste vendredi, la SNSM reçoit l’appel d’un chalutier en détresse. Les sauveteurs les plus amarinés sont dans les parages et répondent immédiatement présents. Le Jack Morisseau appareille, se postant entre les jetées du port. Quand la deuxième balise du bateau en difficulté se déclenche, le message du Cross, le centre de surveillance et sauvetage d’Etel, (Morbihan) tombe : «Engagez-vous.» A bord, personne n’objecte. «La mer était blanche, avec des montagnes d’eau. Et puis, il y a eu cette déferlante énorme et les vitres avant ont explosé. On avait de l’eau à mi-corps, et toute la structure s’est électrisée. On se prenait du 220 volts, dès qu’on touchait quelque chose.» L’objectif est maintenant d’aller s’échouer sur la plage. Des barres d’écume déferlent par le travers du navire et l’envoient valdinguer. Il chavire une première fois, se redresse, avant de se retourner définitivement. Ejecté, Christophe Monnereau devient le triste pantin des flots en furie, peinant à reprendre son souffle dans cette lessiveuse infernale. «Sous l’eau, j’ai pensé à ma femme qui allait perdre deux personnes.»

Emaillé de négations, le discours du rescapé dit l’impuissance et la tristesse. «Malgré ce que la presse a écrit, on n’a pas nagé. On a été poussé vers la plage.» «On n’a sauvé personne, on s’est juste sauvés nous, et puis c’est tout.» La nuit, l’inconscient s’emballe et cisaille le sommeil. Indocile kaléidoscope, les images se bousculent. Mais le pudique reste discret et ne veut surtout pas de polémiques. Il n’accuse personne, n’incrimine pas le marin-pêcheur retraité, même si son «je ne parlerai pas de ce monsieur» en dit long sur la rage contenue. Quant au canot tous temps, «qui répondait aux normes», il a demandé qu’il soit démantelé au plus vite. Afin, sans doute, que l’épave ne devienne pas le mausolée de morbides curiosités.

Fils d’un manipulateur radio au CHU de Nantes et d’une employée à la mairie des Sables, il aurait aimé entrer dans la Marine, mais ses résultats scolaires étaient trop bredouillants. Alors, il est allé au feu. A Paris, puis Versailles, avant de revenir au bercail. Pompier et plongeur, il s’est heurté à des catastrophes de taille, comme la tempête Xynthia. Aujourd’hui grand-père d’une fillette de 4 ans, l’adjudant-chef espère pouvoir prendre sa retraite dans trois ans. Sa femme est employée de banque, sa fille, élève infirmière.

La cellule psychologique mise en place pour les familles, le Sablais l’a boudée sans regrets. On est plutôt taiseux dans l’univers de la mer où il s’agit d’agir. Le lendemain du drame, une vague de journalistes a envahi la commune pour la conférence de presse. Ensuite, il y a eu la marche blanche, l’hommage national et la remise de la légion d’honneur par Emmanuel Macron. Lassé de la houle des mouvements de foule et des expositions médiatiques, le cinquantenaire jure ne plus vouloir s’exprimer dans la presse. S’il garde pour lui ses convictions politiques, il dit avoir découvert des responsables «très ouverts et à l’écoute» et apprécié «leurs mots de réconfort». Même s’il n’a pas fermé l’œil la veille de la cérémonie. Il sourit des membres de la sécurité du Président venus inspecter le modeste hangar de la SNSM comme de sa propre ingénuité. Naïvement, il avait pensé utiliser la machine à café Senseo du local et acheter lui-même les viennoiseries. «Mais les gens de l’Elysée se déplacent avec leur vaisselle. J’ai eu très peur de casser une tasse.» Sinon, il trouve que toutes les médailles ne se valent pas. Les footballeurs ne l’ont «pas fait rêver». A l’écouter, on comprend que l’homme est juché depuis la catastrophe sur un grand huit émotionnel qui se serait emballé. Le 15 juin, son fils s’est marié. Pour une fois, Eros a grillé la priorité à Thanatos.


31 octobre 1965 Naissance aux Sables-d’Olonne (Vendée). 

1984 Pompier de Paris. 

2010 Rejoint la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM).

7 juin 2019 Naufrage du Jack Morisseau.

15 juin Mariage de son fils rescapé.

28 et 29 juin 3e Mille SNSM et collecte nationale de fonds.

Nathalie Rouiller photo Augustin Le Gall pour «Libération»

Merci Nathalie Rouiller pour ce beau texte, ce portrait juste. Les Gens de Mer, dont je fais partie, apprécient, apprécieront vos mots et votre retenue dans un milieu où notre passion pour la mer force à l’Humilité, à la mer comme à terre. Alors, évidemment, le service à café de l’Elysée, ça fait marrer ! Ce qui ne fait pas rire c’est que le Président file des médailles pour faire la photo et non une pension à vie aux veuves et de véritables moyens à la SNSM... Dans un pays où l’industrie nautique de plaisance se veut la première au Monde, qu’un service public d’assistance aux naufragés dépende de la générosité du public est inadmissible. Ou alors, que chaque don génère 100% d’avantage fiscal. Ce qui coûterait moins cher à la communauté que de prélever puis de redistribuer ...en en perdant beaucoup en route.

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