4. Civic Tech : le temps de la traduction

4. Civic Tech : le temps de la traduction

Lors des précédents articles, nous avons questionnés la Civic Tech au travers d’exemples concrets autour du recueil des données et de leur traduction. L'épisode du Grand Débat nous a permis de replacer la Civic Tech au coeur des concepts fondamentaux de démocratie et de représentativité du peuple. Nous avons également questionné la transparence des plateformes en considérant la circulation de données ouvertes comme une solution technique ayant ses propres limites. 

Dans le présent article, nous allons aborder le contexte de traduction de données massives et mettre en avant les points de blocages. Cette analyse nous oriente progressivement vers l'élaboration de solutions pour une Civic Tech comme moteur du parcours citoyen numérique, qui sera détaillé dans le dernier article de cette série.

Plan de cet article :

I. Les limites d’une “gouvernance par les nombres”

II. Les pièges que nous n’avons pas su éviter

III. Test & learn : ce que nous pouvons déjà améliorer




I . Les limites d’une « gouvernance par les nombres »

Dans son entretien au Collège de France portant sur “La Gouvernance par les nombres” (1), Alain Supiot revient sur l’histoire du Droit et du gouvernement par les hommes : 

“Le droit a toujours participé, avec l’art et la science, de l’imaginaire des hommes, véritable lien entre le réel et l’idéal, qui porte les civilisations. Mais l’imaginaire industriel a fait son temps, et nous entrons aujourd’hui pleinement dans l’ère de l’imaginaire cybernétique, qui répond au vieux rêve occidental d’une harmonie fondée sur le calcul. Un discours qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes, ne laissant aux hommes, ou aux États, d’autre issue que de faire allégeance à plus fort qu’eux, au mépris du droit social.

Les chiffres ont une influence conséquente sur notre appréhension du réel : nous partons du principe qu’un résultat chiffré porte une vérité qui n’est pas discutable. Dans un chapitre 4 intitulé Les impasses de la gouvernance par les nombres et portant notamment sur le déni du réel, Alain Supiot nous rappelle que se baser sur la quantification du réel c’est placer l’individu dans un monde de représentations symboliques qui le met à distance du terrain. C’est le principe du trader ou du militaire qui larguent des bombes, au sens figuré et littéral, sans prendre conscience des impacts sur le réel de choix rationnels qui se sont imposés à lui par la prédominance de son système de valeurs, de sa position sociale, de l'environnement social et culturel. Les nombres aveuglent, et donnent aussi le "sentiment" de vérité, à tel point que toute action démontrée statistiquement semble indiscutable. Il faut pourtant replacer le curseur de crédibilité de la statistique ou des mathématiques appliquées aux sciences humaines et sociales : si derrière tout algorithme il y a un homme avec son propre système de valeurs, et derrière chaque interprétation de données un contexte composé d'inconnues non mesurées (voire non mesurables...), il n’est pas possible de se fier aux résultats chiffrés comme source indiscutable de vérité.

Pour cette raison, rappelons quelques biais très courants :

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La diapo est disponible ici en libre accès et téléchargement (@linkedin, votre système d'insertion de slideshare est buggé !).

 

II. Les pièges que nous n’avons pas su éviter

L'épisode du Grand Débat a permis de mettre à l'épreuve la Civic Tech, mais aussi le citoyen. Quels sont les pièges que nous n'avons pas su éviter ?

1. L’effet “Bulle” 

Le militant internet Eli Pariser parle de “bulle de filtre” pour qualifier les mécanismes de personnalisation délétères sur internet et plus particulièrement les réseaux sociaux, et qui maintiennent l’utilisateur dans un cadre d’isolement intellectuel et culturel. Nous connaissons tous très bien cette bulle de filtre : si nous examinons nos réseaux, nos fils d’actualités, les résultats de recherche, nos boîtes mails, les suggestions de groupe ou de nouveaux contacts… Nous voyons très bien que tout est fait pour nous maintenir dans ce qui nous plait déjà, pour nous mettre en relation avec ceux qui nous ressemblent : la bulle de filtre favorise les biais de confirmation, les biais de similarité et de différence, mais aussi le phénomène de sur-assimilation.

Elle joue donc nécessairement un rôle politique lorsqu’il s’agit de débattre en ligne sur des questions sociétales : comment accéder à l’univers symbolique et intellectuel de ceux qui pensent différemment de nous si nous sommes maintenus dans une bulle d’argumentaires qui nous confortent dans notre manière de penser le monde ? Quand nous naviguons dans notre bulle, nous pouvons avoir l’impression que beaucoup de personnes pensent comme nous et nous soutiennent, nous avons plus facilement l’impression d’être dans le vrai et cela nous fait du bien. Aussi, si mon réseau ne renvoie que des argumentaires en faveur de plateforme du Grand Débat en soutien au gouvernement actuel, je boycotterai le Vrai Débat. Et vice-versa. Nous avons par défaut deux jeux de données complètement différents, basés sur des familles idéologiques distinctes qui empêchent toute représentativité d'un peuple dans sa globalité. Et pour chaque question économique, culturelle ou sociale, ces familles idéologiques se trouvent partiellement isolées des argumentaires opposés qui permettraient pourtant l’émergence de vrais débats de fond.

Comment un sondeur utilise-t-il notre "bulle" de valeur ? Prenons un exemple très concret :

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Si on regarde d'un peu plus prêt les trois sujets "prioritaires", on retrouve : deux grands thèmes largement majoritaires, "pouvoir d'achat" et "impôts et taxes". Ensuite arrive un ensemble de "sous-thèmes" : les retraites, les inégalités, l'emploi, l'environnement, etc...

Que signifie "pouvoir d'achat" ...? C'est la capacité d'un individu à acheter des biens et des services. Les biens et les services peuvent servir pour un diversité de choses : le nécessaire (logement, alimentation, mobilité, santé, école, etc...) et le superficiel (confort, plaisir, loisir, etc...). En somme, c'est un terme auquel on peut donner le sens qu'on veut. Nous avons intégré le fait que le pouvoir d'achat est un besoin fondamental, alors qu'il n'a pas de sens pris isolément.

Pire encore, le "pouvoir d'achat" recouvre tout un ensemble de valeurs assimilées (phénomène de sur-assimiliation). A la lecture de "pouvoir d'achat", le revenu modeste pensera à son découvert récurrent en fin de mois. Quand le haut revenu voit "pouvoir d'achat" comme première revendication des gilets jaunes, il pense "loisir", "iphone", "belle voiture", et considère que ce mouvement n'est pas rationnel à l'époque du réchauffement climatique. Le thème du pouvoir d'achat, pris isolément, divise et conforte chacun dans son système de valeur.

Nous pouvons faire exactement la même analyse pour le second thème : "impôts et taxes". Que signifie "impôts et taxes" ? Les impôts et les taxes servent à financer ce qui est présenté ici comme des sous-thèmes : "retraites", "logement", "santé", "environnement", etc... En isolant les termes "impôts et taxes", on se concentre sur ce qui est ponctionné. Et que se passe-t-il quand on supprime les impôts ? Le fameux "pouvoir d'achat" augmente, c'est à dire la quantité d'argent sur votre compte bancaire. En contrepartie, vous savez que les hôpitaux et écoles publics fonctionnent avec des bouts de ficelles, et vous finissez par dépenser une grande partie de vos revenus en mutuelle et école privée pour vos enfants. La seule chose que vous gagnez est la liberté de dépenser ou non dans telle ou telle mutuelle ou école. Et pour ceux qui ne peuvent pas suivre, les services publics continuent de tourner au ralenti.

Voici donc une illustration parfaite de biais d’interprétation des données.

2. Une traduction des données conditionnée au calendrier politique

Avoir fixé des limites à une expérience totalement nouvelle pour respecter un calendrier politique ne peut que favoriser un biais d’attrition. L'un des meilleurs exemples est le traitement de seulement 54% des cahiers citoyens par le cabinet Roland Berger qui a rendu son rapport final le 8 avril : "Pour des questions de délai, le cabinet a stoppé son analyse aux textes qui avaient pu être numérisés au 22 mars, soit 54% de l'ensemble des cahiers citoyens, courriers, e-mails et comptes rendus de réunions locales : 24 183 documents analysés sur 44 975 documents reçus.".

Peu importe les "deadlines" que s'était fixé le gouvernement, il apparaît comme un immense gâchis de bâcler l'analyse d'une telle quantité de données : les cahiers de doléances récoltés par les mairies comportent un contenu potentiellement très différent de celui recueilli sur la plateforme. L’exercice même vaut la peine d’être mené jusqu’au bout, afin de faire un bilan plus précis des bonnes et mauvaises pratiques, d’améliorer les futurs recueils de données, et bien sûr d'analyser les contenus venant de localités fortement liés au contexte territorial.

Il est assez tentant de faire ici le parallèle avec le développement informatique, qui donne de beaux exemples de sujets complexes qui nécessitent un travail de fond sur des mois et des années de développement. La complexité et les inconnus (technologiques et humaines) nous amènent bien souvent à adopter des modes de conception itératives, où le résultat s'affine au fur et à mesure des échéances. Le résultat, par ailleurs, n'est jamais "terminé" : nous avons toujours une base plus ou moins solide que nous améliorons en continu. Pour cela, nous interrogeons régulièrement les inconnues, et orientons les itérations au fur et à mesure des tests et de ce que nous en avons appris. Ainsi, il n'y a pas de cap défini à l'avance, mais un ensemble de questions à résoudre qui dessinent le périmètre et les contours du projet.

3. La disparité des initiatives

Nous avons eu de formidables travaux, un nombre conséquent de projets permettant la récolte de données et leur traduction sous forme de rapports ou de cartographies. Cette diversité de propositions est essentielle dans le cadre d’un grand brainstorming : cela fait positivement avancer les applications techniques et les problématiques Civic Tech.

Mais il y a un très gros défaut à la multiplication des initiatives : ces acteurs, privés, associatifs ou issus du monde de la recherche, évoluent isolément et entrent en concurrence dès qu’il s’agit de répondre à un appel d’offre du marché public. Il manque ainsi un arbitre pour faire l’analyse de ce qui marche et ce qui ne marche pas, pour harmoniser les outils civic tech tout en garantissant la pluralité des interprétations. Par exemple, proposer un large éventail de support pédagogique, savoir prendre ce qui fonctionne le mieux sur les différentes plateformes de débat et de vote, proposer plusieurs méthodes de cartographies permettant d’enrichir les interprétations de données. Un arbitre qui sache, aussi, mesurer et améliorer l’expérience globale du citoyen sur ces plateformes ?

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III. “Test & learn”

Pour les cyniques, le Grand débat était une initiative perdue d’avance. Pour les optimistes, ce pouvait être une solution à tous les problèmes. Pour les blasés, les événements défilaient simplement dans le fil d’actualité au rythme des manifs de Gilets jaunes. Pour d’autres, dont je fais partie, cela posait des questions nécessaires sur la place du citoyen aujourd’hui, sur l’intérêt (ou pas) d’utiliser les technologies numériques dans des parcours décisionnels plus directs entre citoyen et gouvernement. 

Cette expérience ne sera pas un échec si nous savons faire le bilan et apprendre de nos erreurs. Il faut la penser comme une première “itération”, avec des tests plus ou moins réussis, mais dont la rétrospective doit nous orienter pour la suite vers une amélioration continue du processus démocratique et de la place que les Civic tech pourraient prendre dans sa mise en pratique.

Ce que nous pouvons déjà améliorer :

1. Arbitrer et concevoir le parcours citoyen numérique

La circulation des données via une APIsation systématique des outils parait une solution à l’harmonisation des initiatives Civic Tech : à la place d’un seul outil numérique missionné dans le cadre d’une délégation de service public, le concept d’Etat plateforme peut porter la conception d’un outil moléculaire connecté à des API applicatives facilitant à la fois le partage des données open et/ou protégées (données privées) et l’amélioration continue. La DINSIC, qui porte déjà quantité de projets numériques, semble l’administration la plus indiquée pour jouer le rôle d’arbitre et de product manager, sous certaines conditions. Parmi les projets qu’elle porte, FranceConnect donne une idée de ce que pourrait être l’interconnexion entre les différentes plateformes du citoyen : aujourd’hui utilisé pour certaines formalités administratives, FranceConnect est l’embryon d’un profil citoyen numérique qui pourrait avoir une ambition beaucoup plus large à l’usage, notamment, de la Civic technology.

Nous développerons cette idée d’un outil moléculaire dans le prochain article en développant le concept de parcours citoyen où les Civic Tech ont une place particulière à tenir.

2. Améliorer l’expérience utilisateur du citoyen

Il parait presque superflu de préciser que l'outil Civic Tech doit être ergonomique en tout point. Et pourtant, il y a tellement d'exemples d'un mauvais usage de l'outil numérique qu'il parait nécessaire de rappeler cette règle de base : pour inclure le citoyen dans son parcours civique numérique, l'outil doit être accessible à tous, efficace, et simple d'usage.

A titre d'exemple, prenons l’excellent article de Florent Chanavat qui fait l’analyse UX de la plateforme de vote sur la privatisation des Aéroports de Paris.

Parmi les nombreux écueils, l'identification du citoyen qui passe par un formulaire un peu (trop) long :

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Ici, il est évident que FranceConnect pourrait remplacer toutes les étapes superficielles qui découragent à la complétion du formulaire. La fonctionnalité continue à faire débat entre les pro et les anti, mais nous ne rentrerons pas dans le détail ici.

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3. Intégrer le citoyen dans le politique

C'est le problème de chacun de nous : comment faire quand on a déjà trop peu de temps à consacrer à notre vie personnelle pour trouver le moment de penser politique et engagement politique ? Si la demande d’une société toujours plus démocratique est omniprésente, comment former le citoyen aux enjeux d’intérêt général, à l’économie, à la politique, afin de penser l’écosystème sociétal dans sa globalité et participer à son amélioration ? L’idéal démocratique est celui d’une communauté de citoyens éclairés, encore faut-il créer les conditions de cette formation du citoyen.

Alors, il y a toujours les indépendants comme moi, qui vont décider de consacrer une partie de leur temps à reprendre des études. Mais d'une part ça ne marche pas à tous les coups : étudiante en sciences sociales ou non, je reste la "nana d'entreprise" qui jongle avec son planning.

Il y a aussi des visions de société, qui ne sont pas nouvelle et n'ont jamais été autant d'actualité. Entre autre, dans l’article du Monde du 12 mai 2009 (2), Edgar Morin évoque une année propédeutique de culture générale :

"On devrait instaurer une année propédeutique de culture générale obligatoire pour tous, en fin de lycée ou en première année de fac. [...] Je l'ai appliqué ces dernières années au Mexique, au Brésil et au Pérou, où j'ai fourni les éléments des "sept savoirs capitaux" à développer. Je leur enseigne ce qu'est la rationalité, la complexité. J'introduis les problèmes de notre civilisation ignorés dans les cours d'économie ou de sociologie. Par exemple, sur la fabrication des médias, le consumérisme des classes moyennes, l'intoxication publicitaire ou automobile. Ça fait partie de la culture générale."

On pourrait imaginer d’autres formes, comme la mise en place systématique de "moments citoyens" avant les élections ou plusieurs fois dans l’année, des "congés citoyens" comme temps civiques obligatoires dédiés à la mise à jour des connaissances et à des temps de débats citoyens physiques et en ligne, à étudier ensemble de meilleures solutions avant le moment du vote. Nous avons déjà de belles sources d’inspiration sur ce que peuvent être des moments de "brainstorming citoyen" : les assemblées citoyennes ou des ateliers comme la "Fresque du climat" présentent notamment deux techniques très intéressantes de débats citoyens, à condition que ces moments ne soient pas utilisés comme simple outil de négociation... Une autre solution serait de miser sur un dispositif de formation continue du citoyen, où le "devoir civique" de se former et d’accomplir son rôle de citoyen serait accompagné d’une baisse fiscale (on entend déjà ceux qui diront que ce n'est pas possible).

La Civic Tech aurait une place à tenir dans la transmission d'informations (textes de loi en cours, traduction des textes, etc…), dans la mise à disposition d’une pluralité de référentiels (données, cartographies, enquêtes de chercheurs ou rapports scientifiques), et le suivi des mesures sur un temps long. Concernant les moments de débats citoyens, la Civic Tech pourrait intervenir dans la conception d’une plateforme de débat s’inspirant de ce qui existe déjà (par exemple, le Vrai Débat de Cap Collectif) en l’améliorant par des fonctionnalités aussi importantes que celle de croiser facilement les références, de soutenir ou pas une initiative ou une solution proposée, de voter pour des « représentants thématiques » ou des « porteurs de projet » et d’organiser les échanges lors d’une phase « bilan » visible sur la plateforme.

 

4. En tant que citoyens : se sentir concernés

En attendant une société et une politique qui créent les conditions d’existence d’une citoyenneté éclairée, nous n’avons pas d’autre choix que d’être exigeants vis à vis de notre propre capacité à décider et agir en tant que citoyen responsable. 

Il s’agit peut-être de cultiver une auto-discipline à apprendre, à mettre en doute et à savoir débattre (sans hurler, svp ;) ).

Et bien sûr, aller voter 😉, même quand la plateforme présentant un sujet au combien important est absolument anti-ergonomique.



Rappel des précédents articles :

  1. Les Civic Techs en France : les leçons du Grand Débat
  2. La Civic Tech, l'Open data et le citoyen : une mise à l’épreuve de la transparence
  3. Gérer la masse : data et démocratie
  4. Civic Tech : le temps de la traduction
  5. Construire le parcours citoyen numérique ? (à venir)




Références :

1 - Cours vidéo d'Alain Supiot au Collège de France disponible ici (à voir absolument ♡♡♡♡♡ ) : https://www.college-de-france.fr/site/alain-supiot/La-gouvernance-par-les-nombres-film.htm

2 - Article : Edgar Morin : "On devrait instaurer une année propédeutique de culture générale obligatoire" Selon le sociologue, la discipline, nourriture indispensable de l'esprit, ne sert pas à empiler les connaissances mais à conduire sa vie.

https://www.lemonde.fr/examens/article/2009/05/12/edgar-morin-on-devrait-instaurer-une-annee-propedeutique-de-culture-generale-obligatoire_1191879_3404.html


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