Civiliser la mondialisation
Civiliser la mondialisation, mondialiser la civilisation
- Que l’on juge la mondialisation heureuse ou malheureuse, bénéfique ou dommageable pour les individus et les sociétés, celle-ci échappe encore rarement aux analyses catégoriques et définitives. De sorte que le salut face à elle ne résiderait que dans l’alternative mutilante entre l’opposition radicale à son mouvement ou l’adaptation docile à ses exigences. Dans une époque où le réflexe et la pensée binaire prennent souvent le pas sur la réflexion, il convient de retrouver, avec humilité et précaution, ce sens de la nuance si cher à Albert Camus dans ses « Conférences et discours ». Car la mondialisation ne mérite ni cette exécration outrancière ni cette adulation excessive. Elle exige au contraire de se tenir sur une ligne de crête entre ces deux versants, en privilégiant, au-delà des anathèmes ou des idolâtries, une observation circonspecte de ses facettes ainsi que de ses effets pour esquisser le projet de la civiliser.
- L’ambivalence de la mondialisation
- On s’accorde pour désigner par le terme de mondialisation un processus par lequel se développent à l’échelle de la planète, les échanges et la libre circulation des biens et des marchandises, des services et des capitaux, des hommes et des cultures, des techniques et de l’information et se créent ainsi des interactions de plus en plus fortes entre les hommes, les peuples, les sociétés, les Etats. Elle est hétérogène de par la variété de ses acteurs, les Etats, les organisations non gouvernementales (ONG) ou les entreprises multinationales, multipolaire avec la formation de grands ensembles régionaux, et multilatérale avec ses organisations internationales. Elle reste un phénomène ambivalent tant dans sa nature que dans ses effets. Dans sa nature, elle est d’abord le produit de progrès technologiques et scientifiques ayant conduit à un rétrécissement de l’espace et à une accélération du temps. Mais elle est également le résultat de véritables choix politiques engagés dans la seconde moitié du XXème siècle pour la libéralisation des échanges et l’intensification du commerce international.
- Dans ses effets, tel un Janus aux deux visages, elle présente à ce stade un bilan contrasté. Elle a sans doute accompagné à partir des années 80 une vague de démocratisation en Amérique latine et en Europe centrale et orientale, puis plus récemment, sous l’effet d’un temps mondial propice et des pressions de la communauté internationale encore embryonnaire, en Afrique du sud, en Birmanie, ou en Colombie. Elle a également pour partie donné la possibilité à des millions de personnes de sortir de la pauvreté extrême, en leur assurant des conditions de vie matérielles minimales. Elle a fortement développé l’accès aux soins, au logement, à l’éducation de base. Elle a sensiblement amélioré la condition des femmes et a encouragé la scolarisation des filles. Elle a favorisé la diffusion des progrès de la médecine en renforçant la prévention et la lutte contre les épidémies et les pandémies. Partout, même à des degrés divers, le taux de mortalité infantile a été réduit et l’espérance de vie allongée. Des classes moyennes étoffées se sont formées dans de nombreux pays émergents comme le Brésil, la Chine, l’Inde, qui ont en partie largement rattrapé leur retard économique.
- Reste à l’inverse que la grande pauvreté n’a pas encore été éradiquée et que des millions de personnes vivent encore dans le plus grand dénuement. Pire encore, les écarts de revenus se sont drastiquement creusés entre les plus fortunés et les plus déshérités, à tel enseigne qu’une vingtaine de personnes dont certains dirigent les grandes entreprises de la nouvelle économie numérique tels que Google, Apple, Facebook, Amazon concentrent à eux seuls plus de richesses que la moitié de l’humanité. De surcroit, l’élargissement et l’intensification de la compétition économique internationale avec pour corollaires des politiques de dumping fiscal et social ont fortement affaibli les Etats-providence, fragilisé les classes moyennes de plus en plus menacées de déclassement et accentué le fossé entre des centres urbains dynamiques et prospères et des territoires périphériques appauvris et relégués. La mondialisation aurait ainsi consacré la primauté et l’autonomisation de la sphère économique du reste des activités humaines diagnostiquées par Karl Polanyi dans « La grande transformation », précipitant l’avènement de sociétés de marché uniquement régies par le souci d’efficacité, de productivité, de profitabilité et de compétitivité. Les individus, confinés aux seuls rôles de producteurs, de consommateurs et de touristes ne connaitraient plus alors comme le souligne Zygmunt Baumann dans « La société en miettes », que des vies liquides, prises dans le flux incessant de la mobilité et de la vitesse.
- Civiliser la mondialisation
- Un consensus existe aujourd’hui pour en corriger ses lacunes, appeler à de nouvelles régulations internationales et à une réforme de la gouvernance mondiale. Au reste, des réformes ont déjà été engagée ou sont à l’ordre du jour comme la création d’un G20 pour associer plus largement les pays émergents aux négociations internationales, la réforme du Fonds Monétaire International (FMI) et les initiatives lancées pour mettre la finance au service de l’économie, un réajustement de l’aide multilatérale et bilatérale au développement, l’institutionnalisation d’une Organisation mondiale du Commerce (OMC) et la mise en place en son sein d’un organisme de règlement des différends, ou encore l’émergence timide et progressive d’une justice internationale avec la Cour internationale de justice (CIJ) et la Cour pénale internationale (CPI) chargée notamment de juger les personnes accusés de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité.
- Tout cela a au moins le mérite d’exister. Toutefois, osons le mot, pour gommer durablement ses effets les plus dévastateurs, il est urgent de conjuguer les efforts pour civiliser la mondialisation. Car le triomphe sur l’ensemble de la planète du libéralisme économique risque de ressembler à une victoire à la Pyrrhus si on n’arrime pas l’objectif d’efficacité au principe de justice. C’est là tout l’enjeu d’une mondialisation civilisée, de concilier les objectifs de compétitivité et de solidarité, et de tempérer les excès de la compétition internationale agressive par des formules diversifiées de coopération.
- Dans la Grèce antique, à travers « l’agon » ou « l’amphisbetesis », la cité s’ordonne autour des rapports de rivalité, dans tous les domaines, mais où l’émulation élève chacun des adversaires-partenaires et profite à l’ensemble des protagonistes dans une forme de concurrence saine adossée au sentiment d’appartenance à un monde commun. C’est cette conception qui devrait constituer le soubassement de l’ordre international en gestation. Elle suppose que les rapports de puissance, principalement interétatiques soient encadrés, canalisés, voire minorés par des liens d’interdépendance et de responsabilité collective.
- L’histoire nous enseigne que les liens commerciaux, le « doux commerce » cher à Montesquieu, ne suffisent pas à garantir une paix collective durable. C’est plutôt autour des prises de conscience écologiques, climatiques, éducatives, culturelles et sanitaires et de l’émergence de ces biens publics mondiaux, comme l’illustrent notamment la conférence de Paris sur le changement climatique en novembre 2015 ou la fixation des objectifs de développement durable rassemblés dans l'Agenda 2030 adopté par l'ONU en septembre 2015 que pourront se dessiner les contours d’une future « polis » mondiale.
- Mondialiser la civilisation
- Une mondialisation policée n’adviendra que si s’engage un mouvement simultané et convergeant de mondialisation de la civilisation. On entend par civilisation un processus tel qu’analysé par Norbert Elias dans « La civilisation des mœurs » de maîtrise des instincts, d'apprivoisement des désirs et de domestication des pulsions humaines les plus profondes, et qui concerne l’humanité dans son ensemble. A égale distance de la vision irénique de la fin de l’histoire et de la prophétie belliqueuse du choc des civilisations, émergerait ainsi une voie médiane conciliant pacifiquement sur toute la surface du globe, l’universel et la pluralité. La déclaration universelle des droits de l’homme ratifiée en 1948 par l’ensemble des Etats membres de l’ONU en offre le socle fondateur. Il y est affirmé, outre la résolution des peuples des nations unies à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande, que les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits, mais il y est aussi énoncé l’égalité des hommes et des femmes, la liberté de pensée et de conscience, le droit de croire et de changer de religion.
- A rebours de ceux qui suspectent l’ambition universaliste d’être le masque néocolonialiste d’un occidentalisme déguisé, on objectera que l’aspiration à une vie digne et à la liberté ne connaît pas de frontières et n’est aucunement la propriété d’une culture, d’une religion, ou d’une région du monde. La civilisation vit et s’éprouve à Djakarta comme à Séoul ou à Paris, à Mexico comme à Bombay ou à Niamey, dès lors que des voix opposent un refus au monde comme il va sans pour autant verser dans le renoncement. Elle s’incarne ainsi en tous lieux où des hommes et des femmes poursuivent la noble ambition de grandir en humanité, dans une quête de justice et de liberté. N’ayant souvent pour seules richesses que leurs espoirs et leur volonté, ils partagent le noble dessein de tisser, entre eux, mais aussi avec les autres vivants et la nature, des rapports plus harmonieux fondés sur la reconnaissance et le respect.
- Déjà, des actions s’inscrivent dans cette visée, dans les programmes de soutien à l’entrepreneuriat des femmes en Afrique, par le microcrédit, par le soutien par les agences de l’ONU à de nouvelles formes d’économie sociale et solidaire soucieuses de développement durable, par la vigilance récente portée sur les accords de libre-échange afin qu’ils respectent des normes sociales et environnementales exigeantes, par les efforts conséquents pour permettre à tous les enfants du monde d’avoir accès à une éducation de qualité. Sous le contrôle plus étroit d’une société civile internationale encore embryonnaire et peut-être encore insuffisamment structurée, un multilatéralisme encore hésitant tente cependant de prévenir les menaces d’un dérèglement climatique, d’un épuisement des ressources planétaires et de la dégradation écologique, pour promouvoir de nouveaux modes de vie, de production et de consommation.
- Le projet lointain de « paix perpétuelle » formulé par Emmanuel Kant supposait une alliance d’Etats souverains dotés d’une constitution républicaine et agissant ensemble en raison de leur forte dépendance les uns des autres. Si notre monde actuel est trouble et incertain, il nous faut alors redoubler d’efforts sur le temps long pour jeter un jour les bases de ce monde commun qu’Hanna Arendt appelle de ses vœux dans « La condition de l’homme moderne », en adoptant une démarche modeste, progressive mais déterminée, désintoxiquée du réalisme et distanciée de l’idéalisme. Car si l’idéalisme étouffe et entrave la lucidité et la prudence, le réalisme, lui, sert toujours d’alibi au cynisme et à la lâcheté.
- Florent Stora
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6 ansExcellent de la hauteur , de l' analyse intellectuelle de haut niveau! Merci
Rédactrice des débats ( Entreprises, Etat, collectivités locales, établissements publics)
6 ansBeaucoup de références à la philosophie dans cette réflexion sur la mondialisation, ce qui m'a profondément intéressée car l'approche est souvent strictement économique.