Comment progresse la physique?
Source: LHC - CERN

Comment progresse la physique?

Cela paraitra étrange à certains, mais des centaines de physiciens, la plus grande partie de la communauté en fait, s’obstinent à chercher la petite bête dans ce Modèle Standard des particules élémentaires qui pourtant a fourni des résultats d’une précision inégalée, en accord avec l’expérience jusqu’à 15 décimales dans certains cas!

Mais détecter une anomalie, c’est ouvrir la porte vers une nouvelle physique, un nouveau modèle. Le Modèle Standard n’en sera pas « falsifié » pour autant, il apparaitra alors comme « complété » ou inclus dans un autre plus précis. Car le modèle standard au delà de ses incroyables succès, est frappé d’au moins quatre grandes plaies : il n’inclut pas la gravitation, ni la matière noire, il n’explique pas la masse (petite) du Neutrino, et il fonctionne avec 19 paramètres dont les valeurs sont fournies par l’expérience. 19, c’est trop, et les physiciens savent que ce qui n’est pas simple est nécessairement incomplet.

Depuis vingt ans, un petit écart à une grandeur physique intrigue: l’anomalie du moment magnétique g du Muon, (qui est pour faire simple une particule chargée semblable à l'électron, mais en plus lourd). Dirac avait trouvé g=2. L’électrodynamique quantique a fourni il y a déjà des décennies une valeur déjà précise de la correction à rajouter à 2 : 0,0011614, en incluant la correction QED au premier ordre. Mais après celle de Brookhaven, l'expérience réalisée tout récemment à Fermilab donne 0,001 165 920 61 (41) soit 10 ou 11 décimales; il faut donc pousser la théorie en développant l’électrodynamique à l’ordre 5, et rajouter les corrections dues aux leptons et hadrons virtuels, contributifs même à basse énergie. Ces particules virtuelles (fugitives) « polarisent le vide » autour du muon et le moment magnétique de celui-ci en est modifié puisqu’il voit un champ qui n’est pas celui qui existerait dans un « vrai » vide. On trouve alors un accord avec l'expérience sur 8, presque 9 décimales. Mais avec toujours un écart sur les trois suivantes. Cet écart théorie-expérience est significatif « à 4,2 Sigma ». Pour mémoire les physiciens considèrent pleinement significatifs les évènements à 5 Sigma, soit ayant une probabilité supérieure à 99,99994 % de n’être pas dus au hasard. (Pourquoi 5 Sigma ? Parce que les physiciens jouent avec un très grand nombre d’évènements dans leurs détecteurs et n’ont pas à être perturbés par des évènements qui paraitraient tout à fait significatifs dans d’autres sciences). Le soupçon d'une nouvelle physique grandit, et s'approche d'une "certitude". L’anomalie magnétique du Muon servira - ou pas - à faire émerger une autre physique au-delà du Modèle Standard, lui qui résiste si bien aux assauts depuis plus de 30 ans.

Ceci dit autant les calculs des contributions électrodynamiques et leptoniques sont « faciles » car accessibles par la méthode des perturbations à grands coups de diagrammes de Feynman, autant la contribution hadronique échappe encore à une approche directe justement parce que la force forte est… forte, et donc les méthodes perturbatives ne sont pas adaptées : à faible énergie, les interactions fortes deviennent très non-linéaires. Le problème a donc été aussi attaqué d'abord par une méthode théorique indirecte, intégrant la connaissance théorique et expérimentale que l’on a des collisions e+ e-, reliées théoriquement à la contribution hadronique à cette anomalie magnétique du Muon.

D’autres chercheurs ont calculé cette contribution hadronique par une méthode non-perturbative due originellement à Ken Wilson en 1974, en supposant que la théorie QCD (Chromodynamique quantique, physique des gluons et des quarks, et donc des hadrons) se déploie sur un réseau, donc en discrétisant l’espace-temps à très petite échelle. Au passage on rend celui-ci « euclidien » avec une petite rotation vers un temps imaginaire, juste pour rendre les calculs agréables. Ceci implique éventuellement le calcul d’intégrales de Feynman à très grand nombre de dimensions, attaquables par la méthode de Monte Carlo. Bref, c’est direct, brutal, très intense en calcul numérique… et à l’arrivée on obtient un résultat beaucoup plus proche des valeurs expérimentales !

Quelles sont les interprétations possibles de ces résultats ?

- Soit le premier calcul est juste et l’on a vraiment trouvé à 4,2 sigma près un écart significatif au Modèle Standard, qui donc ne contiendrait pas toute la physique des particules. Espoir...

- Soit c’est le second calcul qui est le plus juste, et alors deux possibilités:

* Le Modèle standard est de nouveau validé , il faudra trouver autre chose…

Ou bien :

* La discrétisation induit un artefact « bénéfique » au sein du modèle standard, et pourrait alimenter la suspicion d’un espace temps « discret » à petite échelle, idée chère à certains théoriciens de la gravitation. Pourtant l'échelle n'est pas la bonne, de loin.

Alors, la porte est-elle à nouveau entr’ouverte vers une nouvelle physique?

Trouver un désaccord théorie-expérience au-delà de 8 ou 9 décimales peut paraître futile. Pourtant, mesurer et calculer le moment magnétique anormal du muon c’est « observer » et mieux comprendre la danse des particules virtuelles dans le vide. Le chemin parcouru en plus de 70 ans est incroyable : La théorie de Dirac avait donné g=2. Successivement, la QED (l’électrodynamique quantique), le modèle des interactions faibles de Weinberg et Salam, puis le modèle standard incluant la QCD ont rajouté leur lot de décimales, en peuplant le vide d'électrons, de photons, leptons, hadrons virtuels et de leurs anti-particules.

C’est comme cela que progresse la physique : Un écart à la théorie n’est pas une raison de douter, ni de tout placer sur le même plan, ni de rejeter les théories d’avant. C’est l’occasion de faire le constat que ce que nous ignorons encore est bien plus vaste que ce que nous savons. La physique n’est pas affaire d’opinion. Ni vous, ni moi (qui pourtant sais un peu de physique...) ne saurions vérifier ni les expériences ni les calculs de l’anomalie magnétique du Muon ni en tirer des conclusions péremptoires. Comme 99,999 % des humains, et plus. Ni vous, ni moi n'aurions l'idée saugrenue de jouer avec les pourcentages et les statistiques en fonction de nos croyances, voire de nos petites obsessions, alors que les physiciens sont au niveau de 4 ou 5 Sigma pour valider leur hypothèse. Effectivement nous ne sommes pas tous égaux face à la science, et pourtant nous avons besoin, et nul autre choix que de lui accorder notre confiance. Un peu de modestie nous fera respecter le consensus entre chercheurs, qui s’établit pourtant au travers de controverses épiques. Dans le relativisme et le nihilisme ambiants, où soi-disant toutes les « opinions », les « ressentis » se valent face à la science, la physique nous donne une leçon.

Sachons l’écouter.

Philippe LE GORGEU

Ex VP Quality Thales Group

2 ans

Très joli : La photo ressemble à un tableau de Georges Mathieu le père de l’abstraction lyrique. Pour le post : ok mais les scientifiques et les ingénieurs, qui sont des autorités , bien trop timides , devraient prendre la parole publique et oser faire face au négationnisme embiant. Nous avons des politiques littéraires ou juristes qui «entravent que dalle » à un monde régi par le progrès technique ou scientifique. Même la notion progrès est remise en cause ….

Jean-Claude Rosichini

President Aventia, Executive & Entrepreneur # HiTech Alumnus (Intel, Motorola, Nortel, Airbus, VTI)

2 ans

Je suis toujours épaté par la quête de l'ultra- précision dans les manipulations expérimentales et sa confrontation aux modèles théoriques. 👍 Tâche plus qu'ardue... car ceci n'est pas sans me rappeler la difficulté en travaux pratiques d'école d'ingénieur d'obtenir des courbes expérimentales qui collaient à la théorie.. et... 🤫, confidence pour confidence (vu qu'il y a prescription), il arrivait (plus qu'à l'ordinaire) que les résultats des mesures soient "un peu arrangés" pour satisfaire le correcteur et ne pas s'éterniser devant des appareils qui décidément refusaient d'obtempérer 😇

Gravitation toujours . J'ai appris récemment que nous n'avions pas de preuve expérimentale que la gravité s'appliquait au niveau microscopique. J'ai d'abord reçu l'information avec amusement et incrédulité, puis je me suis rendu à l'évidence. Impossible de définir un protocole de mesure qui ne fasse pas intervenir au plus proche de la mesure des forces électrostatiques nettement plus grandes rendant l'expérience de vérification impossible.

L'image que vous avez choisie ressemble à une oeuvre de Mathieu (l'artiste choisi pour décorer la pièce de 10 francs)

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