COMMENT RATER SON VIRAGE, EPISODE 2 : LE MANQUE DE COURAGE DÉCISIONNEL
Il y a des histoires qui nous marquent profondément dans l’exercice de notre profession.
Nous sommes quelque part en France il y a plusieurs années. Alors que j’accompagne un comité de direction dans la transformation de son site industriel aux sensibilités multiples, et vais assister médusée aux conséquences d’un manque de courage décisionnel et à tous les dégâts collatéraux qu’il va provoquer.
Au démarrage de l’accompagnement d’un comité de direction (Codir), je suis souvent choisie par le PDG/DG et un des membres de son Codir. Les autres membres me découvrent ensuite au cours d’une interview individuelle, puis lors de notre 1er contact collectif.
elle avait un niveau d’exigence élevé vis-à-vis d’elle-même, de son équipe et du Codir
Dans le cas présent, je bénéficiais d’une confiance quasi absolue du DG et ai été plutôt très bien accueillie au sein du collectif à l’exception de la DRH qui avait une position ambiguë et dont je cherchais à décrypter le jeu.
L’accompagnement portait sur différents chantiers stratégiques et opérationnels qui occasionnaient la mise en place d’une communication régulière et bien construite. C’est ainsi que j’ai développé une belle proximité avec la Directrice de la Communication (DirCom) qui était une grande professionnelle, aimait son métier, aimait ce site et les gens qui y travaillaient. Nous nous entendions bien et nos rapports étaient fluides.
Et souvent comme beaucoup de bons professionnels, elle avait un niveau d’exigence élevé vis-à-vis d’elle-même, de son équipe et du Codir. Elle savait autant féliciter son équipe que dire ce qui ne lui convenait pas lorsque c’était le cas ; elle était assez cash. Elle était le poil à gratter qui empêchait le Codir de s’endormir sur ses gloires passées et savait remettre en question ce qui n’était plus pertinent. Elle avait une vraie vision de son métier, essayait d’être pédagogue vis-à-vis du Codir et se battait pour une communication plus stratégique et plus professionnelle.
Et même si elle venait « d’ailleurs », elle avait plutôt réussi à bien s’intégrer et bénéficiait de l’écoute bienveillante du DG. Lorsqu’elle est arrivée, elle a pu constituer une partie de son équipe, à l’exception d’une personne qui était appelée « patate chaude » par les membres du Codir. En d’autres termes, tout le monde la jugeait peu compétente et chacun cherchait à la passer à son voisin sans prendre de décision, parce qu’elle avait un conjoint représentant du personnel et que personne ne voulait partir en guerre avec ça ; la fameuse paix sociale en entreprise…
L’enfer managérial en quelque sorte, issu d’un mauvais héritage, jusqu’à la fois de trop.
A plusieurs reprises, elle m’avait partagé son désarroi vis-à-vis de cette personne qui était dans une forme de toute puissance, sans avoir les compétences attendues sur le poste occupé. Elle n’arrivait pas non plus à la faire progresser. Sa collaboratrice avait visiblement l’habitude de l’effort minimum et jouait beaucoup sur la position syndicale de son conjoint.
La Dircom ne savait plus comment la manager et les tensions entre elles devenaient régulières. Elle avait bien essayé de proposer une solution de sortie au DG, mais celui-ci lui demanda de garder patience en lui disant que les choses finiraient par s’améliorer. Elle était donc le manager d’une personne « protégée » insuffisamment compétente avec laquelle il fallait composer tant bien que mal. L’enfer managérial en quelque sorte, issu d’un mauvais héritage, jusqu’à la fois de trop.
L’accompagnement était soutenu et je venais tous les 15 jours sur site pour y passer 2 jours pleins. Quand j’arrivais, mes réunions commençaient toujours par un brief général avec le DG pour avoir sa mise à jour de l’actualité du site depuis la dernière fois, nous aligner sur la préparation de la réunion collective et sur les priorités stratégiques et opérationnelles, fixer nos temps de bouclage pour que je puisse ensuite agir en toute autonomie. J’adorais cette mission et travaillais dans de très bonnes conditions.
Le DG était un homme à fort tempérament, maîtrisant l’industrie dans laquelle il était ; très respecté de ses équipes, autant capable de prendre des décisions courageuses et de les porter que de laisser couler quelque chose qu’il n’avait pas envie de voir ; il pouvait aussi bien piquer des colères impressionnantes et revenir ensuite dans une attitude bienveillante. Bref, c’était un personnage et nous avions réussi à construire une belle entente. Je pouvais lui parler vrai, y compris sur des choses qui l’égratignaient et il savait encaisser.
la collaboratrice de la Dircom a fait un signalement pour harcèlement à son encontre
Tout allait bien jusqu’à la veille d’une de mes venues où je suis prévenue par le DG qu’il s’est passé quelque chose et qu’il y avait un problème vis-à-vis d’une personne du Codir. En arrivant dans son bureau, on se salue chaleureusement et je remarque son air grave ; il m’explique que la DRH va nous rejoindre pour l’échange.
Je lui demande doucement « de quoi s’agit-il ? »
Il me répond « plutôt de qui s’agit-il » et je comprends que nous allons parler de la Dircom. Ce qui va suivre m’abasourdit.
En synthèse : « la collaboratrice de la Dircom a fait un signalement pour harcèlement à son encontre. Une personne du contrôle interne va venir sur site pour conduire une enquête afin de déterminer si les faits sont avérés ou non ; l’enquête est (supposée) ultra confidentielle. La collaboratrice est en arrêt maladie, la Dircom aussi. Je vais aussi être interviewée par le contrôle interne ».
J’écoute, j’observe les moindres gestes, j’analyse. Mon cerveau tourne à vive allure. Tel un ordinateur, il va chercher toutes les données, toutes les situations où j’ai été avec la Dircom, tout ce qu’elle m’a dit, tout ce qu’elle a fait. Je n’ai pas le chaînon manquant. Je comprends la gravité de ce qu’on m’annonce et je ne comprends pas comment cela a pu arriver…si vite. Je comprends aussi que sans la Dircom, nous allons avoir une sérieuse difficulté dans la transformation en cours. Elle est un maillon très important dans la stratégie.
Le discours continue ; j’apprends que la Dircom souhaite me rencontrer en dehors, le DG m’y autorise, la DRH voudrait que je « fouille » pour savoir exactement ce qui s’est passé avec la Dircom et si elle reconnait des erreurs dans son management. Je lui explique que ce n’est pas mon rôle ni ce pour quoi je suis là. Je ne la trouve pas objective dans ses propos, je n’entends que des expressions à charge vis-à-vis d’une personne supposée être encore innocente. Je comprends que la DRH n'aime pas la Dircom ; je comprends qu’elle aimerait avoir la même influence que la Dircom. J’analyse, j’analyse, j’analyse et finis par demander un temps de pause.
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"je ne dors plus, je n’ai rien fait, je n’ai rien fait"
Je sors du site et vais marcher dans les rues. Mes pieds me portent sans savoir, ma tête est ailleurs et l’analyse continue. Je marche jusqu’à ce que je trouve la trajectoire, la ligne de conduite déontologique vis-à-vis de tous. Je reviens sur site dans mon bureau de passage ; j’appelle mon superviseur et lui demande un rdv en urgence ; je souhaite lui partager ma direction, j’ai de la chance, il se rend disponible. Je suis calme, on valide, je retrouve ma sérénité et cale mon rdv avec la Dircom. Je l’appellerais Eva.
Nous nous voyons à l’extérieur dans un endroit privilégié, à l’abri des regards. Je vois en face de moi une femme dévastée aux yeux rouges ; elle tombe dans mes bras en sanglots, en balbutiant « je ne dors plus, je n’ai rien fait, je n’ai rien fait ». Le moment est suspendu et je ne sais plus combien de temps nous sommes restées ainsi. Une forte émotion monte en moi aussi, que je contiens.
Je prends une grande inspiration et la conduis vers un fauteuil pour qu’elle puisse s’assoir ; je rapproche le fauteuil d’en face et m’y installe. Je lui laisse le temps de revenir à une certaine normalité émotionnelle et lui dis « Bonjour Eva ». Elle me répond d’une voix à peine audible « Bonjour Claire ». Je lui demande comment elle va ; elle se remet à pleurer. Quand elle reprend son souffle, je lui demande pourquoi elle a souhaité me rencontrer. Elle me répond que je suis la seule personne en qui elle a confiance sur le site.
Nous passons 2 heures ensemble. J’entends, vois et lis toute sa souffrance. Celle d’un manager accusé à tort parce qu’elle a osé dénoncer le manque de compétence de sa collaboratrice, qu’elle l’a signifié par écrit lors de l’entretien annuel et qu’elle a souhaité sa mobilité. Il y a eu un clash. Et de là, tout s’est emballé.
Je n’étais pas là, je n’ai que sa version, mais cela fait des mois que je travaille avec elle et en recoupant avec tout ce qui s’est passé, tout ce qu’elle a dénoncé sans être aidée, mon intuition me dit de la croire et je la crois. Je la rassure comme je peux.
Je n’arrive pas à comprendre comment tout est allé si vite avec cette enquête. Je comprends aussi que l’information a déjà fuité et que c’est en train de se répandre sur le site comme un mauvais poison. Eva est en train de devenir le bourreau aux yeux de ceux qui savent, savamment aidée par le conjoint de sa collaboratrice qui rappelons-le, est représentant du personnel ; elle se sent lâchée et ressent la distance de ses pairs du Codir, y compris du DG. Sa collaboratrice est en train de devenir une victime. Et dans un contexte de transformation, une bombe comme celle-ci arrange les histoires de plus d’une personne, car cela ralentit obligatoirement le processus.
Notre échange se termine ; on se met d’accord sur ce que je peux partager ; Eva accepte la transparence. Je lui dis qu’elle peut m’appeler en off chaque fois qu’elle a besoin de réconfort. Je sais faire la part des choses ; je reste professionnelle et humaine.
je comprends qu’il a laissé faire
Je reviens sur site avec un seul objectif : comprendre la position du DG vis-à-vis d’Eva, vérifier son objectif et vérifier le discernement dans lequel la décision de diligenter une enquête a été prise. Nous nous parlons longtemps. Le Codir du lendemain est maintenu. Eva décide d’être présente et de faire face à ses pairs. L’ambiance est compliquée, je neutralise plusieurs grenades ; la journée finit sans enthousiasme. Tout le monde est groggy.
Je comprends in fine que ce n’est pas le DG qui a pris la décision, mais la DRH et ce, presque malgré lui ; je comprends qu’il a laissé faire. Je comprends aussi que les éléments qui ont conduit à cette décision sont très « light », qu’il y a plus de suppositions que d’éléments objectifs, que tout le monde a eu peur d’une fronde syndicale, d’un mouvement de grève, d’un site bloqué alors qu’il faut aller vite dans la transformation.
Je comprends que le DG a manqué de courage décisionnel pour protéger sa Dircom, pour reposer les règles dans un conflit interpersonnel larvé avec une occasion qui était trop belle pour la « dézinguer ». Je comprends que le DG a laissé faire cet emballement, mais qu’il commence à réaliser l’étendue des dommages et qu’il s’en veut. Je comprends que l’absence de courage décisionnel pour sortir cette collaboratrice qui sévit auprès de différents services depuis des années, va conduire à l’éviction d’une personne professionnelle qui voulait juste bien faire son travail et essayait de réveiller le système. Tous les liens qu’elle croyait avoir tissé avec différentes personnes de l’Organisation, lui restent entre les mains quand elle tire dessus, pensant avoir de l’aide.
Je comprends que le DG, avec l’aide de la DRH, vient de sacrifier la Dircom. Plus personne n’est à l’aise au sein du Codir et tout le monde a conscience que ce qui est arrivé à Eva aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre eux, mais personne n’a arrêté la contagion. Et il n’y aura pas de retour arrière, malgré l’enquête qui n’arrivera pas à démontrer les faits de harcèlement. La transformation ira quand même à son terme, mais quel gâchis.
Elle garde le goût amer d’une situation qui a dérapé
Eva se retrouve en burn-out. Elle est vraiment cramée, elle coule, dépression profonde, sous cachets. Son monde vacille et tout son environnement personnel avec, mais son mari la soutient et reste à ses côtés ; je reste l’autre soutien à ses yeux pour l’empêcher de sombrer. Elle mettra 2 ans pour revenir à la surface.
Plus tard, un arrangement médiocre finira par être trouvé avec la collaboratrice pour la sortir de l’entreprise, mais cela ne pourra pas effacer les stigmates d’Eva ; cela ne pourra pas réparer les conséquences multi-dimensionnelles de cette absence de courage décisionnel.
Depuis, Eva s’est reconstruite ailleurs et n’a plus jamais cherché à devenir Dircom. Depuis, Eva a pris sa retraite, mais ce truc invisible l’a entachée à vie. Elle garde le goût amer d’une situation qui a dérapé et pour laquelle aucune décision sensée n’a été prise par les différentes personnes qui pouvaient la prendre.
C’est pour des histoires comme celle-ci et pour tant d’autres que nous avons construit VIRAGE.
Et faire VIRAGE, c’est aussi accompagner l’Organisation et son équipe dirigeante à développer le courage de la prise de décision avec discernement.
VIRAGE by TRANS-HUMANS © , la signature du nouveau mouvement en entreprise
Gérant de restaurant chez SARL Jardin Pêcheur Garonne
10 moisMerci Claire pour ce témoignage, je vous assure je ne reculerai pas !
Formatrice & Conférencière Engagée pour le bien-être au travail | Déstigmatiser la santé mentale auprès des dirigeants, des salariés et des jeunes, en encourageant la sensibilisation, la prévention et l'action.
10 moisMerci Claire Couroyer 🌍 pour ce témoignage. Je me suis tellement retrouvé dans Eva. C'est grâce à de nombreux "petits" pas que les choses bougent et évoluent. Tu y contribues. Bravo🤗😊