Complices
Cette fois-ci, ce fut le bedonnant chauffeur de bus qui proposa le thème de leur discussion hebdomadaire. Il expliqua. Rentrant chez lui, sa journée terminée, assommé par la chaleur moite de l’été telavivien, il s’était affalé, verre glacé à la main, devant sa télé. En fait, devant un reportage, effrayant, sur des enfants de huit à douze ans, au Bengladesh, fabriquant à la main, douze heures par jour, 365 jours par an, des briques d’argile. Reportage qui ne faisait que confirmer des reportages précédents qu’il se souvint avoir vu, horrifié, au moins à deux ou trois reprises, des années passées. Et devant la force des images, soudainement, il se sentit honteux. Honteux de regarder. Affalé sur son divan. Honteux de la répétition. Celle des reportages. Celle de sa passivité. Il se sentit complice. Sommes-nous, tous, complices ? C’est une bonne question, confirma Jonathan, tachons de ne pas lui donner une mauvaise réponse.
Hochant pensivement du chef, la voisine du chauffeur honteux, souligna d’une voix lente le paradoxe inévitable. Effectivement le monde regorge de situations d’injustices a priori insupportables. Que nous connaissons tous ici, tant que nous sommes. Et nous en parlons, plutôt tranquillement, sur la plage, sans larmes à l’œil spontanées. Les kilomètres de tentes décaties des camps de réfugiés, boueux, sans eau ni électricité. Les grands yeux enfoncés d’enfants squelettiques entassés dans des hôpitaux africains de fortune, qui nous regardent périodiquement sur nos écrans de télévision grand format. Images récurrentes de dizaines et dizaines de noyés, femmes, enfants, hommes, fuyant la misère vers une Europe mythique.
Avec plus de véhémence, se levant même de sa chaise plastique, le prof à la retraite précisa qu’il n’était pas nécessaire de porter le regard si loin. Devant notre propre nez, n’est-ce pas par pure passivité que nous acceptons la perpétuation de la situation Israël/Palestine ? Le statut quo, aussi bancal qu’il soit, devient de facto l’expression de notre démission. Personnelle autant que collective. Il faut être deux pour faire la paix. Mais si l’on déserte soi-même sa recherche, on devient complice d’une défaite partagée.
Le prof fut relayé quasi instantanément par la toujours jolie coiffeuse. Qui avoua, presque, que ce matin encore, rejoignant leur réunion, elle avait trébuché, maugréant en réaction, en heurtant une forme noire, en travers d’un trottoir. Pour s’apercevoir qu’il s’agissait d‘un vieil homme, dépenaillé, dormant à même le sol, sa tête sur ses souliers troués. C’est vrai, elle n’avait réagi qu’un instant, intellectuellement, sans réels remord ni sentiment. Vaguement consciente de cette déshumanisation des gens de ville. Indifférents à cette armée d’ombres noires, devenues abstraction d’êtres humains.
Désolé, braves gens, mais nous n’en sommes encore qu’à la question de notre ami. Cet acte de contrition confirmé, ce serait intéressant de passer à la réponse, lança Jonathan, provocateur.
Provoquant donc une protestation initiale. Celle de l’expert informaticien de la bande, très catégorique dans sa dénégation. Affirmant tranquillement qu’il refusait de s’associer à un quelconque mea culpa. Plagiant pour sa démonstration la fameuse formule de Michel Rocard, il affirma ne pas se sentir contraint, personnellement, d’assumer toutes les misères du monde. Hors de portées de sa propre capacité d’intervention. Première prise de position qui eut le mérite de déclencher à son tour son contre avis. Le fougueux sociologue en herbe trouva là, la parfaite illustration d’une première raison de la complicité collective en cause. L’individualisme. Conquérant. Généralisé. Le monde est entré dans l’ère du Chacun pour soi. En réaction à la mondialisation imposée. Il fut, dans la foulée, adoubé par le ‘’flic de service’’, en fait inspecteur de police, souriant mais ferme. Un individualisme qui conduit à l’abandon de toute responsabilité. Chaque citoyen trop heureux de déléguer aux autorités supérieures la prise compte des malheurs multiples, visibles ou non. Préservant ainsi la paix de son âme innocente. Suivi par la prof en retraite qui commença par se référer au cri lancé en des temps antérieurs par La Boétie, sur ‘’la servitude volontaire’’. Par commodité au mieux, lâcheté au pire, les hommes abandonnent le pouvoir qu’ils ont ensemble : dire ‘Non’’.
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En somme, constata l’étudiant sociologue, cette noble assemblée ressemble à ce présumé coupable, se relevant après que la lame de la guillotine ai rebondi sur son cou. Apportant ainsi la démonstration qu’il n’était pas ‘’coupable’’.
Sans vouloir prétendre apporter une conclusion définitive à la question initiale, Jonathan se risqua à relever l’ambiguïté du ‘’complice, mais pas coupable’’.
Ambiguïté pour ambiguïté, reprit la prof, en toute laïcité, je me souviens de l’injonction ‘’Donne-moi Seigneur, un cœur pour écouter’’.