Conseil Lecture Politeia
« Conseil lecture » de Politeia : Les Luttes des classes en France au XXIe siècle, E. Todd, 2020
A l’heure où la littérature décrivant une société française fragmentée fleurit, l’historien-démographe Emmanuel Todd a, comme à son habitude, débuté son année 2020 avec un nouvel essai politique qui va à l’encontre des thèses communément partagées. En effet, lorsqu’on évoque notre société nationale aujourd’hui, les descriptions du géographe Christophe Guilluy ou celles du politologue Jérôme Fourquet rencontrent un succès certain et font figure d’autorité. Il semble de plus en plus admis que la population française souffre d’une division telle que sa cohésion nationale est en péril ; en cause : la « France périphérique » ou « l’archipelisation de la société ». Avec son nouvel ouvrage, Todd propose une analyse à l’exact opposé : il observe actuellement une population française plus homogène et uniforme que jamais, réunie par une inéluctable lutte des classes dont le soulèvement des Gilets jaunes fut le premier acte…
Comme bon nombre d’intellectuels français, Emmanuel Todd s’inquiète de la multiplication d’évènements violents dans notre pays, de l’effondrement de notre système industriel et de l’effacement de notre démocratie représentative. Il sent une menace peser continuellement sur la France : l’avènement d’un régime de plus en plus autoritaire. A l’origine de ce début de descente aux enfers, de cette baisse de niveau de vie qui concerne selon lui toutes les catégories sociales (sauf les 1% les plus riches), Todd accuse avant tout la monnaie unique et les politiques de l’Union européenne. En réalité, durant l’intégralité de son ouvrage, l’essayiste cherche à comprendre un paradoxe durant la période qui va de 1992 (traité de Maastricht) à 2018 (soulèvement des Gilets jaunes) : comment l’échec économique de l’euro peut-il s’accompagner d’une acceptation aussi forte de ses conséquences au sein de la population ? Il faut dire que Todd ne mâche pas ses mots au sujet de la monnaie unique, il évoque un échec absolu qui nous aurait fait perdre notre autonomie politique et notre souveraineté nationale, qui serait la cause de la baisse de niveau de vie à l’échelle nationale. Selon lui, l’euro aurait participé au retour de la lutte des classes et il annonce dans un excès de pessimisme que « l’implosion de la société française ne fait que commencer ».
Le changement social de 1992 à 2018
Dans Les Luttes des classes en France au XXIe siècle, Todd décrit une forme d’autodestruction de la France dans le sens où elle aurait fait le choix de s’effondrer économiquement et d’imploser socialement, tout particulièrement depuis 1992. La période étudiée par l’historien révèle une inflexibilité politique chez la « caste » qui gouverne : d’abord il y avait Mitterrand, mais ensuite et surtout Chirac, Sarkozy, Hollande et enfin Macron ; cela lui évoque un « non-changement de ligne », un immobilisme, et des réformes visant à flexibiliser le marché du travail (pour une grande stabilité du taux de chômage entre 1992 et 2018).
En outre, même s’il décrit une chute économique, il souligne qu’il n’y a pas d’explosion des inégalités en France. Todd affirme que l’écart de revenus entre les 10% les plus riches et les 50% inférieurs reste stable depuis 1992. Pour autant, il dénonce un décrochage vers le haut des 1% supérieurs, en insistant sur les 0,1%. Pour toutes les autres classes sociales, Emmanuel Todd déclare que nous vivons actuellement une baisse de notre niveau de vie sans équivalent depuis l’après-guerre. En parallèle, il fait apparaître un faiblissement de la mobilité géographique au niveau national, une chute de la fécondité (signe de difficultés économiques), une destruction de nos emplois industriels à cause de la politique monétaire européenne, et une baisse générale à venir du niveau éducatif des Français. Sur ce sujet, avec l’essor relativement récent des études supérieures, une stratification éducative de plus en plus inquiétante est signalée par Todd.
Dans ce contexte, au sein duquel le « centre de gravité » de la société aurait basculé des classes populaires vers les catégories intermédiaires, Todd propose une nouvelle typologie de la population française pour notre période. Tout en haut, on retrouverait « l’aristocratie stato-financière » qui correspond aux fameux 1% ; ensuite, on distingue 19% qui sont des « pseudo-dominants » et qu’il désigne comme la « petite bourgeoisie CPIS » (pour cadres et professions intermédiaires supérieures) ; au-dessous, il y a 50% de la population qui représente une masse qui ne cesse de croître et que Todd nomme « majorité atomisée » ; enfin, tout en bas, il reste 30% de la population que l’auteur baptise symboliquement « prolétariat ».
La comédie politique entre 1992 et 2016
En réalité, Todd concède que nos problèmes ne découlent pas uniquement de la monnaie unique, une partie d’entre eux touche également les démocraties libérales et l’ensemble du « monde avancé », avec notamment l’affrontement entre « l’élitisme » et le « populisme », entre éduqués supérieurs et moins éduqués… Selon lui, le clivage qui se forme en raison des différences d’éducation définit pour une large part les luttes des classes du présent et du futur. D’ailleurs, l’essayiste semble réfuter la notion de « populisme » puisque, selon lui, il n’est pas le même pour tous les pays et qu’au fond, c’est un concept qui définit avant tout le refus des classes supérieures d’appliquer les décisions du peuple. A partir de la mise en place de l’euro en 1999, la « Grande Comédie » de campagne électorale commence à se jouer selon Todd – se transformant en « Très Grande Comédie » à partir de 2008, c’est-à-dire que les politiques offrent un spectacle « grotesque » aux électeurs pour dissimuler la fin de leur capacité d’action et la fin de la démocratie représentative. Pour accuser la perte de souveraineté et la « soumission » de notre pays, Todd n’hésite pas à qualifier la France de simple satellite de l’Allemagne pour évoquer notre domination politique.
Par ailleurs, afin de décrire les évolutions du paysage politique français, l’ouvrage révèle un effacement électoral de la matrice religieuse. Cela marque un véritable tournant dans le sens où les croyances, mais aussi les grandes doctrines politiques, ont atteint un état de décomposition absolu et n’influent plus sur les choix des électeurs. Avec cette disparition des clivages religieux et idéologiques, Todd fait apparaître une nouvelle carte sociopolitique de notre pays qui serait apparue à partir des années 1990 : il y aurait une « France des tempêtes » (au Nord et à l’Est) profondément marquée par la désindustrialisation et l’immigration et une « France abritée » (à l’Ouest et au Sud-Ouest) plutôt épargnée par le stress socioéconomique jusqu’à très récemment. Les présidents Hollande et Macron s’inscrivent géographiquement, pour l’essentiel, dans la seconde, le Rassemblement national est lui installé de façon stable dans la première.
L’entrée en crise de 2017 à 2019
Todd dépeint un Macron sans idées, sans valeurs, sans aucune profondeur historique, qui ne jouit d’aucune originalité et qui lui apparaît comme un personnage « insignifiant ». Ainsi, seulement deux grandes idées se dégagent chez Macron : une croyance qui repose sur un respect des critères économiques européens pour que l’Allemagne nous prenne au sérieux ainsi qu’un dépassement du clivage gauche-droite. Ici, Macron reprend la thèse centrale du FN du dépassement de la démocratie d’alternance ; ce clivage est pourtant « consubstantiel » à la démocratie représentative selon l’auteur. Bien loin de l’incarnation d’un « maléfique capitalisme bancaire », Todd estime que Macron est le candidat de l’Etat profond, avec lui, on aurait vécu l’arrivée au pouvoir de l’Etat en tant qu’acteur autonome ; et il deviendra par la suite le président de « l’Ordre » durant la crise des Gilets jaunes. Il voit également l’affaire Benalla comme un tournant majeur de son quinquennat puisqu’elle aurait engendré une dynamique de l’agression née au sommet de l’Etat et aurait révélé au monde extérieur la violence latente du macronisme dirigée contre le peuple.
Ainsi, à l’origine des luttes des classes qui ressurgissent, il y a cette « offensive » menée dès les années 1980 par les classes supérieures contre les classes populaires, par le biais des politiques néolibérales. On observe effectivement, selon Todd, une lutte des classes descendante dans le sens où tout le monde regarde vers le bas : chaque classe développe une attitude méprisante vis-à-vis de la classe qui lui est inférieure. Dès lors, le soulèvement des Gilets jaunes constituerait un mécanisme défensif, une simple réaction à une attaque venue du haut. Dans cette révolte populaire spontanée, Todd affirme que nous avons retrouvé notre France (Karl Marx écrivait lui-même que la lutte des classes était une affaire avant tout française) avec sa capacité typique de s’opposer aux dirigeants. Sur un ton presque prophétique, l’historien annonce un nouveau cycle historique ouvert par les Gilets jaunes, 50 ans après le cycle ouvert par Mai 68. Le mouvement aurait d’ailleurs permis la réunification du territoire national dans le sens où l’ensemble de la France a été touchée, la population ayant réagi à peu près partout de façon homogène.
Enfin, l’une des leçons du soulèvement des Gilets jaunes pour Emmanuel Todd, c’est que l’appareil d’Etat a montré une impressionnante résistance et que « la machine répressive a admirablement fonctionné » : la police, sur ordre, a été violente envers les personnes et la justice a infligé des peines « ahurissantes ». Selon l’analyse présentée par l’ouvrage, c’est simplement le besoin d’ordre existant à toute société qui a sauvé le Président Macron ; le peuple étant enclin à préférer n’importe quel chef plutôt que l’anarchie. Ainsi, l’un des enseignements de ce livre, c’est la « puissance de l’Etat » en France, son autonomisation, ce qui va à l’encontre d’un soi-disant triomphe du capitalisme mondialisé. Et pour Todd, l’euro est lui-même intensément « étatique », en ce qu’il a comme objectif de dominer la société et d’échapper aux forces du marché. La vraie victoire de l’euro pour l’essayiste français : détruire l’économie réelle.
Lucas Da Silva