Conte de Noël
Kamel. Généré par DALL E 3

Conte de Noël

Il était une fois une ramette de papier près d'une imprimante laser d’occasion.

L'engin de reprographie venait d'être déménagé au siège d’un INFRAPOLE depuis une petite gare où la brigade d’entretien de la voie et son Dirigeant de Proximité avaient disparu. SNCF RESEAU avait vendu les bâtiments.

Cette vieille machine avait vu passer tant de projets et de documents qu'elle était presque devenue un témoin silencieux de l'histoire ferroviaire avant l’émergence du tout numérique.

On avait mis, plus loin, dans une autre gare, un bungalow neuf, un « Responsable d’Equipe », avec une tablette Android connectée, un téléphone portable Alcatel, une qualification d’agent de Maîtrise et un ordinateur.

On avait mis, plus loin encore, après avoir supprimé des cloisons d'un ancien hall de marchandises FRET (vendue à la communauté de communes), un Dirigeant d'Unité Territoriale Mixte, avec un smartphone Samsung, une voiture de service 2 places, une qualification de Cadre presque Supérieur, et un ordinateur portable.

Encore plus loin, après avoir supprimé d'autres cloisons, on avait mis une Directrice d'Établissement, avec un iPad, un iPhone, une voiture de service 5 places, un titre de Cadre Supérieur et un ordinateur ultra portable.


La ramette vivait des heures paisibles, préparant sa retraite, sur son étagère de stockage.

Mais comme le disait Talleyrand : « les financiers ne font bien leurs affaires que lorsque le pouvoir les fait mal ». C'est bien la financiarisation à outrance de notre SA qui provoquent des gouvernances coupées des réalités du monde de la production ferroviaire.


Et  « Power BI » frappa…


C’était le nom d’un outil d’analyse informatique avancé capable de dire en temps réel et après saisie dans ASR, extraction dans PIRGE et restitution dans WIFI 2, combien coûte un tire-fond mis en place par une main "cheminote" ou par une machine d'entreprise privée.

C'était convivial, précis, accessible par des unités centrales dédiées à DGFA, et avec des algorithmes de consultations par DGOP.

C'était devenu magique, car capable de tout révéler sur l'organisation de la production des établissements.

La Direction Générale de la Production et la Direction Générale Financière jubilaient : les élagages d'organigrammes, les plannings épurés, les travaux massifiés, tout allait enfin se déduire sans effort de ces fichiers compactés, zippés, concaténés.

 

Las, la ramette, sur son étagère, ignorait Power BI, WIFI 2, PIRGE ou encore ASR.

 

Or, la Direction Générale Financière exigea, comme tout le monde s'y attendait, que les improductifs des établissements et des Zones de Production aussi produisent et justifient leurs heures.

Pour une femme ou un homme de bureau, justifier l'utilisation de son temps de travail, justifier l'impalpable, l'indicible, le virtuel, pour sauver son emploi, c'est très difficile. Beaucoup plus que d’alimenter une base de données avec des nombres...

Pour une femme ou un homme de bureau, et pour justifier de ses heures, il faut encore du papier.

Car on ne peut rien éprouver à son hiérarchique depuis Microsoft Teams avec un fichier sur un serveur SharePoint, lorsque, pour une fois, on l’a bien vivant en face à face.

Ce fut donc en janvier, comme tous les ans, la même cérémonie rituelle autour de l’imprimante pour préparer les EIA.

Les femmes et les hommes de bureau éventrèrent la ramette, la dépecèrent en autant de reproductions de tableaux Excel, de diagrammes Planner, et autres « slides » Powerpoint qu’il en existait sur SharePoint.

La ramette de papier fut vite bientôt vide. Il n'en resta qu'une feuille, glissée par un courant d'air, derrière la machine à café d’occasion.

Car, en ce mois de janvier, comme tous les ans, le protocole comptable changeait, la traçabilité changeait, la nomenclature changeait, les indicateurs d’EIA changeaient, parfois même les structures et les agents changeaient. Seule l’imprimante restait, résignée.

La Direction Financière s'y retrouvait-elle ? L'histoire ne le dit pas.

L'histoire d'ailleurs s'arrête là, car il n'y a plus assez d'arbres pour le papier dans nos forêts, ni d'encre dans les poulpes de nos océans, ni même de silice en Afrique pour les puces d'ordinateur.

 

Quelque chose s'est détraqué à SNCF RESEAU depuis que les financiers ont pris le pouvoir, on ne sait plus très bien quand d’ailleurs ?

Sont-ils tombés de vélos à force de se regarder pédaler, tous ces financiers inféodés à la tutelle ? Eux qui n’ont jamais franchi le périphérique parisien et qui n’ont jamais vu comment se fabrique un sillon de train, mais qui, par contre, sont capables de détailler au centième d'heure près, les heures improductives des établissements et des zones de production ?

Se sont-ils entretués pour que seul le dernier survivant obtienne le meilleur indicateur pour Bercy, alors que depuis longtemps déjà, les ronces poussaient sur les voies désertées, les orties dans les bungalows et le lierre sur les cloisons abattues ?

L'histoire n'a pas retenu ces versions pourtant plausibles.

 

Non, le vrai problème c’est qu’à force de faire chauffer la photocopieuse, le jeune Kamel, jeune classe 6 de la cellule ordonnancement production qui lui, doit alimenter le ventre affamé de l’ordinateur a pris un rhume de cerveau.

Entendez par là qu'il n'a pas retrouvé ses rêves qui l’ont fait entrer à SNCF RESEAU.

Là, entre les murs des bureaux, là où l'on devait le former, là où se trouvait jadis le généraliste, le technicien qui enseignait son savoir et son savoir-faire.

Non, dans son environnement de travail, il n'y avait plus rien que des fichiers sur LAPLACE, des PowerPoint dans un SharePoint et des collègues convertis en nombre. Son travail n’était que « dettes » à rembourser, et « cash-flow » à alimenter.

Point de technique ferroviaire, point de politique de maintenance à longue durée, point d'analyse de qualité, de véritable retour d'expérience, non, juste des nombres, jusqu'à la nausée.

Pour ne pas être malade et déjà désabusé à 23 ans, Kamel est parti faire de la technique chez SFERIS, et, sans lui, tout s'est arrêté.

Panne sèche de PIRGE, défaut de carburant dans WIFI2.

L’homme, on l'avait oublié, était le vrai moteur de SNCF RESEAU et de toutes ces choses assemblées ensemble.

Depuis, sur tout le territoire, dans le silence des bureaux vides, vendus ou démontés, du personnel intérimaire, à contrat à durée très limitée, allume parfois un feu avec de vieux schémas de ligne, pour éclairer de manière fugitive des chantiers qui maintiennent, vaille que vaille, des rails dans le paysage en friches, entre les villes et les villages.

 

Quatre ans plus tard, l’INFRAPOLE de Kamel fusionnera avec l’EIC voisin pour créer un grand établissement territorial RESEAU.

Comme en 2009 diront les plus anciens. (On les appelait à cette époque des DRI.)

Et comme en 2009, 2013, 2016, 2019, 2023, Il faudra encore déménager les bureaux.

Le magasinier qui récupérera la machine à café d’occasion pour l’emmener ailleurs, retrouvera alors la dernière feuille vierge de la ramette disparue.

Sans formation aucune, il en fera un avion en papier qui s’écrasera dans l'écran crevé resté sur une table d’un ancien « flex office » où toutes les heures improductives, même les supplémentaires, dormaient depuis longtemps en rêvant qu'elles auraient pu servir à quelque chose...

Bonnes fêtes de fin d'année...encore de l'espoir pour 2024 ...qui vivra, verra ! ☀️

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