Contrats privés de la commande publique : entre contentieux spécial et voies de recours de droit commun
Marchés publics & concessions de droit privé – Recours spécial en référé (pré)contractuel devant le Tribunal Judiciaire – Exclusion des voies de recours de droit commun autres que l'action en responsabilité ?
Par un arrêt du 22 juin 2022, la Cour de cassation s’est à nouveau prononcée, quoiqu’indirectement, sur les voies de recours des candidats évincés de la passation des contrats de la commande publique de droit privé (essentiellement conclus par les pouvoirs adjudicateurs de droit privé : sociétés d’économie mixte, sociétés d’HLM, etc.).
Pour mémoire, les recours en référé (pré)contractuel devant le Tribunal Judiciaire contre les marchés publics et concessions de droit privé sont régis par les articles 11 à 20 de l’ordonnance n° 2009- 515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique.
Le 11 mai dernier (à la suite de la décision 2019-857 QPC du 17 janvier 2020 du Conseil constitutionnel qui avait décidé que l’article 16 de l’ordonnance n°2009-515 du 7 mai 2009 était conforme à la Constitution), la Cour de cassation avait déjà jugé que l’absence de délai de standstill avant la signature des marchés à procédure adaptée de droit privé (rendant en pratique très difficile voire impossible l’exercice d’un recours en référé précontractuel) n’était pas contraire au droit à un recours effectif garanti par l’article 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
La Cour de cassation en avait jugé ainsi notamment en considération du fait que « les candidats évincés ne sont pas pour autant privés de faire valoir leurs droits, dès lors que les dispositions contestées ne font pas obstacle à ce qu’un candidat irrégulièrement évincé exerce une action en responsabilité contre la personne responsable du manquement et obtienne ainsi réparation du préjudice qui en est résulté pour lui » (Cass. com., 11 mai 2022, n° 19-24.270, Publié au Bulletin).
Autrement écrit, même si le recours en référé (pré)contractuel était fermé, n’a pas été exercé ou a été rejeté, le concurrent évincé peut exercer une action en responsabilité. Et c’est tout ?
La lecture en creux de cet arrêt, en lien avec de précédents arrêts de la Cour de cassation, amène depuis un certain temps la question suivante : la seule référence à l’action en responsabilité signifie-t-elle que, pour la Cour de cassation, en matière de contrats de la commande publique de droit privé, l’existence de voies de recours spéciales (les référés [pré]contractuels) exclut le droit pour le concurrent évincé d’exercer l’action de droit commun en nullité absolue du contrat ?
Rappelons que l’action d’un tiers en nullité absolue devant le juge judiciaire est très différente du recours en contestation de la validité d’un contrat de droit public (dit « Béziers I ») ouvert (notamment) au concurrent évincé devant le juge administratif. En particulier, les délais ne sont pas les mêmes (2 mois pour le contrat administratif s’il a fait l’objet d’une publicité appropriée, prescription quinquennale pour le contrat de droit privé), l’intérêt à agir n’est pas apprécié de la même manière par le juge administratif et le juge judiciaire, l’office du juge diffère radicalement…
Ceci étant précisé, par son nouvel arrêt du 22 juin, la Cour de cassation apporte peut-être un nouvel élément de réponse (positive ?) à cette question, à condition de faire cette fois une lecture a contrario de la solution.
Dans cette affaire, pour faire bref, était en cause un contrat de concession des opérations de dépannage sur une portion d’autoroute, passé par la société concessionnaire d’autoroute Atlandes.
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Depuis la loi d’orientation des mobilités (LOM) du 24 décembre 2019, les articles L. 122-12 et suivants du Code de la voirie routière soumettent à des obligations de publicité et de mise en concurrence certains marchés de droit privé passés par les sociétés concessionnaires d’autoroutes même lorsqu’elles ne sont pas des pouvoirs adjudicateurs et ne sont donc pas soumises au Code de la commande publique. Et ces mêmes marchés peuvent être contestés dans le cadre d’un recours en référé (pré)contractuel de l’ordonnance du 7 mai 2009.
Mais cela ne concerne que les marchés des sociétés concessionnaires d’autoroutes et non les concessions qu’elles attribuent à leur tour.
Or, dans l’affaire jugée par la Cour de cassation, le contrat à conclure a été qualifié de concession et non de marché public. L’arrêt mérite d’ailleurs d’être également commenté (et il le sera certainement) sous l’angle des critères retenus par la Cour de cassation pour distinguer une concession d’un marché, sa grille d’analyse apparaissant a priori la même que celle retenue par le Conseil d’État sur ce sujet.
Quoi qu’il en soit, sur le terrain procédural, le contrat est une concession, exit donc le recours en référé (pré)contractuel.
Alors, que peut faire le concurrent évincé ? Voici la réponse de la Cour de cassation : « l'impossibilité de saisir le juge du référé contractuel n'empêche pas les candidats évincés d'un appel à concurrence de saisir le juge de droit commun pour faire valoir leurs droits. »
On le voit, la formulation est différente de celle retenue dans l’arrêt du 11 mai 2022 : quand la Cour de cassation y jugeait que le concurrent évincé, en sus du recours en référé (pré)contractuel, peut exercer une « action en responsabilité » (et rien d’autre ?), elle juge ici que le concurrent évincé peut au contraire « saisir le juge de droit commun pour faire valoir [ses] droits » (notamment indemnitaires mais pas seulement).
Cela semble signifier que, lorsque le contrat de droit privé n’entre pas dans le champ du référé (pré)contractuel judiciaire de l’ordonnance du 7 mai 2009, le concurrent évincé peut (à condition d’être recevable notamment) exercer contre ce contrat l’action de droit commun en nullité absolue (outre une action en responsabilité le cas échéant).
Alors qu’à l’inverse, lorsque le contrat de droit privé entre dans le champ du référé (pré)contractuel judiciaire de l’ordonnance du 7 mai 2009, le concurrent évincé ne pourrait pas exercer l’action de droit commun en nullité absolue, la voie de recours spéciale évinçant la voie de recours générale.
Mais est-ce bien certain ? Si la différence de rédaction des deux arrêts paraît exclure l’erreur de plume, il est dangereux de se contenter d’une interprétation a contrario d’un arrêt elle-même comparée à la lecture en creux d’un arrêt précédent.
La réponse à la question demeure ainsi quelque peu incertaine, dans l’attente d’une clarification peut-être par un prochain arrêt de la Cour de cassation.
Antoine Tabouis
Associé, Schmitt Avocats AARPI
01/07/2022