Corruption: entre le formel et l’informel

Corruption: entre le formel et l’informel

Introduction le problème de la définition

La définition est une question centrale pour traiter de la notion de corruption. Idéalement, l’existence d’une telle définition devrait nous permettre de qualifier ceci comme étant ou n’étant pas de la corruption. Il est donc évident que l’existence d’une telle définition simplifierait grandement le travail de tous les acteurs de la lutte contre la corruption. Il est reconnu que le terme trouve son origine dans le latin classique. Il est synonyme d’un mauvais usage du pouvoir, d’une perversion politique et d’une perte d’intégrité. Selon les historiens, il n’existe pas de trajectoire claire qui permette de rendre compte de la variabilité de l’usage qui est fait du terme de corruption. Son usage dépend des contextes historiques. Malheureusement, malgré quelques tentatives de la part des acteurs majeurs du secteur, il n’existe pas de définition claire et admise par tous les protagonistes. Pour mieux comprendre le problème de la définition de la corruption, je propose dans un premier temps d'examiner les différentes approches définitionnelles du phénomène. Je me risquerai ensuite à une définition paramétrique du phénomène susceptible de prendre en chose les différentes approches.

Du fait de l’absence de consensus quant à la définition de la corruption, l’Organisation des Nations Unies avec la Convention des Nations Unies Contre la Corruption (l’UNCAC en anglais) ne donne aucune définition de la corruption. Elle choisit de lister un certain nombre d’infractions relatives à la corruption. Robert Klitgaard fût considéré durant les années 80-90 comme l’un des grands théoriciens du phénomène de corruption. Pour ce dernier, 

« la corruption revêt des formes multiples et va de l‘insignifiant au monumental. Elle peut aussi consister en distorsions des procédures les plus simples qu‘en abus des grands instruments de l‘action publique – qu‘il s‘agisse des tarifs douaniers ou de la politique en matière de crédit, de systèmes d‘irrigation... Elle peut fleurir dans le secteur privé comme dans le secteur public – et apparaît souvent dans les deux en même temps. La corruption peut s‘appuyer sur des promesses, des menaces ou les deux à la fois ; elle peut émaner d‘un fonctionnaire ou d‘un client intéressé ; elle peut comporter des omissions ou des commissions ; impliquer des services légalement ou illicitement rendus ; et se développer à l‘intérieur comme à l‘extérieur des structures de l’Etat. Les frontières de la corruption sont difficiles à tracer. »

Pendant plusieurs années, Transparency International disposait d’une définition de la corruption:

« La corruption est l‘abus de pouvoir reçu en délégation à des fins privées. »

Depuis 2012, l’organisation se focalise davantage sur la perception de la corruption. Pour l’UNESCO, La Banque Mondiale, l’USAID la corruption peut être définie globalement comme « L‘abus d‘une charge publique en vue d‘obtenir un avantage privé ». Dans le domaine des marchés publics, la Banque Mondiale définit les pratiques de corruption comme le fait : « d‘offrir, de donner, de recevoir ou de solliciter quelque chose ayant de la valeur pour influencer l‘action d‘un fonctionnaire dans le processus d‘appel d‘offre ou l‘exécution d‘un contrat ». Pour la Banque Asiatique de Développement, « La corruption désigne le comportement d‘agents du secteur public ou du secteur privé, par lequel ils, ou ceux qui leur sont proches, s‘enrichissent de façon indue ou illégale en utilisant de façon détournée la fonction qu‘ils occupent ».

Le Conseil de l‘Europe, dans sa Convention Civile contre la Corruption, article 2 (1999), propose la définition suivante:

« La corruption (...) comprend les commissions occultes et tous autres agissements qui impliquent des personnes investies de fonctions publiques ou privées, qui auront violé leurs devoirs découlant de leur qualité de fonctionnaire public, d‘employé privé, d‘agent indépendant ou d‘une autre relation de ce genre, en vue d‘obtenir des avantages illicites de quelque nature que ce soit, pour eux-mêmes ou pour autrui. » (Le Conseil de L’Europe, 1999)

Dans le cadre français, le code pénal aborde la question de la manière suivante:

“la corruption active est le fait pour quiconque à tout moment de proposer ou de céder , directement ou indirectement, à un agent public français ou étranger (personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public, salarié d’une entreprise publique, etc.) ou à une personne privée (dans le cadre d’une activité professionnelle ou sociale, d’une fonction de direction ou d’un travail pour une personne physique ou morale) des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques, pour elle-même ou pour autrui, pour qu’elle accomplisse ou s’abstienne d’accomplir (ou parce qu’elle a accompli ou s’est abstenue d’accomplir) un acte de sa fonction, de sa mission ou de son mandat, ou facilité par sa fonction, sa mission ou son mandat.” (Articles 433-1 et s., 435-1 et s., 445-1 et s. du Code pénal). [...] Le trafic d’influence désigne le fait pour une personne de monnayer sa qualité ou son influence, réelle ou supposée, pour influencer une décision qui sera prise par un tiers. Il implique trois acteurs : le bénéficiaire (celui qui fournit des avantages ou des dons), l’intermédiaire (celui qui utilise le crédit qu’il possède du fait de sa position) et la personne cible qui détient le pouvoir de décision (autorité ou administration publique, magistrat, expert, etc.). Le droit pénal distingue le trafic d’influence actif (du côté du bénéficiaire) et le trafic d’influence passif (du côté de l’intermédiaire). Les deux délits sont autonomes et sont punis de la même manière. (Articles 432-11-2°, 433-1-2°, 433-2 et 434-9-1 du Code pénal, cité par Transparency France).

Nous avons là une situation paradoxale, tout les acteurs institutionnels s’accordent à dire que la corruption est un fléau pour les sociétés mais aucune définition pouvant être acceptée par tous n’existe. C’est donc au problème de la définition de la corruption que je souhaite m’attaquer. Je ne compte pas résoudre ce point en donnant une énième définition car le problème n’est pas l’absence de définition mais l’absence de définition pouvant faire consensus. Je vais donc proposer quelques pistes de réflexion pour la mise en œuvre d’une définition générique à paramètre variable pour embrasser ces différentes situations.


Un modèle générique

La définition recherchée doit être relativement flexible pour rendre compte d’une variété de situations et en même temps s’adapter aux différentes interprétations possibles selon l’ensemble social considéré (d’autres parleraient de culture, terme que je trouve relativement vague et inadapté). Une telle définition doit permettre de rendre compte de la variabilité de l’utilisation qui est faite du terme de corruption à travers les situations sociales, le temps et l’espace. Pour pouvoir répondre à ce défi, je propose de remonter d’un cran dans l’analyse.

Les composantes du modèle: entre la transgression de règle et la faveur

La corruption consiste globalement en une forme de transgression d’une ou de plusieurs règles sociales en vue de favoriser un individu ou le groupe auquel un individu appartient au détriment des autres ou de la société de manière générale.

Une telle formulation est naturellement trop générale puisqu’elle englobe des situations qui ne s’apparentent pas à de la corruption, tel que le vol, l’homicide par exemple. Une solution pour réduire le spectre d’une telle définition consisterait à ajouter une clause qui exclut toutes les transgressions qui disposeraient déjà d’un qualificatif précis au sein de la société. En procédant de la sorte, la définition s’apparenterait alors à ceci: “La corruption consiste globalement en une forme de transgression d’une ou de plusieurs règles sociales en vue de favoriser un individu ou le groupe auquel un individu appartient au détriment des autres ou de la société de manière générale, à l’exception des transgressions déjà clairement définies au sein de la société considérée.” Une telle définition restreinte ne manquera pas de poser problème. Supposons qu’au cours de l’histoire d’une société, la corruption policière se voit être définie de manière explicite, est-ce que pour autant cela cesse d’être de la corruption? Il ne semble pas. C’est du moins un point discutable. Il nous faut donc revoir notre approche. Nous voyons que sur le principe de la définition générale, nous pouvons obtenir un accord large mais dès que nous cherchons à spécifier davantage les choses, les divergences font alors leur apparition. Nous avons deux éléments centraux: l’idée de transgression de règle et l’idée de favoriser ou de défavoriser une tierce entité. Cette entité tierce peut prendre la forme d’une personne, d’un groupe ou de toute autre entité sociale. Bien que ces deux notions ne soient pas indépendantes, les principales divergences peuvent provenir soit du type de transgression de règles qui sont associées à la corruption, soit de la notion de favoritisme ( qui sous-entend l’idée de droit indu).

Favoriser ou défavoriser au détriment des règles

Nous reviendrons par la suite sur la première composante, à savoir l’idée d’une transgression de règles. Pour l’instant, je propose d’examiner la seconde partie de la définition, la notion de favoritisme. Par favoritisme, j’entends l’idée de donner un avantage (ou de manière générale un désavantage ou avantage mais pour fixer les idées je parle d’un avantage) à une entité tierce au détriment des règles (ce qui en fait un avantage indu). Il existe à ce niveau une grande divergence en termes d’interprétations. Selon que la personne qui reçoit l’avantage en bénéficie directement ou si l’avantage se trouve être au bénéfice de l’institution que cette personne représente, par exemple selon que le bénéfice revient à l’individu, à un parti politique, à une association écologique, voire encore en vue de l’intérêt général, l’interprétation risque d’être différente. Autrement dit, la destinée de cette faveur peut avoir son importance. Par ailleurs, est-ce qu’il est nécessaire que celui qui commet un acte de favoritisme en tire lui-même une faveur? Il peut y avoir là encore une grande divergence de point de vue.

 Notons que cette notion de favoritisme fait référence à une notion plus fondamentale que nous pouvons qualifier de relation déontique (droit, obligation, permission, autorisation etc.). Si nous appelons B l’agent qui est susceptible de bénéficier de la faveur et Rd la relation déontique qui lie “normalement” B à une institution I, alors B bénéficie d’une forme de favoritisme s’il obtient un bien que ne permet pas sa relation déontique normale Rd. B peut également être lésé d’au moins deux manières. Premièrement, B peut être lésé, s’il n’obtient pas le bien malgré qu’il respecte les conditions de sa relation déontique normale Rd. Deuxièmement, B peut être lésé en ayant à payer un coût supérieur qui ne s’explique pas par sa relation déontique normale Rd. Naturellement, dans tous ces cas de figures, B peut agir pour son intérêt propre ou un intérêt plus général qui peut aller de l’intérêt de son institution à celui de la société de manière générale.

La transgression des règles

Revenons maintenant à l’idée de transgression de règles. Les règles varient d’un cadre social à l’autre, elle peuvent être formelles ou informelles. Puisque les règles ne sont pas les mêmes d’un cadre social à l’autre, d’un espace à l’autre, d’un temps à l’autre, cela explique pourquoi il existe une certaine variabilité du spectre de la corruption selon le cadre social. A titre d’exemple, certaines pratiques sexuelles aujourd’hui largement acceptées étaient par le passé associées à une corruption des mœurs et réciproquement, certaines pratiques acceptées par exemple durant l’antiquité grecque sont aujourd’hui associée non seulement à une certaine corruption des mœurs mais à des crimes sanctionnés par la loi. Il reste qu’une fois, le cadre social, l’espace et le temps clairement défini, il semble que ce qui constitue une forme de corruption soit clairement défini. En ce sens, l’idée de se focaliser davantage sur la perception (notion subjective) est relativement intéressante puisque de fait, procéder de la sorte permet de tenir compte du cadre social dans lequel la pratique de la corruption s’inscrit. D’autres part, les règles peuvent varier selon au moins deux dimensions selon leur nature et selon leur type. Selon leur nature, elles peuvent être de nature formelle ou informelle. Selon leur type, les règles peuvent être de type constitutives ou régulatrices. Pour les règles constitutives, l’exemple classique est celui des règles d’un jeu tel que le jeu d’échec. Jouer, c’est agir en respectant globalement les règles du jeu. Sinon, ce n’est pas du jeu. Le respect des règles est ce qui constitue le fait de jouer. Pour ce qui concerne les règles régulatrices, l’exemple classique est celui des règles de conduites. Je peux parfaitement conduire ma voiture sans respecter aucune règle de conduite. Il n’en reste pas moins que je conduis ma voiture. Mais je ne peux jouer aux échecs sans respecter la moindre règle du jeu d’échec.

Pour simplifier, nous allons parler de règles de fonctionnement sans chercher à faire de distinction supplémentaire. Les règles de fonctionnement stipulent les modalités de réponses adéquates en présence d’une certaine relation déontique Rd. Elles peuvent être définies de plusieurs manières en établissant des principes d’action ou en listant de manière précise le type d’action à réaliser pour chaque type de relation Rd.


La hiérarchie des règles

Par ailleurs, les règles peuvent admettre une structure hiérarchique. Dans ce cas, nous dirons d’une règle qu’elle est supérieure à une autre si la première est susceptible de définir le mode de fonctionnement de la seconde règle qui sera donc dite inférieure. Prenons un exemple simple en guise d’illustration. Une personne dénommée Alex souhaite entrer dans un établissement auquel elle n’a pas normalement accès. Pour entrer malgré tout, une première solution est d’entrer par effraction ou présenter une fausse autorisation (transgression d’une règle supérieure). Dans ces deux cas, il n’y a pas de corruption à proprement parler. Appelons S0 ce scénario. Elle peut également soudoyer le portier (P) pour la laisser entrer (scénario S1) au lieu d’entrer par effraction. Elle peut aussi soudoyer la personne en charge de fournir les badges (B) permettant l’accès à l’établissement (scénario S2) au lieu faire une fausse autorisation. Elle peut également fournir à la personne B en charge des badges de faux justificatifs en vue d’obtenir un vrai badge (infraction d’une règle supérieure portant sur les conditions d’attribution). Elle peut enfin soudoyer la personne (A) en charge de déterminer les règles d’attribution de badge pour faire en sorte qu’elle puisse pouvoir bénéficier d’un badge (scénario S3).

Dans cet exemple relativement simple, nous avons au moins deux niveaux d’application de règle. Au niveau 1, le portier P est chargé de ne laisser entrer que les personnes disposant du badge (règle R1). Au niveau 2, la personne B en charge de fournir les badges est chargée de n’attribuer le badge qu’aux personnes qui remplissent les conditions d’habilitation pour avoir le badge (règle R2). Au niveau 3, la personne A est chargée de définir les conditions d’habilitation pour obtenir le badge. Pour simplifier, nous allons supposer que la personne A dispose d’un pouvoir discrétionnaire à savoir qu’elle n’a à obéir à aucune autre règles supérieure. Il est clair que la règle R1 dépend de la règle R2 qui elle-même dépend du pouvoir discrétionnaire de A. Il n’y a donc pas de règle qui s’applique au niveau 3.

Si Alex décide d’agir en soudoyant le portier P ou l’émetteur de badge B, alors il participe d’un acte de corruption. En revanche, s’il décide d’agir directement sur A, il n’y a pas corruption. Puisque A n’est soumis à aucune règle, il est parfaitement libre de faire ce que bon lui semble. En pratique, il est difficile d’avoir un pouvoir réellement discrétionnaire en absolue à savoir libre de toute règle. En pratique, s’il n’existe pas de règle formelle, l’agent de type discrétionnaire reste soumis à des règles informelles. Un chef d’entreprise (seul actionnaire) est libre de choisir le fournisseur qu’il souhaite. Il reste qu’il ne doit pas le faire au péril de l’entreprise. En ce sens, il ne dispose pas d’un pouvoir discrétionnaire absolu.

La situation serait formellement identique si au lieu de considérer le cas d’Alex, nous considérons celui d’une grande entreprise qui souhaite entrer dans un marché auquel elle n’a pas normalement accès. L’entreprise peut agir au niveau du portier P (celui qui attribue le marché). Elle peut également agir au niveau du concepteur B du marché pour lui fournir les éléments importants à mettre dans son offre pour obtenir le marché. Elle peut enfin agir au niveau de A pour faire en sorte que la conception du marché la mette en position de l’obtenir. De manière symétrique, elle peut commettre des infractions à ces différents niveau.

Nous pouvons faire quelques remarques qui mériteraient d’être discutées. La première, c’est la notion de “faux”. Un “faux’ semble toujours s’apparenter à une transgression d’ordre supérieure. La deuxième remarque porte sur le lien entre le niveau de sanction et le niveau de la transgression. Il semble que le niveau de sanction décroît avec l’ordre de la transgression. Par exemple, la sanction liée à une entrée par effraction est supérieure à celle relative à l’usage d’un faux. La sanction liée à l’usage d’un faux est supérieure à la présentation de faux justificatifs. La sanction liée à l’usage d’un faux justificatif est supérieure à celle relative au fait d’influencer les entités en charge de définir les règles d’attributions (lobby). C’est une hypothèse qui mériterait d’être vérifiée sérieusement et d’être discutée. Si cette hypothèse s'avère en grande partie vérifiée, nous avons intuitivement quelques raisons pour l’expliquer. La première raison serait simplement que la sanction décroît selon le niveau d’abstraction de la transgression. Une transgression patente, évidente pour tous sera plus facilement sanctionnée qu’une transgression abstraite qui nécessite un certain niveau d’expertise pour être appréhendée. 

La corruption politique est une corruption qui est toujours de niveau supérieur, au sens où elle affecte toujours les règles d’attribution d’un niveau inférieur. De manière générale, les transgressions de niveau supérieur (qui agissent sur une règle inférieure) ont des conséquences gravissimes pour la société puisqu’elles établissent un mode de fonctionnement “illégitime”. En un certain sens, une transgression supérieure est équivalente à une multitude de transgressions de niveau inférieur.


Des sociétés informelles aux sociétés formelles

Revenons-en maintenant à l’autre dimension centrale, à savoir le fait pour une règle d’être formelle ou informelle. Notons par ailleurs, qu’il existe un certain mouvement historique de formalisation de nos sociétés. Il existe en effet une dynamique historique des sociétés qui va du mode informel vers le mode formel. Cette dynamique s’explique simplement par le fait que les relations formelles sont bien plus efficaces pour le développement et la stabilité des sociétés que les relations informelles. Les sociétés formelles ont un avantage concurrentiel sur les sociétés informelles. Auparavant, dans un cadre informel, pour avoir par exemple un échange économique sous forme de troc entre deux agents A et B, il fallait instaurer une relation personnelle entre ces deux agents afin d’établir un climat de confiance. Il fallait établir une relation personnelle de confiance. Cela était nécessaire car souvent l’une des parties ne disposait pas nécessairement du bien au moment où débutait le troc, ou alors la personne n’était pas assurée de la qualité du bien-reçu. L’établissement de cette relation de confiance pouvait prendre du temps, beaucoup de temps et il fallait ensuite continuer à cultiver cette relation parfois sur plusieurs générations. Autrement dit, l’échange économique informel entre deux agents, que ce soit entre deux personnes, entre deux communautés ou entre deux tribus nécessitait une relation personnelle. De la même manière, l’amitié qui est une relation informelle nécessite une relation personnelle:

« parce que c’était lui, parce que c’était moi » disait Montaigne pour expliquer sa relation d’amitié avec Étienne de la Boétie.

Les relations informelles

Il est évident que dans le cadre informel, le nombre de relations qu’un agent est susceptible d’établir se trouve extrêmement limité. Chaque relation nécessite un investissement considérable pour établir la confiance suffisante. L’amitié, une relation informelle par excellence, n’est pas un bouton sur lequel il suffit de cliquer malgré la prolifération des réseaux sociaux. L’amitié, c’est d’abord un rapport personnel, émotionnel qui donne lieu à des engagements mutuels basés sur une relation de confiance personnelle. Ce qui fait à la fois la force et la faiblesse des relations informelles, c’est leur dimension personnelle. Le fait qu’elles soient personnelles contribue à assurer un certain équilibre émotionnel au sein de la société. En même temps, le fait qu’elles soient personnelles rend ces relations dépendantes des émotions des personnes. Le jour où l’une des personnes se fâche, la relation vacille. Malgré le coût de mise en œuvre, ces relations restent précaires puisque tributaires des aléas émotionnels des uns et des autres. Le besoin de stabilité a naturellement poussé les sociétés à formaliser les relations lorsqu’elles en ont les moyens et lorsque cela est possible.


La formalisation

Les relations informelles peuvent se formaliser. L’amitié peut se formaliser en contrat d’association, l’amour en contrat de mariage, l'entraide en contrat de salariat etc. La formalisation des relations sociales est l’une des plus grandes avancées sociale; une révolution silencieuse qui a permis une stabilisation de la société et une libéralisation des énergies au sein de la société. Grâce à la formalisation, le nombre de relations sociales que les membres d’une société peuvent établir a évolué de manière exponentielle. Par exemple, dans le champs économique, la formalisation des transactions financières a ouvert le champs à un développement économique qui aurait été impossible sans cela. La formalisation consiste à abstraire d’une certaine manière la relation, à donner une prééminence non pas à A ou à B, mais à la relation déontique Rd « ↔ » entre A et B. La relation acquiert une existence propre indépendamment de A ou de B. Elle porte avec elle des conditions de mise en œuvre, elle se formalise en contrat. N’importe quelle personne susceptible de remplir les conditions de la relation peut s’accaparer cette relation. La relation se libère en quelque sorte des personnes A et B. Son actualisation en société nécessite toujours l’existence de A’ et B’. Pour que A’ soit en relation avec B’ (A’ ↔ B’), il suffit que A’ et B’ remplissent les conditions (contractuelles) formelles de cette relation. L’intérêt premier de la formalisation, c’est une dépersonnalisation des rapports sociaux (et c'est également son principal inconvénient). Ce n’est plus parce que c’est lui ou parce que c’est moi, mais plutôt parce qu’il remplit telle condition et que je remplis telle autre condition suffisante pour l’établissement de la relation. Nous sommes dans des sociétés extrêmement sociales où nous sommes extrêmement interdépendants. Dans nos sociétés contemporaines dites à tort “individualistes”, grâce aux relations formelles, presque aucune personne ne travaille directement pour elle-même. Nous travaillons tous pour les autres. Personne ne vit seule en autarcie. Nous produisons toujours quelques choses pour les autres et en retour, nous espérons recevoir quelque chose qui puisse à notre tour nous permettre “d’obliger” les autres à nous apporter leur contribution. Ces échanges déontiques ont trouvé leur vecteur d’échange dans le cadre financier. Cette formalisation des liens déontiques a permis la réalisation de transactions qui sans cela n’auraient jamais pu exister. Cette formalisation des rapports sociaux a donc libéré une énergie immense au sien de la société. Pour s'en rendre compte, il suffit de comparer la puissance de nos sociétés contemporaines avec les sociétés informelles traditionnelles.

Mais ce développement, cette puissance de nos sociétés a un prix que nous n’avons pas su prendre en considération, à savoir la dépersonnalisation des rapports sociaux. Les autres dont nous dépendons pour notre survie et pour qui nous travaillons ne sont pour nous que des illustres inconnus. Nous sommes tous liés à des millions d’inconnus dont le visage a été filtré par le formalisme des relations sociales. Cette dépersonnalisation des rapports sociaux conduit à une perte d’émotions sociales qui s’avèrent nécessaires à notre équilibre émotionnel. Elle participe d’un certain mal-être social de nos sociétés que je n’aborde pas ici.


La corruption entre le formel et l’informel

La corruption est liée à une certaine transgression de règles. Cette transgression est naturellement plus flagrante lorsque les règles sont formelles. Dans le cadre informel, il peut également y avoir une transgression. Une personne peut juger que l’action de son ami transgresse les devoirs de l’amitié qui les lient. Mais l’autre personne peut légitimement considérer que son action ou manque d’action ne transgresse en rien les règles de l’amitié. Par définition, les règles informelles laissent une large fourchette d’appréciation qui les rend flexibles. En dehors des cas extrêmes, dans le cadre informel, puisqu’il est difficile de dire qu’il y a transgression ou pas, la corruption manque de visibilité. Il reste que même dans le cadre informel, les victimes de corruption ressentent celle-ci bien qu’il leur soit difficile de la dénoncer. En revanche, dans le cadre formel, où les droits et les devoirs des uns et des autres sont clairement formalisés, la moindre transgression devient visible. Toute les transgressions peuvent être insupportables mais elles le sont d’autant qu’elles paraissent flagrantes.


Au-delà de l’approche binaire: formelle - informelle

Nous avons considéré la dimension du formalisme selon une approche binaire, à savoir que la règle pouvait être formelle ou informelle exclusivement. Or en pratique, nous observons que cette dimension, ce paramètre évolue de manière graduelle. Dit simplement, les règles sont plus ou moins formelles. Effectivement, toute règle suppose une part d’informelle, de background. Une part d'informelle est nécessaire au fonctionnement des règles formelles. Il n’est pas toujours possible ni même souhaitable de formaliser toutes les règles informelles sous-jacentes à une règle formelle. A la différence d’un programme informatique, où le programmeur tente de prendre en compte au mieux toutes les situations possibles et imaginables pour éviter à son programme un plantage en bonne et due forme, dans le cadre social, nous n’avons pas à nous préoccuper d’un tel degré de précision. Il arrive malgré tout que les règles informelles ne soient pas toujours respectées et dans ce cas, il peut devenir nécessaire de formaliser les choses. Cette part d’informelle sous-jacente va donc naturellement varier d’un cadre social à l'autre. Par conséquent, il est parfaitement possible que malgré l’identité des règles formelles entre deux espaces sociaux, il y ait une variabilité d’application d’un contexte social à l’autre du fait de la présence d’une part informelle qui le plus souvent nous paraît naturelle au point d’en être transparente. La raison est que ces règles formelles supposent toujours pour leur réussite une part informelle. C’est l’une des raisons pour lesquelles, contrairement à certaines pratiques faisant suite aux expériences post-coloniales, il n’est pas possible de se contenter de transcrire littéralement des règles crées dans un cadre social donné dans un autre cadre social. Ce serait trop facile. Les règles formelles ne sont pas des programmes informatiques et les sociétés ne sont pas des ordinateurs en charge de faire tourner ces programmes.


La corruption une définition paramétrique et des principes

Définition paramétrique

Au fond, nous avons au moins quatre composantes qui permettent de conduire à une situation de corruption lorsque l’agencement attendu entre ces quatre composantes n’est pas respecté. Les quatre composantes sont les suivantes:

  • Une institution I [privée (entreprise, association etc.), étatique (une administration ou autre), sociale (l’amitié, la famille, la parenté)]:
  • Un acteur A qui dispose d’un statut d’après cette institution I. Il dispose d’une forme de mandat pour agir dans le respect des règles qui régissent son statut relatif à l’institution I.
  • Un acteur B qui dispose d’une relation déontique avec l’institution I (B peut par ailleurs avoir une autre relation déontique avec A). Par ailleurs, B peut lui-même être le représentant d’une autre institution. La relation déontique Rd qu’entretient l’acteur B avec l’institution I se matérialise par une interaction avec A.
  • Des règles de fonctionnement déterminées Rf par l’institution I et par le background social. Ces règles de fonctionnement déterminent ce que A doit faire vis-à-vis de B étant donné la relation Rd que B entretient avec I


Lorsque A ne respecte pas volontairement les règles Rf dans son interaction avec B et ce dans l’intérêt ou au désavantage de B ou des entités représentées par B, alors il y a corruption au sens général. Si par ailleurs pour obtenir son droit ou bénéficier d'un avantage, B se doit d'apporter une contribution supplémentaire à A, alors il y a corruption au sens ordinaire.

Les règles Rf dépendent naturellement du type d’institution considéré. Par ailleurs, selon l'institution considérée, ces règles seront plus ou moins formelles.


C'est donc une définition à paramètre institutionnel et réglementaire. Nous pouvons nous interroger légitimement sur l'intérêt pratique d’une telle définition. Si par praticiens, nous entendons les personnes en charge quotidiennement, directement ou indirectement de lutter contre la corruption, il me semble qu’une telle définition n’a que très peu d’intérêt. Ce qui intéresse le praticien, c'est de pouvoir qualifier précisément chaque situation type. En ce sens, le praticien se contenterait mieux d’une liste rigoureuse d’infractions aussi longue soit elle. En revanche, notre définition peut s'avérer utile à l'établissement de ces différentes infractions. Ce que permet également cette définition, c'est de dire qu’une fois le cadre institutionnel et social fixé, il est possible de définir la notion de corruption.


Principes pour prévenir ou lutter contre la corruption

Pour ce qui concerne les moyens d’éviter la corruption, il en existe plusieurs qui découlent de l’analyse qui précède. Le premier moyen le plus évident est celui qui consiste à mieux formaliser le fonctionnement. (Il prend actuellement la forme d'un code de conduite.)

Le second moyen est de veiller à l'application de ces règles de fonctionnement. Pour ce faire, il faut dans un premier temps former les acteurs aux règles. Ensuite, l’idée est de rendre risqué et coûteux tout détournement des règles. Pour cela, il faut pouvoir détecter les cas de dysfonctionnement d’une part et pouvoir les sanctionner d’autre part. Pour assurer la détection et puisque les moyens de contrôle sont limités et sont sujets également au même type de dysfonctionnement, une solution consiste à rendre ces règles les plus transparentes possibles à tous les potentiels bénéficiaires et de fournir un moyen sécurisé qui permette de signaler les infractions de manière fiable qui évite les formes de délation. Nous verrons que les moyens technologiques actuels et à venir nous permettent à la fois une plus grande formalisation, une meilleure transparence, une meilleure formation, un signalement sécurisé et fiable. D’autres part, il faut mettre en face un système de sanctions suffisamment dissuasif. Il faut que le contenu de la sanction soit d’une part suffisamment dissuasif et proportionnée, et que d’autre part son application soit certaine en cas de manquement.

Si ces moyens sont effectivement mis en œuvre, cela contribuera à limiter grandement les cas de corruption pouvant rester impunis. Il restera toujours des cas profitant des îlots d’informels. Si c’est le cas, il faudra examiner l'intérêt de procéder à une formalisation supplémentaire. Notons qu'une formalisation excessive peut naturellement s’avérer inutile et contre productive.


Les principes de prévention et de lutte contre la corruption peuvent se résumer de la façon suivante:

  • Diagnostiquer les risques (analyse des risques),
  • Formaliser (code de conduite),
  • Former et informer les acteurs (formation),
  • Détecter les transgressions (mise en place d’un système de contrôle et d’alerte, politique de transparence)
  • Sanctionner les transgressions.


Les blocages

Nous pourrions croire que finalement la lutte contre la corruption n’a rien de difficile. Il suffit de mettre en œuvre les cinq principes précédents. Il n'en est rien. Il existe de nombreux obstacles pour mettre à la mise en œuvre ces principes théoriques. Certains de ces blocages sont spécifiques à la corruption et d’autres ne le sont pas. Parmi les obstacles non spécifiques, nous pouvons lister les suivants: la volonté, les moyens économiques (les moyens financiers pour prévenir et lutter contre la corruption), les moyens techniques (juridiques, informatiques, organisationnels), les moyens humains (les personnes susceptibles de veiller à la mise en œuvre). Un moyen de dépasser le manque de volonté est de rendre risqué et coûteux les cas de corruption. L’exemple de la loi dite “Sapin II” peut permettre d’éveiller la volonté des acteurs.

Il existe au moins un obstacle spécifique à la corruption. La corruption consiste en un détournement de règles de fonctionnement. En imposant d’autres règles pour lutter contre la corruption, qu’est-ce qui permet de garantir que ces nouvelles règles ne seront pas elles-mêmes détournées? Le système de formalisation (l’équivalent du pouvoir législatif en charge de produire les lois) peut être corrompu. Le système de formation (l’équivalent du système éducatif) peut être corrompu. En fin, les mécanismes de détection (l’équivalent de la police) et de sanction (l’équivalent de la justice) peuvent eux-mêmes être corrompus. Si l’un ou l’ensemble de ces mécanismes est corrompu, c’est l’échec assuré. Dit autrement, ces principes théoriques ne permettent pas de lutter contre la corruption dans des cadres où la corruption est dite endémique, à savoir qu’elle touche de manière quasi-systématique des pans entiers de la vie sociale. La mise en œuvre de ces principes suppose au moins un système de détection et de sanction relativement exempt de corruption.

Dans ces environnements inadaptés, la mise en œuvre de tels principes risque simplement d’ajouter une nouvelle couche réglementaire qui contribue à rendre les détournement plus abstraits puisqu’il vont se situer au niveau de la couche supplémentaire. La transgression se déroulant au niveau supérieur, elle n’est plus accessible qu’aux initiés. Nous avons alors une situation paradoxale ou pour le commun des mortels dont nous faisons partie, nous sentons que quelque chose ne va pas, qu’il doit y avoir de la corruption mais il nous est impossible de dire en quoi il y a corruption. La réglementation s’est tellement complexifiée qu’il est difficile de voir les transgressions. C’est le cas par exemple pour l’attribution des marchés publics dans certains pays.


Après cette approche définitionnelle qui s'avère théorique, nous examinerons prochainement un aspect plus pratique à savoir le cas de la loi dite "Sapin II". Cette semble imposer à certaines structures particulières de mettre en œuvre les principes que nous venons de voir au sein de leur institution.




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