Crise en Calédonie : du destin commun à la terre brûlée
Photo : © Delphine Mayeur / AFP

Crise en Calédonie : du destin commun à la terre brûlée

La Calédonie est sortie avec fracas le 13 mai 2024 de 36 années de paix. Au terme de 3 référendums perdus par les indépendantistes, la proposition de dégel du corps électoral a servi de prétexte à 3 jours de destruction massive de l’économie, suivis par 3 mois d’affrontements et de destructions perlées. Sur les décombres fumants de ce qu’a été l’économie de la Nouvelle Calédonie, quelles sont les positions actuelles des acteurs et quelles perspectives permettent-elles d’envisager ?

 La stratégie des indépendantistes a été peu lisible depuis l’entrée dans le tunnel des trois référendums (2018-2021). Au risque de ré écrire l’histoire, elle apparait plus clairement aujourd’hui : il n’a jamais été question pour une partie d’entre eux d’accepter un résultat négatif à ces consultations, donc de respecter les accords de Nouméa. La voie des urnes s’étant fermée, l’aile dure a choisi de casser les structures économiques du pays pour en faire partir une portion des 60% des habitants qui ne souhaitent pas d’indépendance. Entreprises, collèges, dispensaires, cabinets médicaux, églises ont brulé, les hôpitaux du nord ferment, les médecins quittent le Territoire. C’est la politique de la terre brûlée, et c’est une tactique de guerre, pour appeler les choses par leur nom.

L’économie de la Calédonie touchée-coulée.

La première usine de nickel, KNS, le poumon économique de la province Nord a fermé (1200 employés au tapis), laissant une ardoise de 14Mds € de dettes après une dizaine d’années d’exploitation déficitaire. Les deux autres ne tiendront qu’avec l’aide de l’Etat, hypothétique sur le long terme : elles ne peuvent concurrencer le nickel indonésien. Le nickel, c’est 95% des exportations et environ le tiers des emplois. Le reste du secteur privé a connu un tsunami qui a mis le quart des employés au chômage, ce qui met en péril TOUS les grands équilibres économiques de l’île (budget, retraites, aide sociale, etc.) et fera partir une bonne partie des entrepreneurs. Au-delà de la question des indemnisations, c’est en effet la question de la confiance dans l’avenir qui est posée. Mais une chose est certaine : le modèle de la Suisse du Pacifique, d’une économie de comptoir au niveau de vie élevé reposant au moins en partie sur le nickel est mort. Quoi reconstruire sur ces ruines et avec qui ? L’incertitude politique freinait l’investissement depuis 2018, qui acceptera de réinvestir aujourd’hui ?

Analyse des positions actuelles : un paysage plus divisé que jamais

La position de la France ? Elle rechigne à assurer l’ordre de façon musclée, craignant des dizaines de morts, peut être inévitables, et mise plutôt sur une lassitude des assaillants. Les forces de l’ordre, présentes en nombre considérable, et de façon intenable sur le long terme (25% des compagnies de CRS nationales) n’arrivent pas à faire retomber la tension, ni à libérer la ville du Mont Dore, prisonnière de la tribu de St Louis qui bloque la route du sud. Les enjeux stratégiques pour la France, souvent mis en avant, sont faibles en réalité, au-delà de l’image. Un nickel trop cher n’est pas stratégique pour les batteries européennes, et l’axe indo pacifique est une fumisterie pour une puissance nucléaire, certes, mais aux moyens militaires limités et aux moyens financiers fragiles. Il reste la crainte, réelle, de la contagion à d’autres TOM et le message d’impuissance de la France sur son propre territoire. La France rechignera aussi à investir des Milliards d’euros sur la décennie à venir pour relever l’économie. A juste titre, vu la gratitude limitée des indépendantistes. Bref, en panne de leadership en métropole depuis la dissolution, les volontaires ne se bousculent pas sur ce dossier explosif. Qui voudra avoir du sang sur les mains ou rester dans l’histoire comme celui qui a lâché la Calédonie après des référendums gagnés ?

Les indépendantistes sont plus divisés que jamais. Ils l’ont toujours été, entre des aires linguistiques multiples, entre Nord et Sud, Est et Ouest, Grande terre et Loyautés. A présent, UMP et PALIKA, les partis plus modérés sont frontalement opposés à l’UC (et la CCAT, sa cellule d’action). Et une petite partie de la jeunesse en rupture de ban, sans formation ni éducation, sans perspectives autre que la consommation d’alcool et de cannabis a échappé aux structures dirigeantes et basculé dans une violence nihiliste qui leur fait bruler églises, dispensaires, salles de sport, etc. Qui parlera au nom des kanaks ? Quelle valeur aura leur parole ? Et sur quoi les consulter alors que les accords de Nouméa auront été reniés ? La seule posture clairement affichée est une indépendance que les autres communautés ont déjà refusé par le vote trois fois de suite et que la CCAT tente d’imposer à la majorité par le feu et la criminalité. Les modérés peinent à se faire entendre.

Les Loyalistes sont relativement plus soudés. Sous le choc du cataclysme, ils réclament une répression musclée, avec des arguments classiques : il ne s’agit que de quelques meneurs violents sous le joug de l’étranger. Ils évoquent la séparation, un fédéralisme ou une partition. Mais ce sont des réactions, pas des visions de reconstruction, qui à ce stade sont encore prématurées.

Quels chemins envisageables pour l’avenir ?

Les notions de vivre ensemble et destin commun des accords de Nouméa ne se sont pas concrétisées depuis 1988, malgré beaucoup d’avancées, elles sont aujourd’hui en miettes. Les différentes communautés, malgré un métissage croissant et réel, sont restées loin les unes des autres. Les kanaks ne sont pas passés en 30 ans par les étapes du développement à l’occidentale ou à l’asiatique, c’est une impossibilité économique et culturelle. Ils ont voulu imiter le développement et la croissance basée sur le seul nickel, c’est un échec, dont ils ne sont d’ailleurs pas responsables. Qui aurait pu imaginer l’irruption indonésienne ? Comment aurait-on pu éviter l’arrivée de milliers de jeunes kanaks dans les squats et les logements sociaux de Nouméa ?

Il appartient à chaque culture de trouver sa voie de développement, si possible sans faire les poches ni culpabiliser ceux qui ont trouvé leur voie… Les indépendantistes n’ont pas encore trouvé cette voie, et si une partie se moque de l’économie, certains enragent de voir les autres ethnies se construire une vie confortable, « chez eux » en leur donnant le sentiment d’échec, cf. René Girard, et son "Désir mimétique" (vouloir ce que l'autre a), origine de la violence.

Quelles pistes pour désamorcer la violence ?

Réorienter le développement économique vers l’auto-suffisance, énergétique et agricole.

Loin des rêves de rente de Nickel voire de rançonnage du contribuable français, le Territoire a besoin de retrouver le niveau d’autonomie alimentaire qu’il a connu dans les années 80… quand la brousse ne s’était pas encore vidée des européens. Elevage, aquaponie, fruits et légumes locaux, les projets ne manquent pas pour occuper une partie de la jeunesse, et beaucoup ont essayé… mais ils ont eu des problèmes. Qu’il faudra résoudre tôt ou tard, ou revenir à une économie vivrière.

La marche est haute…

(Faire) Reconnaitre les bienfaits de la présence française et les inconvénients de son départ pour revenir à la réalité.

Le procès de la présence française est ancien et bien connu. Mais la colonisation, c’est l’histoire de l’humanité, pas un accident ou un péché originel à réparer et qui donne droit à une créance éternelle sur le reste du monde. La présence française a eu d’innombrables bénéfices, en premier lieu la simple survie de la culture kanake : beaucoup d’autres peuples premiers ne peuvent pas en dire autant. En voici d’autres exemples : santé, éducation, protection sociale, énergie, transports, stabilité politique. Mais cet exercice ne peut être fait que par les indépendantistes eux-mêmes, au prix d’un douloureux retour sur leur philosophie univoque, spécialement pour la frange extrémiste.

Les indépendantistes vivent aussi dans une douce illusion, celle que le départ des français transformera leur île en océan d’opportunités et qu’ils y vivront ensemble en paix et dans la prospérité. C’est un mirage, voire un mensonge et pour pouvoir les accueillir à une table de négociation de manière profitable, ils devront d’abord avoir fait la liste des risques encourus, que des pays comme le Vanuatu, Haïti ou la Papouasie leur présentent clairement : insécurité, pauvreté, illettrisme, dépendance d’autres puissances, etc.

La marche est TRES haute…

Insuffler une éthique du travail et du développement à une partie de la population qui vit sur le mode de la rancune et de la revendication.

Cette autosuffisance abordée plus haut signifie mettre des terres, récupérées par les kanaks depuis longtemps, mais inutilisées, au service de la population toute entière, dans un modèle bien loin des cultures vivrières traditionnelles. Un sacré saut culturel. Et moins facile que de vilipender le colonialisme français ou d’espérer que les chinois paieront. A se bercer d’illusion, les réveils seront douloureux. Les leaders actuels risquent d’y laisser leur vie en cas d’échec, les kanaks pardonnent…mais après le règlement de comptes !

Là on parle d’escalader une montagne…

Reconnaitre les légitimes aspirations des kanaks à ne pas être dilués dans une culture étrangère à la leur.

Le message des kanaks est aussi celui des 30% de français qui votent RN : « nous voulons garder nos valeurs et notre culture ». Un billet d’avion (Paris-Nouméa dans le cas présent) ne devrait pas donner le droit de devenir calédonien, pas plus en Calédonie qu’en France. Bien sûr c’est compliqué avec la Constitution de 1958, mais avec de la volonté beaucoup de choses sont possibles. L’histoire kanake mainte fois répétée des invités dans la case montre que les kanaks sont accueillants, mais qu’ils ne sont pas prêts à ouvrir la porte à 60 Millions de français. C’est légitime. Une réflexion sur une nationalité calédonienne est inévitable, c’est le cœur de ce qui a déclenché les exactions, bien plus que « l’influence étrangère » ou les 50 meneurs à neutraliser. 

Cette reconnaissance de l’aspiration à ne pas être dilués, hantise kanake depuis des décennies, n’est pas la partie la plus difficile, comparée à celles évoquées plus haut. Peut-être faudrait-il commencer par là, puisque c’est l’étincelle qui a allumé le feu ?

Vincent Eurieult

Créateur de la première WebApp de Négociation 👍 , PhD, Vis Prof X Exed, Perfectionnement en négociation

3 mois

Cet article est impressionnant. Rien, n'y personne n'est épargné; et pourtant, il faudra la gravir cette montagne; oui, mais quand et à quel prix ? à celui certainement de larmes et de douleurs;

CHAVERNOZ Didier

Auditeur Expert Assurances ENR chez ECA // Président- Contract Manager - Arbitre Médiateur - chez DCIC CONFLUENCE SAS

3 mois

Merci Stephane Bliek pour cette analyse assez fine complète et juste de ce que nos élites politiques et gouvernementales appellent "le sujet Calédonien". Je respecte et apprécie votre analyse de négociateur reconnu et expérimenté montre que " ce sujet" reste complexe . Il nécessiterait peut être la remise en place d"une "mission du dialogue" ( remember 1988) mais " l' île continue de brûler"et il ne va bientôt plus rester que des cendres dans tous les domaines ! On est proche de voir la Nouvelle Calédonie sombrer dans la funeste situation d'Haïti. Un scénario "perdant-perdant" avec "abandon larvé de ce territoire éloigné" auquel je n'aspire pas devient de plus en plus évident compte tenu de surcroît du chaos politique de la France.

On peut commencer à mettre des cierges ? 😚

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