CRISES POLITIQUES ET MÉDIAS SOCIAUX : TOUT EST À INVENTER

Les réseaux sociaux peuvent s’emparer d’un fait anodin pour le transformer en tsunami politique. En contournant les corps intermédiaires, ils prennent de court les élus. Si les cabinets maîtrisent globalement la communication de crise classique, ils semblent désemparés face à ces interpellations citoyennes directes.

1/Le syndrome«yacht de Bollloré»
La présidente de la toute nouvelle Région Bourgogne – Franche-Comté, Marie-Guite Dufay (PS) a débuté son mandat en imposant aux élus de sa majorité une charte éthique de non-cumul des mandats. Cette région est la seule où les vice-présidents s’engagent à abandonner toute fonction dans un exécutif local de plus de dix mille habitants ; et, en cas d’absentéisme, leurs indemnités pourront être amputées de 50%. Cet engagement aurait dû être salué mais il a très vite été balayé, médiatiquement, par la décision corollaire de l’exécutif régional d’augmenter de 20% les indemnités des élus pour compenser la perte liée au non-cumul. Une pétition sur internet a recueilli en quelques semaines plus de 20 000 signatures. Réseaux sociaux, presse régionale… et jusqu’au 13 heures de Jean-Pierre Pernaud (TF1). La machine à crise est lancée, cette décision ayant tout d’un syndrome «yacht de Bolloré», le Titanic de Nicolas Sarkozy. Un petit événement a priori sans importance qui devient un symbole et plombe le mandat. Aucun exécutif n’est à l’abri. 
2/ Anticiper l’inattendu
Les exécutifs ont appris à maîtriser les crises exogènes – catastrophes naturelles,
attentats – et même internes – liées à un dysfonctionnement des services. Les cabinets, qui gèrent en direct la communication de crise, connaissent les techniques de désamorçage et peuvent, au besoin, faire appel à des consultants spécialisés. «L’événement inattendu» – selon la définition de la crise de l’universitaire américain Otto Lerbinger : «un événement inattendu mettant en péril la réputation et le fonctionnement d’une organisation» – peut être anticipé et sa gestion modélisée. En revanche, les crises de réputation strictement politiques semble laisser élus et entourage en pleine panique.
3/ Le monde a basculé
Ainsi, en Bourgogne, pour éteindre la crise, il suffisait de renoncer à l’augmentation de 380 € par mois. Mais les élus de la majorité ne l’entendent pas ainsi, ce qui alimente encore plus le bad buzz. D’autant que la présidente de Région, dans un geste d’apaisement qui se retourne contre elle, avait reçu la jeune femme à l’origine de la pétition. Les seuls éléments de langage sont inaudibles pour le grand public dans un contexte de défiance politique, illustrée en Bourgogne- Franche-Comté par un score très élevé du FN, à deux doigts de ravir la Région lors d’une triangulaire. Les élus renvoient à la charte éthique, aux distances à parcourir – alors que ces frais sont remboursés par ailleurs –, au travail supplémentaire… Une autojustification qui ne passe pas et montre que la majorité n’a pas vu le coup venir et ne sait plus comment le rattraper. Une défense à l’ancienne. Mais le monde a basculé.
4/ De Le Chapelier à Facebook
Le coup, comme souvent, est venu des réseaux sociaux, qui ont révolutionné la
démocratie dans la mesure où ils passent outre les corps intermédiaires, dans une geste révolutionnaire – la promesse des réseaux sociaux rappelle inévitablement les fameux mots de Le Chapelier présentant sa loi d’abrogation des corporations en 1791 : «Il n'y a plus de corporations dans l'État ; il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu et l'intérêt général. Il n'est permis à personne d'inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. »
Les cabinets ne sont probablement pas encore suffisamment acculturés à ce nouveau monde, un rien brutal.
5/ Médias disqualifiés...
Les corps intermédiaires servent de filtres, d’amortisseurs. Les rapports entres les élus et ces corps sont codifiés, policés, un directeur de cabinet peut appeler les journalistes, provoquer une conférence de presse – cela marche encore dans certains cas. Pas pour les crises politiques.
En 2005, dans un article consacré à la communication de crise, le sous-préfet Eric Pélisson, ancien dircab de préfet de Région, écrivait, à juste titre alors : «Seul un partenariat de confiance avec les journalistes peut permettre que la communication ne devienne pas une crise.» Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : les médias sont un corps intermédiaire dont la crédibilité est remise en cause. La cote de confiance dans les médias est à peine meilleure que celles des partis politiques (baromètre de la confiance politique du Cevipof) et deux Français sur trois estiment les journalistes dépendant des pouvoirs publics.
6/ … contre citoyens informés
«Une situation d’urgence est, entre autre chose, une crise de l’information», expliquait le spécialiste de la communication de crises Joseph Scanlon. Après avoir longtemps traité ces questions par un silence catastrophique, la sphère politique, sous l’influence de quelques gourous de la communication, a cru – et croit encore souvent – qu’il suffit de «reprendre l’initiative », de «proposer un récit»… Baliverne selon Olivier Cimelière-Cordonnier, consultant en communication stratégique et observateur avisé du monde numérique : «à l'heure des réseaux sociaux, les citoyens sont nettement mieux informés et capables de torpiller les bluettes cosmétiques de ces Docteurs Mabuse de la communication. » La pétition lancée contre l’augmentation des indemnités burgondocomtoises est éclairante : parfaitement renseignée, elle s’appuie sur une exégèse de l’article de loi permettant l’augmentation et rappelle cruellement que le rapporteur PS du texte lui-même n’imaginait pas que, dans le contexte de crise économique, des élus puissent faire le choix de l’augmentation.

Ces crises ne sont pas le symptôme d’un changement de paradigme communicationnel, mais bien d’une modification profonde du rapport à la politique. Les solutions de communication de crise sont donc inopérantes. Il convient plutôt d’interroger cette nouvelle ère de la démocratie et non de trouver une rustine cosmétique : «On ne reconquiert jamais un capital politique par des opérations de communication », avertit le chercheur Dominique Wolton. �� BRUNO WALTER

Courrier Cab n°38 du 25 mars 2016

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