Critique de "Humanité " de Rutger Bregman
Livre paru en septembre 2020 en français et traduit à partir de l'original en néerlandais
Rutger Bregman, journaliste néerlandais, se propose dans cet opus de montrer et même de démontrer que l'homme est foncièrement bon, solidaire et sociable et non mauvais, cynique et proche de la bête féroce comme nous le donne à penser l'image si souvent véhiculée par les livres d'Histoire et l'actualité judiciaire. En d'autres termes, Bregman développe la thèse que le débat qui oppose depuis des siècles Hobbes à Rousseau peut être tranché en faveur du philosophe des Lumières. Même si l’ambition d’une telle tâche peut paraître vertigineuse pour ne pas dire prométhéenne, lorsqu'on démarre la lecture, on se prend à rêver que l'auteur va parvenir à ses fins et nous convaincre que tel est bien le cas. Les premiers chapitres sont une réelle bouffée d’air frais !
Pourtant, le lecteur se rend assez vite compte que Bregman mobilise des connaissances très parcellaires et le doute s’installe. Certes il recourt à une bibliographie impressionnante (mal référencée d'ailleurs), mais il s'affranchit allègrement des principes méthodologiques élémentaires qu'appelle une telle entreprise et fait ce que la langue anglaise nomme du "cherry picking" (en bon français, il fait son marché) : il retient dans l'ensemble des connaissances qu'il a réunies toutes celles qui militent en faveur de la conclusion qu'il souhaite démontrer. Et minore sans vergogne tous les éléments de connaissance - soit parce qu'il les ignore, soit parce qu'il ne les comprend pas - qui ne vont pas dans le sens qu'il souhaite. En philosophie, on dirait qu'il résonne en termes de causes finales. En science, on parle de raisonnement par téléonomie.
Procédé démonstratif peu acceptable.
Par exemple, et sans entrer dans trop de détail, la plus grande faille épistémologique de son raisonnement vient du recours aux travaux de deux chercheurs soviétiques qui, dans les années soixante, ont lancé une expérience de domestication de renards argentés vivant en Sibérie et que Bregman interprète comme preuve que l'homme est foncièrement bon. Les deux scientifiques croisent à marche forcée les renardeaux les plus dociles de chaque génération et observent, à partir de la quatrième génération, des changements d'apparence et de comportements significatifs. Puis en continuant l'expérience, ils remarquent que les descendants n'ont plus grand chose en commun avec leurs très sauvages et très agressifs ancêtres. Ils sont devenus d’adorables peluches. L’auteur affirme alors que les hommes ont dû pratiquer le même type de sélection sur leurs propres descendants et qu'en réalité nous sommes devenus des êtres de plus en plus gentils et de plus en plus dociles. Et que c’est ce qui nous a permis de devenir "bons" et de vivre heureux dans les sociétés primitives.
D'où peuvent venir de telles affirmations et de telles conclusions ? Car c’est là que la bât blesse.
Reprenons : cette expérience constitue un assez banal exemple de ce qu'on appelle, en biologie évolutive, la sélection forcée : on fait se croiser les animaux offrant les caractéristiques comportementales ou physiques recherchées ce qui permet au bout de quelques générations de créer des descendants dotés des phénotypes désirés. Tous les animaux domestiques que nous connaissons aujourd'hui sur notre planète (chevaux, vaches, cochons, chiens, poules....) sont issus de ce processus déjà fort ancien. C'est la raison pour laquelle Darwin avait baptisé la sélection qu'opère la nature aveuglément sélection naturelle par opposition à la sélection forcée pratiquée par tous les paysans éleveurs du monde depuis des millénaires. Comment affirmer que nos ancêtres aient pratiqué cette sélection forcée sur leurs propres enfants sans citer aucune étude ou aucune source? Et même en l’absence de références, il suffit de raisonner à partir de ce que l'on sait : la mortalité infantile était telle dans les temps préhistoriques qu'il est inconcevable que les Homo sapiens se soient livrés à des telles pratiques (éliminer un enfant agressif pour l’empêcher de grandir et donc de se reproduire). Une pratique dont nous n'avons aucune trace. Le raisonnement de Bregman, aussi sympathique qu'il puisse être, pèche par ignorance ou par le recours au mécanisme de cause finale. Le procédé est peu acceptable.
L'exemple pourrait être répété pour l'ensemble du livre. L'épisode des fraternisations de soldats sur le front pendant la Grande guerre est un de ces nombreux cas mis en avant par l'auteur et qui ne prouvent rien, en particulier qui n'explique en rien la sauvagerie des combats si souvent observés.
Résultat ?
Un style plaisant, une ballade dans des histoires sympathiques et parfois drôles (l’humour anglais pendant le Blitz...). Quelques passages salutaires sur le triste penchant des médias à ne s'intéresser qu'aux trains qui arrivent en retard et sur le voyeurisme généralisé qui nous fait préférer toujours la tragédie à la légèreté de la vie.
Mais sur le fond, une démonstration peu convaincante. Qui laisse de côté des pans entiers de l'Histoire des hommes et fait l'impasse sur certains faits saillants dont on se demande comment l'auteur a fait pour ne pas en tenir compte. Bregman convoque la moitié seulement de l'Histoire. Celle qui l'intéresse.
Comble de la modestie, il achève son livre par un chapitre intitulé "Dix règles de vie". Certaines sont bien vues même si elles ne sont pas d’une grande originalité, mais on ne peut s'empêcher de penser à ces Dix commandements édictés par le dieu des Hébreux à un certain Moïse et dont ces règles ne constitueraient qu'une ressemblance forcément fortuite... Tout auteur devrait garder chevillée au corps une once de modestie !
Au fond, ce livre s'inscrit davantage dans la lignée des productions journalistiques traitant du bien-être, de la "zénitude", du calme new-age que dans celle de travaux philosophiques ou épistémologiques... N'est pas Yuval Noah Harari (l'auteur de Sapiens - Une brève Histoire de l'humanité) qui veut !
Dommage pour le lecteur et pour l'Homo sapiens que nous sommes tous, bien sûr, et dont nous rêvons, il va sans dire, qu'il fût bon seulement !