Cyborg, IA et société « cyborgisée » : l’avènement de la société-ruche
Texte de Maxime Derian, anthropologue extrait du catalogue de l’exposition “Aux frontières de l’humain” du13 octobre 2021 au 30 mai 2021, au Musée de l'Homme du Trocadéro, à Paris et disponible à l’achat sous format papier.
Cet article a été publié dans le carnet de recherchede l'auteur le 13 octobre 2021.
L’être « cyborgisé » est une personne dont le corps ou l’esprit est modifié par la technologie. La modification peut se cantonner au niveau de l’individu seul, mais il n’est pas exclu qu’une volonté eugénique voie le jour et cherche à modifier non seulement l’individu mais aussi sa descendance.
Un tel cyborg se distingue de l’IA (intelligence artificielle) et de l’androïde entièrement robotique – tel le « réplicant » de Blade Runner (1982) – qui sont, eux, l’incarnation encore hypothétique d’une humanité en miroir, d’une altérité synthétique.
Si le cyborg demeure un humain – réparé, augmenté ou diminué–, l’émergence de figures métaphoriques ou réelles telles que ces derniers ainsi que les hybrides, les robots, les drones et les IA, est peut-être l’expression d’une mutation anthropologique.
En effet, au-delà de la question de l’humain augmenté, du transhumanisme et de la possibilité d’un posthumanisme, il semble d’actualité de s’interroger si ce n’est pas la société elle-même qui est en train de se « cyborgiser » à une échelle globale. Dans un tel cas, plutôt que d’énumérer les technologies anthropotechniques (de modification de l’humain) apparues depuis l’invention de l’informatique, il semble opportun d’anticiper et de tenter de comprendre les enjeux éthiques, politiques, économiques et sociaux emblématiques de ces technologies.
D’où le concept de « ruche* » énoncé pour dépeindre cette possible rupture majeure dans l’histoire marquée par l’avènement d’une organisation qui serait avant tout administrée par –et parfois pour– des machines numériques.
Le sociologue Ferdinand Tönnies, en 1887, analysa la transformation de l’organisation humaine de la forme de la communauté – où prime le groupe – à la société – où prime l’individu –, sous l’influence du siècle des Lumières et de la modernité. Une telle transition a entraîné des bouleversements anthropologiques majeurs, voire écologiques avec l’Anthropocène. Pour paraphraser Tönnies déclarant qu’« à l’époque de la communauté succède l’époque de la société», nous pourrions postuler qu’« à l’époque de la société succède l’époque de la ruche ».
Dans la ruche, la société où primait l’individu se dissout dans un agrégat décentralisé de personnes interconnectées formant une population relativement homogénéisée se structurant comme un essaim qui, à l’image de fourmis, d’abeilles ou de termites, serait piloté par des stimuli émis par un système de contrôle centralisé, sans pour autant être nécessairement étatique. Le groupe prime à nouveau sur l’individu, mais un groupe différent, où le recours aux prothèses cognitives, aux réseaux sociaux, aux véhicules autonomes, à l’ubérisation économique, au e-commerce et au télétravail, préfigurerait des mutations encore plus fortes à venir. La raréfaction des ressources naturelles disponibles, associée à un développement constant et considérable des performances du matériel informatique disponible, suscite la recherche d’échappatoires numériques et virtuelles aux désirs et aux besoins qui ne pourront désormais être assouvis par une part croissante de la population du fait de la démographie mondiale croissante.
La ruche se caractérise par deux critères : l’hyper concentration monopolistique générant des inégalités socio-économico- sanitaires et l’emmaillotement numérique par une informatique omniprésente et ubiquitaire. En effet, une trentaine de milliardaires se partagent actuellement la moitié des richesses humaines totales et administrent au moyen de puissants outils (Google, Amazon, Facebook, Apple, Baidu, Ali-baba, Tencent, Xiaomi) l’activité cognitive de milliards de gens. Cette inégalité est inédite à l’échelle de l’histoire d’Homo sapiens.
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Les outils numériques qui réorganisent les liens sociaux, les prothèses cognitives (smartphones, ordinateurs, interfaces de réalité augmentée, etc.), de puissants algorithmes (IA, big data) et la robotique (drones, satellites, véhicules autonomes) reconfigurent l’activité sociale sous forme de gigantesques essaims continentaux nommés les ruches (occidentale, chinoise, etc.).
Cette nouvelle citoyenneté au sein de la ruche s’exprimerait par l’obtention d’un confort (produits numériques de loisirs, de transports ou de domotique) et d’une sécurité de vie (suivi médical, contrôle social) accrus du fait de la technologie, mais au prix de l’abandon croissant du libre arbitre et de la libre circulation des individus, délégués à des systèmes informatisés, comme l’illustre le film Ready Player One de Steven Spielberg (2018).
Dans une certaine mesure, l’otaku japonais préfigurerait une société cyborg, résignée et tentée par le repli sur soi numérique sans baisse de productivité économique.
Mais alors comment échapper au sentiment d’« ultra moderne solitude » chantée par Alain Souchon, d’autant plus fort en temps de crise sanitaire liée à la Covid-19 ? Une prise de conscience collective, paradoxalement susceptible de se faire au moyen des outils numériques, pourrait aboutir à un large débat public démocratique afin d’évaluer sainement et de façon dépassionnée les coûts et les avantages de l’immense transformation en cours afin d’en limiter certains effets délétères.
* Maxime Derian, Les Prothèses cognitives du corps humain, Londres, ISTE éditions, 2018.
Plus d’éléments de réflexion à propos des frontières de l’humain sont disponibles dans le catalogue de l’exposition. L’exposition au Musée de l’Homme peut être visitée du 13 octobre 2021 au 30 mai 2021 à Paris.
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Abstract in English: If the cyborg remains a human – repaired, augmented or diminished -, the emergence of metaphorical or real figures such as the latter as well as hybrids, robots, drones and AIs, is perhaps the expression of an anthropological major shift.
Indeed, beyond the question of the enhanced humanity, transhumanism and the possibility of posthumanism, it seems topical to ask whether it is not society itself that is in the process of becoming ‘cyborgised’ on a global scale. In such a case, rather than listing the anthropotechnical technologies (of human modification) that have appeared since the invention of computers, it seems appropriate to anticipate and attempt to understand the ethical, political, economic and social issues emblematic of these technologies.
Hence the concept of the ‘hive-society’, used to describe this possible major break in history marked by the advent of an organisation that is above all administered by – and sometimes for – digital machines.
Tech Ethics & Society (1st in 🇱🇺)/AI & Machine Learning/Health Tech & Healthcare/Education Technology/Environment & Sustainability | Researcher | Consultant | Entrepreneur 💎💻🤝 Co-founder of Technoréalisme.org
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