Désir des mots, par Gabriel Torres-Herrera (journaliste franco-cubain)
La première fois que j’ai rencontré Anne, ce fut dans l’hiver 2012, elle portait un manteau court en fourrure et des gants en cuir rouges. Nous nous sommes retrouvés à la terrasse des Deux Magots. À l’époque, je commençais à fréquenter son fils spirituel et nos débuts étaient compliqués. La discussion fut légère mais j’ai été impressionné par sa maitrise des mots. Ce que certains pourraient cataloguer comme de la pédanterie, chez elle est naturel. J’ai été surpris par son traitement respectueux envers son fils de cœur, malgré plus de vingt ans de relation, le vouvoiement continuait de rigueur.
Quelques mois plus tard, nous nous sommes croisés en saison estivale à Noirmoutiers. Je n’oublierai jamais que sa tenue de plage a stupéfié mes amies présentes. Elle combinait avec grâce un collier de perles et un chapeau style panama sur le sable d’une plage médiocre - désolé je viens des Caraïbes - au nom évocateur : Le Vieil. Mes amies ne s'en sont toujours pas remises, moi je ne voyais que de la cohérence. Anne est ainsi, elle est capable d’avoir l’air complètement à l’aise en se promenant en combinaison de ski par 40 dégrés . Ses Mémoires d’une étrangère, son autobiographie, lui ressemblent : précise, sophistiquée, fantasque, libre.
Dans une soixantaine de pages, elle résume soixante ans de vie et de passion, pour les mots, les sciences pures, ses élèves, la neurologie, l’informatique et les bites. Sa mémoire est sélective et élitiste. Ses Mémoires… plus qu’un exercice de mnémotechnie est un manifeste des ses passions, de ses combats, de ses amours et ses desamours. Son texte est aussi un exercice de choix, elle n’accorde son souvenir qu’aux choses marquantes, aux villes et aux hommes qu’elle a aimés. Ce n’est pas un hasard si elle n’a gardé aucun souvenir de Marseille, une ville que lui a résisté, qu’elle n’a pas réussi à apprivoiser.
Le début du récit est sans pitié pour ses parents, quelques années de psychanalyse n’ont pas réussi à effacer les blessures. Les souvenirs sont brutaux, le verbe acide. Seulement quelques pages pour décrire la genèse et les origines. "Les géniteurs" - comme elle les nomme - ne reviendront dans le texte que quand il s’agira de revendiquer la liberté, de leur rappeler, encore après leur mort, qu’elle a vécu sa vie telle qu’elle l’a voulue.
La prose est étudiée, recherchée. Même les sextos sont écrits avec panache. Plutôt mourir qu’être vulgaire ! Elle se décrit catin, hetaïre, c’est son amant qui la revèle salope. Ne pas confondre avec de la pudeur, elle compte bien prendre son pied, goulûment et égoïstement, mais chez elle, les mots prolongent le plaisir, lui donnent du sens. Même le frère haï, « ce grand escogriffe velléitaire » a droit au pléonasme «gentil» quand il méritait des plus rudes injures.
Mais notre Anne n’est « esclave d’aucun baptême », ni de personne. Elle a quitté le statut confortable de professeur des lycées pour assister une neuro-opthalmologue, donner des cours d’informatique, créer de documentaires d’art, accompagner des artistes dans la création de leur site web ou encore, à plus des cinquante ans, se réinventer salope et assouvir ses passions. Son goût du savoir lui a permis de vivre plusieurs vies en une seule. L’autobiographie terminée, il ne serait pas étrange qu’elle se réinvente à nouveau, ce ne sont pas les idées qui lui manquent. Elle n’a été que la servante de ses désirs, mais que celui qui n’a jamais peché lui jette la première pierre.
À peine deux heures m’ont suffit pour terminer son autobiographie. J’ai adoré la lire et la lecture n’a fait que conforter mon avis. Mon amie Anne est de ces personnes qui ont l’air à l’aise en tout lieu. Pour moi, plus que l’histoire d’une étrangère, c’est l’histoire d’une femme qui revendique sa liberté et qui s’est battue pour l’avoir. Je ne peux qu’émettre un souhait pour elle, qu’encore à 60 ans elle puisse continuer à se faire Baiser -avec majuscule- par des amants « précieux » à son corps et à son esprit et que ça lui donne encore et toujours l’envie d’écrire.
Paris, 29/09/2017