de Vienne à Venise
Voyage musical 2 – de Vienne à Venise
La musique est le domaine des démons. C'est l'art chrétien au mode négatif. Thomas Mann.
Partant de Vienne, pour nous rendre à Venise sur sa lagune qui inspira tant d’artistes, nous voyagerons en bateau. En bateau ! et comment ferez-vous ? Par le Danube et le Bosphore mon cher. Pas besoin d’utiliser la ruse de la Rus' de Kiev* en faisant traverser les bateaux par les vignobles de Styrie.
Vienne est une ville-musique. A chaque coin de rue, à chaque moment de l’histoire, on y découvre un acte musical majeur et mémorable. Nous n’aurons certes pas l’occasion d’en établir l’inventaire en un seul billet, mais soyez sûrs que nous y reviendrons, et souvent.
A tout seigneur tout honneur, Beethoven, le demiurge, compositeur prométhéen dont la punition fut cette surdité accablante pour le musicien géant qu’il était. Profitons de notre chance d’en jouir de nos deux oreilles. Beethoven a révolutionné la musique, inventant sans arrêt, y compris des formes nouvelles et étonnantes comme cette fantaisie pour piano, chœur et orchestre opus 80. Beethoven l’aurait écrite en quelques jours. Surprenant d’y entendre déjà, 15 ans avant, des esquisses de la 9e symphonie.
A la demande générale d’au moins un lecteur du premier voyage, pour la promotion de la musique sur instruments anciens, les anglo-saxons disent Period instruments, et avant de partir de Vienne et lever l’ancre, tâchons de garder un souvenir gracieux. Mozart évidemment !
Les sonates de Mozart K310, 330 et 331, … et suivantes, sont si belles et si connues qu’on ne sait plus laquelle on préfère. On pourrait oublier de les écouter, alors remettons les sur la platine. Je me souviens du récital Mozart de Paul Badura-Skoda, au Lille Piano Festival en 2006, il avait 79 ans ! sur son piano forte, la grâce, le dynamisme et la joie de jouer. Ses interprétations sont toujours vivantes. Et que dire de son accueil des mélomanes après le concert ? Chacun a eu droit à un moment unique avec lui. Merci PBS pour la musique et ce si joli souvenir. En revanche le concerto 22 du soir, n’a pas été aussi réussi. Trop de fatigue et de pression sans doute. Mais bon les « pattes à côté » comme disent les pianistes, s’oublient et le mouvement lent était d’une grâce toute mozartienne.
Le capitaine fait donner la sirène du départ, et pour calmer nos tympans, il nous offre les deux hymnes viennois connus du monde entier, le Thème de Harry Lime composé par Anton Karas pour le film Le 3e homme. L’original est à la cithare, on le préfère à toutes les autres sauces (instruments et orchestrations) avec lesquelles il est (des)-servi. Puis la valse du Beau Danube bleu de Johann Strauss fils, bien sûr par les Wiener Philarmoniker, incomparables ! C’est le départ. « Enfer ! dit la duchesse »**, le Danube éponyme est vert ! voilà un mythe qui s’effondre. Reste la musique.
Pendant que la ville s’éloigne doucement, écoutons les quatuors de Beethoven opus 59 Razumovski. Ne choisissons pas, écoutons les trois. Trop difficile à jouer lui disait Schupppanzigh ! Le maître lui aurait répondu « croyez-vous que je pense à vos misérables violons, quand l’Esprit me parle». Ah oui ! et dans quelle interprétation ? On ne manque pas de choix, les historiques Alban Berg, Vegh, Emerson, sagesse et rigueur classique, les Belcea, sérieux et travaillés, les Akilone (le 2) ou les Zaïde (le 3), jeunesse et virtuosité, je les adore. Emmenez-les tous pour vous amuser à comparer.
Voici Budapest ! Le bateau passe sous le célèbre Pont aux chaînes, qui relie les quartiers de Buda et de Pest. Sa longueur de 360 m. fut un exploit pour un pont suspendu au XIXe siècle. On croit connaître la musique hongroise. Ferenc Liszt et Johannes Brahms auraient tout dit et écrit avec leurs rhapsodies, danses et czardas. Nous les snoberons un tantinet, pour cette fois. Et si on se laissait surprendre par Zoltan Kodaly (prononcer Kodaille) ? Les danses de Marosszèk, les danses de Galanta, et rions à pleins poumons dans la suite Háry János op.15 (je n’ai pas réussi hélas à en trouver les textes). Le soldat qui se vante de ses exploits militaires et se moque de Napoléon n’est-il pas tel le fou des rois anciens ? ou est-il dans l’autodérision ? En tout cas il ne se prend pas au sérieux, ça ferait du bien de faire un peu comme lui. Eh vous avez entendu le cymbalum ? comme il est beau le son de cet instrument traditionnel hongrois.
Ah c’est vrai vous vouliez du baroque, et comme j’avais compris Bartok, alors je vous en ai préparé, voilà. Pour détromper certains préjugés sur sa musique, écoutez au piano les Danses roumaines, les Improvisations sur des chants paysans, la Suite en plein air, avec ses sons de la nuit, ou encore Burlesque. Ecoutez donc Bela Bartok interprété par le pianiste Claude Helffer, grand passeur du piano au XXe siècle Trop dur pour vos oreilles ? je ne vous crois pas ! n’exagérez pas quand même, les enfants adorent le piano de Bartok.
Et puis on ne peut pas se priver d’un quatuor, car Bartok est le passeur (aussi), emblématique démiurge (aussi) entre Ludwig van et les futurs quatuors du XXe siècle. Ecoutons le quatuor n°4 par les Zaïde (il y a beaucoup de bonnes versions, mais ce quatuor reste un souvenir impérissable deux fois entendu en concert par cette excellente formation).
Un quatuor en cinq mouvements une forme en arche et des subtilités, écoutez les sourdines du 2e mouvement, l’ambiance inquiétante du 3e, et les pizzicati effrénés du 4e qui annoncent les accords ébouriffants du 5e. Un quatuor de référence d’un compositeur de génie.
Allez je ne vous torturerai pas plus aujourd’hui. Pour récompenser votre patience, une Rhapsodie hongroise de Liszt ! écoutez celle donnée à l’Europa concert de Berlin 1994, dirigé par Maris Jansons quelle joie ! les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, qui sont pour beaucoup toujours en place, pètent la forme .
Bartok et Beethoven trop immenses pour se contenter de ces quelques œuvres. Oui il faudra y revenir.
Notre bateau franchit le Bosphore, quel trafic de navires dans ce corridor ! Impressionnant ! Au loin une musique de piano. Le Summertime, jazz improvisé et revisité par Fazil Say. Doit-on comme Ulysse s’attacher au mat ? Certes non ! je me laisse volontiers emporter par les belles compositions de Fazil. Blackearth, ou les Variations sur un thème Paganini. Et puis Nights composé pour Lucas et Arthur Jussen, deux jeunes et beaux hollandais, pianistes éblouissants. On pense à Nuit et brouillard d’Alain Resnais sur une musique de Hans Eisler. Une musique qui interroge. Comment, pourquoi toujours des événements dramatiques en ces lieux ? Smyrne (Izmir) et Troie (çannakale/Hissarlik). N’en déplaise à Giraudoux la guerre a bien eu lieu et elle continue, déjà les grecs et les troyens s’opposaient. Querelles séculaires et millénaires. Il faudra revenir sur ces rives anatoliennes.
Après avoir traversé la mer Égée et remonté l’Adriatique, voilà enfin la lagune espérée ! le ron-ron tranquille de notre vaporetto nous berce. Qui pourrait croire que nous venons de naviguer sur près de quatre mille kilomètres. Nous ne sommes pas fatigués. Pourtant Lucino Visconti déjà nous interpelle. La 5e symphonie de Gustav Mahler et son si fameux adagietto, formidablement mis en lumière par le cinéaste. Parmi les interprétations je suis particulièrement sensible à Eliahu Inbal qui m’a fait découvrir ce compositeur, mais il ne faudrait pas oublier Bernstein le passionné, Abbado le raffiné, Nagano le précis … et tant d’autres.
Pour notre première soirée musicale à terre, nous avons rendez-vous avec Antonio Vivaldi sur instruments baroques, oui bien sûr ! le concerto n°11 en ré mineur pour 2 violons, n°10 en si mineur pour 4 violons et violoncelle par Giovanni Antonini et son ensemble Il Giardino Armonico. Maintenant la flûte endiablée de Maurice Steger, et l’ensemble Il Pomo d’Oro avec Zefira Valova au premier violon. Magnifiques Pastorella, Notte, Il Gardinello ! La tête me tourne. Ces musiciens virtuoses sont-ils des démons ?
Les instruments modernes dans le répertoire baroque sont-ils condamnés ? Je ne le crois pas quand j’entends les interprétations de l’orchestre de chambre Bel-Air dirigé du violon par Renaud Capuçon, avec Veronika Eberle, Alina Ibragimova, Hanna Weinmeister et Catherine Latzarus au clavecin … Je me souviens avec nostalgie de mes premiers enregistrements, c’était Jean-Pierre Rampal et I Solisti Veneti. Quels changements ! On en reparlera sûrement.
Sommes-nous des démons, comme le laisse supposer Thomas Mann, nous qui aimons tant la musique ? L’atmosphère vénitienne rend-elle pessimiste ? Le public viennois des quatuors Razumovski disait que c’était : « Une mauvaise farce de toqué, une musique de cinglé ».
Démon devait-il l’être Luchino Visconti, pour son si bel éloge de la lenteur, pour ses images désormais éternelles, pour la musique de Mahler magnifiée, et le roman de Thomas Mann ainsi mis en lumière. Extraordinaires souvenirs. Pourvu que l’écrivain August von Platen-Hallermünde ait tort : « Celui qui a contemplé de ses yeux la beauté est déjà voué à la mort».
Après ce très long périple, afin de profiter au maximum de l’air musical et apaisant de Venise, et tenter de répondre à nos interrogations, nous y resterons toute la semaine, sans crainte d’y mourir … Escales ! de Jacques Ibert.
* au Xe siècle les Rus’ de Kiev à la sortie du Bosphore contournèrent la chaîne de Galata qui barrait l’accès à la Corne d’Or en poussant leurs bateaux sur des rondins avant de les remettre à flots, ce qui ne suffit pas à leur succès puisque les Byzantins les vainquirent grâce au feu grégeois. Les Ottomans reprirent la même ruse en 1453 et eux s’emparèrent de Constantinople déjà bien affaiblie.
** la première phrase du roman d’Agatha Christie Le crime du golf
Liste des œuvres Voyage 2
- Ludwig van Beethoven, Fantaisie pour piano, choeur et orchestre op.
- Ludwig van Beethoven, les 3 quatuors op. 59/1-2-3 Razumovski
- Wolfgang Amadeus Mozart, sonates n° K310, 330, 331
- Wolfgang Amadeus Mozart, concerto pour piano n°22
- Anton Karas, Harry Lime, thème du film Le 3e homme
- Johann Strauss fils, Le beau Danube bleu
- Zoltan Kodaly, Danses de Marossék, Danses de Galánta, suite Hary Janos
- Bela Bartok, Burlesque, Danses roumaines, Quatuor n°4
- Fazil Say, Black earth, Variations sur un thème de Paganini, Nights, Summertime
- Vivaldi, concertos pour violon (notamment pour 2 et 4 violons), Il Giardino Armonico Giovanni Antonini. Et aussi l’ensemble de chambre Bel-Air avec Renaud Capuçon, Alina Ibragimova, Veronika Eberle, Catherine Latzarus. Concertos pour flûte Maurice Steger et Il Pomo d’Oro.
- Gustav Mahler, 5e symphonie
- Jacques Ibert, Escales
Un Voyage musical - rappel des "formalités" du voyage
Je pourrais comparer ma musique à une lumière blanche dans laquelle sont contenues toutes les couleurs. Seul un prisme peut dissocier ces couleurs et les rendre visibles ; ce prisme pourrait être l’esprit de l’auditeur. Arvo Pärt.
Pour naviguer dans l’immensité des mers et rivières de la musique, laissez-moi vous proposer des promenades éclectiques et originales, en première classe musicale il va de soi.
Comme la mer varie, les goûts et les envies changent au gré des fantaisies et du moment. Toujours en mouvement, modifiant son allure et ses couleurs, la musique est vivante. Elle vous donnera je l’espère, envie d’aller l’entendre aussi en concert.
Une heure de musique par jour. Des listes qui me plaisent, mais pas des playlists. Une évasion vers le bonheur, quelques heures par semaine, à consommer de préférence entre les repas.
Partons ensemble à la pêche dans l’aquarium mémoriel musical, avec les compositeurs, artistes et œuvres que j’aime entendre, sans modération – la musique ne fait pas grossir – et avec humour bien sûr.
Vous pouvez trouver des enregistrements des œuvres signalées assez facilement sur internet, et bien entendu sur les sites officiels de streaming. Pour les anciens CD, c’est parfois plus délicat. Enfin j’espère votre indulgence pour les imprécisions, omissions et erreurs que vous pourriez trouver dans ces lignes.