Des drones et des hommes
Le rapprochement entre deux événements auxquels j’ai participé il y a peu me semble parlant sur les mutations actuelles de la guerre et les questions éthiques qu’elles soulèvent.
Le premier de ces événements, c’est Euronaval, salon dédié à la défense marine. S’y est confirmé le rôle de plus en plus important des drones dans les conflits de demain. Certes, leur emploi ne date pas d’hier. Des prototypes d’avions sans pilotes sont même apparus dès la Première Guerre mondiale. Depuis, sous forme aérienne, mais aussi terrestre et, récemment, maritime et sous-marine, les drones se sont imposés progressivement comme un must pour des missions dangereuses, quoique simples. Mais, outre la généralisation de leur emploi—y compris, hélas, sous des formes civiles par des terroristes—on assiste actuellement à une véritable révolution du fait des technologies autonomes et de l’intelligence artificielle, le drone étant doté, dans ce dernier cas, d’une capacité à apprendre tout seul.
Ainsi, de l’homme directement engagé dans les conflits, on est passé au pilote agissant depuis une base éloignée du terrain d’opérations, qui, demain peut-être, laissera la place à des robots capables de déclencher d’eux-mêmes les armes d’ aéronefs ultra-perfectionnés.
On serait alors loin de ce qu’était la guerre d’hier, objet de l’autre événement que je veux évoquer : l’inauguration d’une exposition au Musée de l’air et de l’espace dédiée à trois pilotes, français, allemand et anglais de la Première Guerre mondiale. Les trois hommes, Jean Chaput, Peter Falkenstein et Bernard C. Rice, s’y livrent au travers de leur correspondance souvent émouvante. S’y dessine, en ces débuts de l’aviation, le code d’honneur d’une véritable chevalerie de l’air, où risquer sa vie et donner la mort sont les deux faces inséparables d’un même destin : « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » pour citer Le Cid de Corneille. Dans cet ensemble de textes, la guerre opère un peu comme un miroir grossissant de notre condition mortelle.
Loin de moi l’idée d’opposer, sur le plan des valeurs qui doivent les animer, pilote de chasse et pilote de drone. Des études psychologiques montrent par ailleurs combien il ne va pas de soi de donner la mort, même à distance. La longue portée des missiles, à l’image de l’AASM de Safran qui peut toucher ses cibles à des dizaines de kilomètres, relativise encore cette tentation de distinguer trop nettement les deux types de soldat quant à leur engagement personnel. Loin de moi également la nostalgie de l’héroïsme, supplément d’âme de conflits qui ne doivent être que des pis-aller, inspirés par la nécessité de neutraliser un ennemi incapable d’entendre raison autrement. Cependant, comme le soulignent nombre de militaires, de chercheurs ou d’industriels, la question éthique se pose avec une acuité particulière quand il s’agit de l’usage de drones totalement automatisés, évacuant par conséquent l’homme de la chaîne létale.
Qui devra être tenu pour responsable en cas de choix contestable, voire condamnable ? Le constructeur de la machine ? Les équipes en charge du réglage des paramètres initiaux ? Ou bien l’Etat, déléguant à des robots son monopole de la violence légitime ?
A ce propos, Paul Scharre livre un épisode significatif de sa vie de soldat au début de son ouvrage Army of None : Autonomous Weapons and the Future of War. Une petite bergère renseignait les talibans sur la présence, au sommet d’une crête, des forces spéciales dont l’auteur faisait partie, en un point où son unité voulait tendre un guet-apens à l’ennemi. Qu’aurait fait un drone en pareil cas ? Ces questions interrogent la société toute entière, car c’est en notre nom à tous que les conflits sont menés.
L’usage de drones dotés d’intelligence artificielle pose aussi, tout comme la généralisation des conflits menés à distance, une autre question d’ordre éthique : celle du risque d’entrer plus facilement en conflit quand la vie de nos soldats n’est pas en jeu, de peser moins soigneusement le pour et le contre avant de déployer nos forces. Le poids de l’opinion se fait ressentir plus lourdement quand ce sont les enfants de la Nation qui se proposent au sacrifice pour une cause en laquelle ils croient.
Destiné à faire l’économie de vies humaines, l’emploi sans recul des drones automatisés risquerait ainsi d’avoir paradoxalement pour effet un emploi moins pondéré des armes.
Cette tendance pourrait même être renforcée par le développement de drones low cost dans le cadre de ce que la DARPA, un centre de recherche américain très puissant, à l’origine d’internet notamment, appelle la Mosaic Warfare : au lieu d’engins de grande taille et très sophistiqués, cette doctrine privilégierait des essaims de petits appareils facilement remplaçables et à durée de vie limitée.
Ni coûteuse en vie humaine, ni coûteuse financièrement, la guerre ainsi envisagée ne serait plus le « dernier argument des Rois » (ultima ratio regum), mais risquerait de devenir ordinaire. Si nous voulons qu’elle demeure une issue seulement ultime, quand toutes les autres possibilités ont été épuisées, nous devons impérativement maintenir l’homme au cœur de la décision. Selon moi, qu’ils continuent d’être guidés par lui ou entièrement automatisés, les drones ne peuvent se passer, sur le terrain et à distance, de l’engagement conscient des soldats et de leur commandement, agissant au nom de nous tous. Quoiqu’essentiels pour diminuer l’exposition des membres de nos forces armées, les drones ne sauraient prendre entièrement leur place, au risque d’une banalisation de la guerre, d’un accroissement des destructions et des pertes et, j’ose l’écrire, de la mise en péril du caractère, lui aussi sacré, de la vie de l’ennemi.
Ainsi, seule la présence de l’homme, de sa liberté, de sa responsabilité, de sa conscience, saura garantir à long terme la pérennité du précepte de Tite-Live : « la guerre n’est juste que pour ceux à qui on ne laisse pas d’autre choix. »
Chef J9 (CIMIC) chez OTAN
6 ansJe pense que tant qu'il est possible d'épargner la vie de nos pilotes et de nos soldats, les considérations éthiques devraient s'effacer. Je ne suis pas sûr que les dommages collatéraux seraient plus importants en tirant à partit d'un écran que d'un cockpit.
Partner Axiantis.com- Pdt Eurotradia Int’l jusqu’en sept 2020.
6 ansExcellente analyse Stéphane.👏👏👏