Digitalisation, robotisation, plateformisation: à l’aube d’un nouveau modèle social et managérial pour les entreprises

Dans un contexte de technologisation de plus en plus forte de nos entreprises, l’évolution des emplois est au cœur des préoccupations des influences économiques et politiques. Nicolas Arnal-Bertrand et Laurent Grandguillaume se sont interrogés sur les impacts réels de cette transformation de fond de nos sociétés et sur les défis de taille qu’elles devraient relever en matière d’Emploi, de pratiques RH et managériales, et plus globalement sur le rôle que tiendront les entreprises et les partenaires sociaux dans cette nouvelle donne économique et sociale


Le décalage entre la recherche d’agilité de l’entreprise et une force de production figée dans un modèle de compétences annonce des défis sociaux structurants  

  • L’organisation et les modes de travail continuent à évoluer au sein de l’entreprise de manière accélérée ces 5 dernières années, gagnant ainsi  en agilité et par conséquent en capacité d’adaptation à un nouvel environnement économique. Cela se traduit notamment par :
  1. L’introduction de la distance physique dans les rapports entre les collaborateurs mais aussi dans la relation avec leur management direct (ex : télétravail), phénomène qui s’est accentué ces 5 dernières années avec le développement de plateformes ouvertes à l’usage du travail à distance dans les grandes villes françaises mais aussi avec la digitalisation des processus et des activités favorisant une meilleure interactivité entre les acteurs. Nous assistons donc à la fin de l’unité spatiale (ex : investissement des grands groupes dans le coworking) et de l’unité temporelle (différenciation des relations contractuelles pour répondre à l’agilité)
  2. L’immersion du collaborateur dans un environnement technologisé (ex : via la mise à disposition des outils mobiles, des applications digitales, des multiples solutions informatiques spécifiques pour chacun des métiers de l’entreprise) qui pourra vivre une Expérience à part entière tel un client consommant les services de l’entreprise. Telle est la marque Employeur de toute entreprise qui a compris la nouvelle dichotomie générationnelle de sa structure sociale et donc qui veut apporter une réponse aux nouvelles générations de collaborateurs qui ont positionné la technologie au cœur de leur façon de vivre
  3. La plateformisation de la force de production de l’entreprise (utilisation d’un réseau d’indépendants externes selon les besoins de l’entreprise -  ex : portage salarial, coopératives d’activité, grappes d’indépendants…) et la mise en situation d’indépendance du collaborateur salarié (qui, de par sa posture entrepreneuriale, devient le seul garant des résultats à produire pour lui-même et son employeur). Le professionnel devient un acteur « indépendant » totalement équipé de technologies au service de l’entreprise et est encouragé à développer une capacité forte d’adaptation sur des expertises, métiers différents selon les besoins de la société. En ce sens, le monde RH évoque de plus en plus la nécessité de développer une compétence dite « universelle » – la learnability, la capacité à apprendre
  4. La technologisation d’une chaine de valeur, d’une activité, d’un processus au sein de l’entreprise (ex : robotisation d’une chaine de production, usine 4.0…)
  •  Aussi, il existe un constat qui s’impose en soi : l’entreprise ne se développe pas sur des bases humanistes (orientées vers le développement du collaborateur) mais mécanistes. C’est-à-dire que le collaborateur est un rouage au sein de l’entreprise, un maillon spécialisé sur une chaine de production, une chaine de valeur.
  • Ce constat pourrait s’expliquer de plusieurs façons :
  1.  La nécessité de spécialiser la force de production pour intégrer la complexité des produits et de l’environnement économique de l’entreprise
  2. Le progrès et l’apprentissage de l’Homme répond naturellement à un processus répétitif d’une action lui permettant de constituer une expérience et donc d’être plus efficace et plus qualitatif dans sa production. Le collaborateur est donc plus performant s’il est spécialisé, quel que soit la nature de sa compétence (technique, comportementale et/ou managériale)
  3. Par sa nature, son « ADN », son éducation et sa formation, l’Homme est structuré pour se développer dans ce pour quoi il est fait. Sa prédisposition pour un savoir-faire sera toujours supérieure à sa curiosité
  • Par conséquent, nous nous trouvons là devant un paradoxe de situation qui se caractérise par :
  1. La recherche d’agilité par la technologisation de l’organisation de l’entreprise, la plateformisation ou la mise en situation d’indépendance de sa force production et la recherche de maitrise d’une compétence universelle – savoir apprendre
  2. Une force de production très spécialisée sur une chaine de valeur, sur une expertise/un métier et par conséquent figée sur un modèle de compétences techniques, comportementales et managériales
  • Ce décalage entre l’objectif d’entreprise et la nature même de la force de production impose d’incroyables défis sociaux et managériaux à relever pour maitriser complètement l’évolution du modèle de fonctionnement de l’entreprise de demain


Le défi de l’Emploi : la technologie, la créativité et l’expertise sectorielle sont les piliers fondateurs du modèle de compétences de demain  

  • La diversité des points de vue quant aux impacts de la technologisation des Métiers et des organisations sur le niveau de maintien de nos emplois actuels montre qu’il est très difficile d’affirmer scientifiquement s’ils vont se maintenir, disparaitre, se transformer ou donner lieu à des emplois nouveaux. Cela s’explique notamment par :
  1. La diversité des situations selon la nature des emplois occupés et de la spécificité des contextes d’entreprise ou sociodémographiques (vieillissement de la population active.…)
  2. L’extrême rapidité de l’évolution des technologies d’entreprise qui raccourcit considérablement le cycle de vie des compétences et par conséquent rend l’analyse d’impacts sur nos emplois difficile, notamment en matière de projection sur les compétences à maitriser dans le futur
  •  En revanche, l’automatisation, la robotisation des activités ne font qu’affirmer l’évidence constatée déjà depuis de début du 19ème siècle[1] : les tâches répétitives, récurrentes sont vouées à disparaitre partiellement ou en totalité car remplacées par une technologie et la typologie des emplois continuera à évoluer considérablement
  1. D’ailleurs, dans le cadre d’une enquête menée en 2016 auprès de 800 dirigeants de grands Groupes, par un acteur mondial du recrutement de la population Exécutive, 67% des sondés estiment que la Technologie créera plus de valeur que les employés et 44% affirment que les employés seront obsolètes à cause de la robotique, de l’automatisation ou de l’intelligence Artificielle
  2. Selon le rapport de janvier 2017 du Conseil d’Orientation pour l’Emploi, environ 10% des emplois existants présentent un ensemble de vulnérabilités susceptibles de menacer leur existence dans un contexte d’automatisation et de numérisation et la moitié des emplois existants est susceptible d’évoluer de façon significative voire très importante dans leur contenu.
  • Pour essayer d’imaginer les emplois de demain, il faut donc se poser les questions suivantes :
  1. Qui imagine la technologie et la met en œuvre ?
  2. Qui imagine le sens donné à la technologie définie ?
  3. Qui imagine la stratégie et le modèle de création de valeur économique auquel la technologie définie doit répondre ?
  4. Quand est-il des emplois peu qualifiés très souvent constitués de tâches répétitives et récurrentes ?
  • Les emplois de demain seront plutôt des emplois qualifiés voire très qualifiés et pourraient être structurés en 3 catégories en lien avec des compétences universelles par emploi:
  1. L’emploi de Direction : un sachant sectoriel, un assembleur de savoirs, un visionnaire pour définir la stratégie (en ce sens, nous parlons de leadership et non de management)
  2. L’emploi de l’Analyse : un analyste, un interprète d’information, un décisionnaire ou un ajusteur de décision, le garant d’un modèle de création de valeur économique de l’entreprise, un lien entre les emplois de Direction et de l’Opération
  3. L’emploi de l’Opération : un imaginatif, un concepteur, un anticipateur, un technologue qui porte le modèle de création de valeur économique de l’entreprise
  • Dans ce contexte, il est structurant de faire des choix de société en termes de politique de formation mais aussi plus globalement de relations aux autres (comment voulons-nous vivre ensemble ? Quelle société humaine pour demain ?) :
  1.  Le monde de l’Education doit définir une politique de formation qui inscrit durablement la technologie dans l’ADN des générations à venir. Plus qu’une culture de la technologie, c’est son niveau de maitrise qui fera la différence. Le bien-être individuel et collectif, l’équilibre et le respect dans le rapport aux autres dépendront de la capacité de chacun à maitriser la technologie et l’information
  2. Les emplois peu qualifiés sont sans nul doute voués à disparaitre. N’ayons pas peur de faire des choix de vie en société : laissons la maitrise des métiers du service aux Hommes qui ont (encore) des qualités comportementales supérieures aux machines…l’empathie, le désir et la volonté, le plaisir et la satisfaction de l’accomplissement et du développement de soi
  •  L’entreprise a aujourd’hui une forte responsabilité sociale : développer le culte de la technologie dans ses pratiques et son organisation pour assurer la transition douce vers les emplois de demain :
  1. Professionnaliser les collaborateurs dans les technologies Métiers : l’entreprise ne peut plus se permettre d’investir à minima dans sa politique de formation. La dépense de formation n’est plus un coût, elle est un investissement et doit être en masse, pour repenser le dispositif de formation de l’entreprise (ex : SPOC, MOOC, reverse mentoring …)
  2. Imaginer et mettre en œuvre au plus vite la transition des emplois peu qualifiés vers les emplois de service
  3. Aller au-delà des activités de gestion prévisionnelle des emplois et compétences : le développement de la technologie dans la culture et les pratiques impose progressivement une certaine forme d’homogénéisation, d’universalité des compétences (ex : un sachant des modèles technologiques - mode SAAS, cloud, in-house…- sera autant confortable sur un SI Finance qu’un SI RH). Aujourd’hui l’entreprise doit développer une gestion prévisionnelle du capital Technologie (GPCT) afin d’imaginer, de penser, d’anticiper, d’adapter, de maîtriser et de rendre plus performant son parc technologique et donc le modèle de création de valeur économique de l’entreprise


Le défi managérial et social : le dialogue social pour créer du lien entre les individus et favoriser l’engagement…et faire face au développement des risques psychosociaux

  • Les attentes de l’entreprise vis-à-vis du collaborateur changent (nous avons parlé de plateformisation et de mise en situation d’indépendance). Il est attendu qu’il ait une posture d’Indépendant et entrepreneuriale pour assurer la maitrise de poste, son développement et l’atteinte de ses objectifs de performance. Il s’agit d’une auto responsabilisation, d’une individualisation forte dans le rapport à l’activité de l’entreprise et dans la gestion des contraintes et difficultés auxquelles le collaborateur fait face.
  • Nous assistons donc au développement d’organisation « désorganisée » de par la multiplication des électrons autoresponsables et indépendants et par la mise à disposition d’un parc de technologies et d’outils favorisant cette souplesse de structure de l’entreprise.
  • Mais cela s’accompagne à l’inverse par une certaine déresponsabilisation du Management dans les moyens dits managériaux mis à disposition aux collaborateurs. Nous parlons bien ici d’un défaut dans l’accompagnement du collaborateur, dans le challenge des positions prises et des convictions, dans le suivi des actions opérationnelles, des risques encourus et des problèmes rencontrés, dans le développement du collaborateur. Nous évoquons donc bien une réelle carence dans l’acte même de management (en ce sens, parlons volontairement de management et non de leadership).
  •  Nous assistons donc à la dissolution du lien social, à une désagrégation du collectif – étant pourtant l’ADN de la condition humaine et de la vie en groupe - entre les collaborateurs, avec le management et l’entreprise. Les débats actuels évoquent la perte du collectif, du sens de nos activités, de la notion même d’entreprise comme une organisation « organisée et structurée »
  •  L’aboutissement d’une telle situation ne peut être que le développement d’un environnement propice aux risques psychosociaux (RPS) que l’entreprise et son corps managérial maitrisent, il faut l’avouer, que très peu voire pas du tout aujourd’hui.
  •  Le modèle social et managérial de demain doit réaffirmer les fondamentaux du management basés sur la juste compréhension de la nature humaine, sur une forme de réintermédiation, et sur une bonne dose d’empathie :
  1. Distinguer dans l’approche managériale la posture d’entrepreneur de celle du collaborateur. En effet, malgré toute la proactivité et la responsabilité attendues d’un collaborateur, celui-ci doit voir son action quotidienne s’inscrire dans une stratégie et dans une organisation qui sont définies et portées par le Management, seul juge in fine de sa performance et de son devenir, à l’inverse de l’entrepreneur qui ne souhaite pas s’inscrire dans un cadre managérial sur lequel il n’a pas d’emprise
  2. Répondre à la quête de sens et de reconnaissance, en partageant la stratégie mais surtout en l’inscrivant dans une co-production et une véritable conduite du changement
  3. Répondre à l’enjeu d’acculturation entre la culture de l’autonomie et de l’indépendance et la culture de l’entreprise
  4. Remettre le dialogue social au cœur des préoccupations des Directions et des actionnaires d’entreprise. Il est le socle de l’engagement du collaborateur dans la durée car acteur et garant des valeurs de l’entreprise, du management. Il est le ciment dans l’adhésion du collaborateur aux valeurs et actes de l’entreprise. Nous ne parlons pas des méthodes de mobilisation souvent markétées (ex : le Design Thinking, la conduite de changement traditionnelle, la Data visualisation ou le coaching opérationnel d’équipe ou individuel) qui peuvent avoir un réel impact dans un projet, nous parlons ici d’un facteur de performance durable et global de l’entreprise
  •  Dans ce contexte, nous devons nous poser la question du rôle de l’entreprise, de sa Fonction RH et des partenaires sociaux : l’entreprise a-t-elle un rôle, une responsabilité sociale ? Son Management est-il capable, a-t-il la volonté de manager ou simplement de développer le Business ? Les partenaires sociaux peuvent-ils dépasser la revendication, voire la confrontation, pour s’inscrire dans la co-construction voire la responsabilisation opérationnelle ?
  • La Fonction RH doit assumer et achever sa transformation organisationnelle et culturelle pour relever les défis de l’Emploi, managérial et social : elle devient une Fonction de relations humaines et de TransformationElle doit être l’animateur de partenaires Experts RH (ex : la gestion de la Paie et des prestations sociales, la détection et le développement des Talents, le recrutement, la maitrise du RPS…)
  1. Elle doit être l’animateur de partenaires Experts RH (ex : la gestion de la Paie et des prestations sociales, la détection et le développement des Talents, le recrutement, la maitrise du RPS…)
  2. Elle doit être l’animateur de partenaires technologiques auprès de qui les services RH sont délégués voire externalisés pour être pilotés (ex : le recrutement, la performance individuelle, l’exploitation de Data RH pour embrasser la gestion prédictive)
  3. Elle doit être le garant du dialogue social pour renforcer l’acte même du management, préserver l’engagement et maintenir le sentiment d’appartenance du collaborateur dans un environnement souple et agile. Elle doit animer les partenaires sociaux.
  • Le Management doit assumer sa nature orientée Business, la vocation managériale et sociale qu’elle veut se donner et prendre les décisions en conséquence : le Leadership, ce n’est pas du Management 
  1. Ces deux composantes sont primordiales, complémentaires et interdépendantes car elles servent le même dessein : la création de valeur économique de l’entreprise
  2. Mais, l’humilité et le désir de chacun d’entre nous doit aboutir sur une prise de conscience : je ne sais pas tout faire, je ne veux pas tout faire
  3. La question de la posture et du rôle des partenaires sociaux doit être posée : peuvent-ils en partie être le relai du Management et de la Fonction RH dans l’acte même du management ou dans la préservation de l’engagement des collaborateurs
  • Les partenaires sociaux doivent être acceptés et intégrés pour redonner du sens à la nature même de partenaire
  1. Les partenaires sociaux ne doivent plus être considérés comme des contradicteurs des intérêts spécifiques mais comme des créateurs de valeur managériale pour le collaborateur et le Management au profit de l’entreprise. Dans cette perspective, il faut que la conviction humaine, sociale et managériale prenne le pas sur la revendication, sur la logique de confrontation
  2. L’entreprise dispose d’un atout incroyable : elle a à sa disposition un relai d’acteurs IRP intégrés à l’organisation car collaborateurs de l’entreprise, en forte proximité avec la force de production…et animé déjà par des instances spécifiques (CE, CSCHT, DP, DUP, relations informelles avec la Fonction RH…)
  3. Posons donc le débat : les partenaires sociaux pourraient jouer un rôle responsabilisant et actif dans certaines actions de management en travaillant sur des problématiques de RPS, de développement des collaborateurs (formation sur l’expertise, coaching…), de mobilisation au service du Management
  4. Ce nouveau rôle est possible si nous engageons une transformation culturelle : des partenaires sociaux qui sont formés aux enjeux d’entreprise et un Management qui accepte la contradiction et la délégation d’actes managériaux pour laisser ainsi la place à la création d’une chaine de valeur sociale, catalyseur de la chaîne de valeur économique de l’entreprise : de la décision Business de la Direction (Leadership) au soutien managérial des partenaires sociaux (Management)
  • L’entreprise doit savoir déléguer, en partie, certains actes managériaux aux acteurs disposés à les assumer : la Fonction RH et les partenaires sociaux  

 

Le nouveau modèle social et managérial : la recherche de l’agilité et la création de valeur économique pour le Management qui doit se concentrer sur son cœur de Métier, en s’appuyant sur une chaine de valeur sociale animée par la Fonction RH et les partenaires sociaux.

 

 

[1] 19ème siècle : les machines soulagent les Hommes d’un travail manuel pénible (ex : machine à tisser…)

20ème siècle : les machines reprennent les activités autonomes et sans intérêt (ex : bornes interactives des compagnies aériennes, transactions de services et de tâches administratives…)

21ème siècle : les machines prennent des décisions (ex : Intelligence Artificielle…)






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