Dons et fiscalité : l'ambivalence des réductions d'impôt
France générosités a tiré la sonnette d’alarme dès le mois de juin. En 2017, les assujettis à l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune) avaient déclaré près de 273 millions d’euros de dons au titre de la réduction d’impôt instaurée en 2007 par la loi TEPA. Pour 2018, les premières estimations sont catastrophiques : au moins 50% de baisse sur ces dons, soit 130 à 150 millions d’euros en moins pour l’ensemble des organismes éligibles – principalement des fondations reconnues d’utilité publique. Que s’est-il passé ? Pourquoi un tel effondrement, après plusieurs années de forte croissance (+15% par an depuis 2013) ?
Les professionnels de la collecte sont unanimes : la raison est fiscale. En 2017, le gouvernement français a remplacé l’ISF par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI). Si l’IFI garde les seuils et taux d’imposition de l’ISF, il ne taxe plus que les biens immobiliers. Exit donc les actifs financiers, ce qui réduit considérablement le nombre d’assujettis : ils étaient 350 000 à payer l’ISF en 2017, ils ne sont plus que 120 000 à payer l’IFI en 2018. La réduction d’IFI pour les dons existe toujours (75% des montants donnés, dans une limite de 50 000 € de réduction), mais en gardant la même proportion d’assujettis-donateurs (environ 15%), on passerait mécaniquement de 52 000 à 18 000 foyers…
Si les gagnants de cette réforme sont les contribuables qui échappent désormais à l’IFI, les perdants risquent d’être les organismes devenus dépendants des « dons ISF » pour remplir leur mission. C’est le cas de fondations établies comme l’Institut Pasteur et la Fondation de France, mais aussi de nouveaux entrants sur ce « marché » créé de fait par la loi TEPA. En effet, depuis l’instauration de la réduction fiscale de 75%, de nombreuses associations comme le Secours Catholique ou Médecins sans Frontières ont créé une fondation « sœur » afin d’offrir cet avantage fiscal supplémentaire à leurs donateurs fortunés. Le « don ISF » a constitué un relais de croissance majeur dans un secteur philanthropique devenu très concurrentiel.
Rappelons que les « dons ISF » ne représentent que 9% des 2,8 milliards de dons déclarés par les particuliers en France et que les trois-quarts des « donateurs ISF » déclarent par ailleurs des dons au titre de leur impôt sur le revenu. La réduction offerte est de 66% du montant des dons effectués l’année passée, dans la limite de 20% du revenu imposable. L’administration fiscale fera certainement remarquer à France générosités que les donateurs français sont déjà bien lotis et que les « donateurs ISF » exonérés de l’IFI vont pouvoir reporter leurs dons en fin d’année pour bénéficier de la réduction d’IR. Rien n’est moins sûr d’après les professionnels qui redoutent aussi les conséquences néfastes de la récente hausse de la CSG sur les retraites et du passage au prélèvement à la source en 2019…
Atouts et limites des incitations fiscales aux dons
Développer la générosité par des baisses d’impôts est-il efficace ? C’est l’idée sur laquelle reposent les nombreuses politiques d’incitations fiscales aux dons, qu’il s’agisse de réductions de l’impôt dû (comme en France) ou de déductions de l’assiette imposable (aux Etats-Unis). Ces mesures s’inspirent de travaux de recherche en économie dont l’hypothèse centrale est la suivante : si le « coût du don » pour un donateur diminue grâce à une baisse d’impôt, alors il va être encouragé à donner plus et plus souvent. Plusieurs études statistiques, utilisant principalement des données américaines, ont confirmé cet effet incitatif, même s’il reste modéré et concerne surtout les donateurs les plus fortunés et généreux. Conclusion : les incitations fiscales fonctionnent, n’est-ce pas ?
Nombre d’organismes qui vivent de la générosité ont joué à fond la carte de l’avantage fiscal. Quasiment tous les formulaires de don contiennent une calculette indiquant combien votre don vous coûte réellement, après réduction d’impôt. Un organisme de recherche bien connu avait lancé jadis une campagne marketing sur le thème « donnez à un chercheur plutôt qu’à votre percepteur ! » Encouragés par leurs conseillers en fiscalité, certains donateurs fortunés ont alors considéré le don comme un moyen efficace et agréable d’alléger leur facture fiscale dans un contexte de taux d’imposition élevés et parfois jugés iniques (comme l’ISF en France).
Nous voyons aujourd’hui les limites de ce type d’arguments. Certes, les « dons ISF » ont connu une croissance remarquable depuis 10 ans et ont permis à de nombreux organismes de recruter de nouveaux donateurs. Mais ont-ils été fidélisés durablement ? On peut en douter. Est-il possible, au contraire, que les incitations fiscales aient fabriqué des donateurs « opportunistes », engagés à court terme tant que la réduction d’impôt existe mais qui disparaissent avec l’impôt qu’ils cherchaient précisément à éviter ? Certains professionnels de la collecte le redoutent… La recherche en psychologie sociale nous permet de mieux comprendre ce phénomène.
Quand les récompenses monétaires nuisent à la motivation
Dans les années 1970, le psychologue américain Edward Deci a commencé à douter de la croyance dominante à l’époque, selon laquelle offrir une récompense était le meilleur moyen d'inciter un individu à réaliser une tâche. Grâce à une expérience publiée en 1971, Deci a montré que promettre de rémunérer des étudiants pour résoudre un puzzle avait un impact négatif sur leur motivation à poursuivre l’activité sur la durée, alors que le groupe d’étudiants à qui aucune rémunération n’avait été promise continuait à résoudre le puzzle, visiblement motivé par l’activité en elle-même. Cette étude créa une intense polémique dans la recherche en psychologie. Avec son collègue Richard Ryan, Edward Deci développera ensuite la théorie de l’auto-détermination (self-determination theory) qui connaîtra une influence considérable à partir des années 1980 et 1990.
L’un des apports majeurs de cette théorie est de distinguer plusieurs qualités de motivation au lieu de simplement raisonner en quantités (être plus ou moins motivé). Deci et Ryan ont notamment opposé la motivation intrinsèque (l’activité en soi est une source de satisfaction) et la motivation extrinsèque (l’activité est effectuée en vue d’obtenir un résultat extérieur à l’activité). Or, dans des centaines d’expériences réalisées depuis 1971, il a été démontré qu’offrir une récompense tangible (en particulier de l’argent) à un individu pour réaliser une activité qui l’intéresse avait tendance à saper sa motivation intrinsèque. De même, d’ailleurs, que le menacer d’une sanction en cas d’échec.
Pourquoi ? Parce que l’introduction d’une récompense vient corrompre la valeur qu’a l’activité à ses yeux et l’individu ne se sent plus autonome dans son activité mais « contrôlé » par la récompense qui y est attachée. Certes, à court terme, une incitation monétaire peut stimuler l’activité mais l’effet se dégrade rapidement avec le temps : manque d’énergie, moindre effort, puis abandon de l’activité. A l’inverse, expérimenter une forme intrinsèque de motivation est source de persistance dans l’activité, de performance et de bien-être à long-terme. Les implications de ces découvertes ont été nombreuses, que ce soit dans l’éducation, le sport de haut niveau ou la gestion des entreprises…
Comment favoriser une « culture du don »?
En quoi la théorie de l’auto-détermination nous renseigne-t-elle sur les craintes actuelles autour des réformes fiscales en France ? Voici mon hypothèse : les réductions d’impôt constituent des récompenses tangibles promises aux donateurs en échange de leur don. Elles risquent donc de saper leurs motivations intrinsèques à donner (ex : l’altruisme, l’impact sur les bénéficiaires, le simple plaisir de donner) en les remplaçant par une forme de motivation extrinsèque (optimiser ses impôts, échapper aux griffes du fisc). Si elles peuvent doper les dons à court terme, elles ne permettent pas à elles seules le développement d’un engagement à long terme des donateurs – ce qui se vérifie tragiquement lorsque les incitations fiscales baissent ou disparaissent !
Se focaliser sur l’argument fiscal peut donc être contre-productif. Les donateurs peuvent avoir l’impression que leur geste est dévalorisé, qu’ils ne donnent pas librement en faveur d’une cause mais pour éviter la contrainte fiscale. Cela suggère que les donateurs sont principalement motivés par l’économie d’impôt réalisée, ce qui est réducteur (il existe en réalité une constellation de motivations) et nourrit des discours du soupçon assimilant le don à une « niche fiscale » et remettant en cause le cadre juridique et fiscal actuel.
Comment sortir de ce piège ? Quelles sont les alternatives pour favoriser cette culture du don que tous appellent de leurs vœux ? D’après Edward Deci et Richard Ryan, il existe trois besoins psychologiques de base qui, s’ils sont tous satisfaits, stimulent la motivation intrinsèque et le bien-être chez l’individu : la compétence (se sentir capable de réaliser une action et d’avoir une efficacité sur son environnement), l’autonomie (se sentir à l’origine de ses actions) et l’appartenance (se sentir connecté à d’autres personnes). Les organismes qui vivent de la générosité des Français peuvent agir concrètement pour combler ces trois besoins chez leurs donateurs :
- Encourager le don, donner du feedback positif et démontrer l’impact de son action permet de valoriser la compétence du donateur.
- Valoriser la liberté et la responsabilité du donateur de soutenir une cause importante (sans le culpabiliser…) permet de valoriser son autonomie.
- Créer une vraie communauté relationnelle avec les bénéficiaires, les équipes de terrain et les autres donateurs permet de valoriser son sentiment d'appartenance.
Les arguments centrés sur les avantages fiscaux pour le donateur (ex : « après réduction, votre don de 100€ ne vous coûte en réalité que 34€ ! ») devraient être contrebalancés par un discours pertinent sur la cause, les valeurs défendues et l’impact sur les bénéficiaires. Il peut être judicieux d’offrir des récompenses non-monétaires et non indexées sur le montant donné : par exemple, un petit cadeau symbolique et personnalisé, à condition qu’il ne soit pas perçu comme un gadget dispendieux… Les mécanismes d’abondement, où une tierce personne vient égaler ou doubler le don effectué, semblent aussi efficaces pour motiver les donateurs.
Au niveau politique, faut-il repenser les mesures d’incitations fiscales actuelles ? Dans un monde idéal, celles-ci seraient inutiles car chacun donnerait librement et abondamment pour le bien commun… Mais dans le monde réel, attention à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain! Les donateurs ont besoin de règles du jeu simples, lisibles et relativement stables pour planifier leurs dons. On ne crée pas une culture du don avec des réductions d'impôt. Ce serait trop leur demander. Elles ont le mérite d’attirer de nouveaux donateurs, mais seules les associations et fondations peuvent les convertir en donateurs fidèles, par leurs discours et leurs actes.
La théorie de l’autodétermination de Deci et Ryan ouvre une réflexion plus large sur la fiscalité et le financement de l’intérêt général. Pour développer la compétence, l’autonomie et le sentiment d’appartenance des contribuables, et donc leur sens civique, pourquoi ne pas introduire une part de volontariat dans le paiement et le fléchage des impôts, comme le suggère le philosophe Peter Sloterdijk ?
Arthur Gautier
Pour aller plus loin :
Bénabou, R., & Tirole, J. 2006. Incentives and Prosocial Behavior. American Economic Review, 96(5): 1652–1678.
Clotfelter, C. T. 1985. Federal tax policy and charitable giving. Chicago: University of Chicago Press.
Deci, E. L., Koestner, R., & Ryan, R. M. 1999. A meta-analytic review of experiments examining the effects of extrinsic rewards on intrinsic motivation. Psychological Bulletin, 125(6): 627–668.
Fack, G., & Landais, C. 2010. Are Tax Incentives for Charitable Giving Efficient? Evidence from France. American Economic Journal: Economic Policy, 2(2): 117–141.
Ryan, R. M., & Deci, E. L. 2000. Self-determination theory and the facilitation of intrinsic motivation, social development, and well-being. American Psychologist, 55(1): 68–78.
Sloterdijk, P. 2012. Repenser l’impôt. Paris: Buchet Chastel.
Président de l'Ecole de la générosité
6 ansArticle tout à fait juste qui pose les vraies questions au moment où le don est très chahuté
President at Force For Good
6 ansBonjour Arthur, bravo pour cet article et cette contribution à une problématique toujours plus aiguës et actuelles.
Directeur Général de la Communauté « Les entreprises s'engagent » · Auteur · Choiseul 100.
6 ansPassionnante réflexion Arthur, essentielle même pour toute celles et ceux qui travaillent dans le secteur de la philanthropie, du fundraising et du mécénat.
Pacte mondial des Nations unies en France | Développement durable et engagement des parties prenantes | #RSE #ODD
6 ansMerci de rappeler que les « dons ISF » ne représentent que 9% des 2,8 milliards de dons déclarés par les particuliers en France et que « se focaliser sur l’argument fiscal peut donc être contre-productif » ! La force de l’engagement (autant de celui qui donne, que de celui qui collecte), ne saurait être réduite à un simple mécanisme fiscale.
Chargée de programme sobriété énergétique / Programme Watt Watchers
6 ansC'est un peu réducteur. La plupart des donateurs ISF ont un souci de générosité, d'altruisme, de partage. L'argument fiscal, que certes nous développons, sert surtout à leur expliquer qu'ils peuvent augmenter le montant du don en proportion de l'économie d'impôts. Par ailleurs, les ONG développent les mécanismes de valorisation, de récompense, de compétence. Cela permet la fidélisation du nombre de donateurs... mais pas celle du montant donné !! Car cela ne remplace pas, en montant, l'argent qu'objectivement on économisait en ne payant pas l'impôt via l'exonération fiscale. De plus, les calculs de cette année (à voir à long terme) montrent que la baisse d'impôts générée par le remplacement de l'ISF par l'IFI ne s'est pas reportée sur de la générosité, mais surtout sur de l'épargne ou de la consommation...Si cette épargne est partie en investissements dans des entreprises de type social, des PME.... etc, on pourrait penser que c'est un moindre mal, mais ça ne semble pas être le cas.