Du faisan et du management
photo by Paul Williams, tumblr.com

Du faisan et du management

« À côté des plumes du faisan argus, le produit le plus stupide de la sélection uniquement intra-espèce est, en Occident, le rythme de travail de l’homme civilisé. »

C'est Konrad Lorenz qui le dit en citant Oskar Heinroth. Médecin, biologiste, zoologue et éthologue, K. Lorenz fut lauréat du prix de physiologie ou médecine en 1973. Spécialiste du comportement des animaux, il a fait un parallèle entre le faisan argus et l’homme stressé. Cela donne à réfléchir.

Sexi et… vulnérable

La poule faisanne réagit aux grandes rémiges du coq qui les étale devant elle en lui faisant sa cour. Ces ailes sont si énormes que le mâle ne peut presque plus voler. Elles le rendent moins apte à fuir ou à se camoufler ; elles attirent l’attention non seulement des poules mais aussi celle des prédateurs et la convoitise des humains. Les Dayacks collectionnent les plumes de l’argus en guise de trophée et leurs chefs les portent dans leur coiffe ou sur leurs costumes d’apparat.

Malgré le désavantage pratique qu’elles représentent, le porteur de ces plumes énormes laissera derrière lui des descendants au moins aussi nombreux que ceux de ses congénères qui n’arborent pas de signes sexuels secondaires aussi impressionnants : plus elles sont grandes, plus elles excitent la poule. C’est pourquoi, cette capacité de développer des plumes pectorales énormes se conservera en dépit du bon sens, de l’efficience et de son intérêt pour la conservation de l’espèce.

Un aspect étrange et inquiétant

Avec K. Lorenz, on aurait pu imaginer que la faisanne argus réagisse plutôt à un petit point rouge sous les ailes du mâle qui ne serait plus visible lorsqu’il replierait les ailes et qui ainsi, n’entraverait nullement sa capacité de voler ou de se camoufler. Mais l’évolution de l’argus s’étant une fois pour toute engagée dans une voie sans issue, les oiseaux de cette espèce ne trouveront plus jamais la solution raisonnable et ne se décideront jamais à arrêter ce non-sens.

Nous nous trouvons là devant un aspect étrange et inquiétant de la phylogénèse. Car si peu rationnel.

Dans le règne animal et végétal, il y a, à côté d'adaptations appropriées, des choses peu pratiques, bien que pas assez désavantageuses pour que la sélection naturelle puisse les éliminer. Mais là, le cas est différent. C’est la sélection qui a conduit dans cette voie sans-issue.

Pareille mésaventure arrive toujours quand la sélection se fait uniquement par la concurrence des congénères à l’intérieur de l’espèce sans rapport avec le milieu externe.

Le véritable sens de l’évolution est perdu.

L’Homme civilisé

Certains environnements de travail fournissent un excellent exemple d’une évolution qui est l’œuvre exclusive d’une concurrence entre congénères et qui manque son but.

Les thèmes à la mode aujourd’hui, problèmes psychosociaux, stress, burn-out et j’en passe, sont décrits en 1963 par K. Lorenz comme « la maladie des managers », avec hypertension, atrophie rénale et ulcères d’estomac ; ils sont torturés par des névroses, et il ne leur reste plus de temps ni d’intérêt pour les aspects d’ordre moral ou éthique. Leurs décisions sont biaisées ; les récents scandales le montrent.

Et tout cela pourrait être évité ; rien ne les empêche, en fait, de s’arranger entre eux pour travailler dorénavant différemment. Théoriquement au moins, car, dans la pratique, ils ne s’en passent pas plus facilement que les faisans argus de leurs longues plumes.

L’être humain est tout particulièrement exposé à la sélection intra-spécifique. Comme aucun être avant lui, il s’est rendu maître de la plupart des menaces de son environnement. Il est devenu son propre ennemi… dès qu’il eut atteint un stade où grâce à ses armes, ses outils et son organisation sociale, les dangers extérieurs cessèrent d’être les facteurs essentiels de la sélection. Le facteur sélectif est dorénavant la lutte entre congénères. Avec la mise en avant de prétendues vertus…. liées à l’annihilation de l’autre.

La prochaine évolution

La prochaine étape de l’évolution est définitivement de dépasser ce stade où l’individu se fait autant mal à lui-même en s’imposant une pression néfaste, que mal aux autres par des jeux toxiques en oubliant que la symbiose et la coopération on fait la force de notre espèce.

A chacun de voir dans quelle direction il veut aller, vers le haut ou le bas, vers le meilleur ou vers le pire.

Konrad Lorenz, L’Agression, une histoire naturelle du mal, Champs Science, Flammarion, 2012.

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