De Suez à Gaza, l'échec de la dissuasion israélienne.
Par Mohamed Abdel Azim
Auteur de : Israël et ses deux mures, les guerres ratées de Tsahal, 2008.
Une attaque inédite
Depuis l’attaque du Hamas contre Israël, le 07 octobre 2023, les observateurs tentent d’apporter des éléments de réponses autour des similitudes avec le 11 septembre aux États-Unis.
Entre analogies et similitudes, les experts en matière des Relations internationales s’accordent à conclure que le choc national est sans précédent. Octobre 2023 renvoie à une guerre qui a marqué la région et qui a impacté durablement l’histoire du Moyen-Orient. Il s’agit de la guerre entre Israël d’une part et l’Égypte et la Syrie de l’autre. La suite on la connaît : les accords de Paix entre Israël et l’Égypte. Le mois d’octobre 2023 marquera à son tour les rapports entre Israël et ses voisins arabes, entre les acteurs régionaux et surtout entre les grandes puissances.
Sur la scène internationale, on remarque un malentendu historique dans les efforts de compréhension de la particularité de la région du Moyen-Orient. Depuis la moitié du siècle dernier, nous ignorons un facteur important qui échappe à la majorité des observateurs. Il s’agit des rapports entre le faible et le puissant et la notion de l’échec de la dissuasion.
Les acteurs non-dissuadables, faibles selon les critères militaires, fonctionnent sur la base de Maxi-Min. Ils maximisent les gains et minimisent les pertes. La guerre de 1956 (crise de Suez) met en évidence l’apparition de ce facteur qui réside de manière constante derrière la prise des décisions d’affrontement : Nasser 1956, Nasser 1967, Sadate en octobre 1973, Hezbollah en 2006 et le Hamas en 2023.
En 1956, Nasser nationalise le canal de Suez et la sortie de crise met fin à la puissance coloniale britannique et française dans la région. En 2023, la guerre entre Le Hamas et Israël peut-elle donner lieu à une redistribution des rôles entre les puissants dans un monde multipolaire ? L’Europe peut-elle jouer un rôle ? L’axe Moscou-Pékin peut-il impacter les rapports entre l’Amérique et les puissances asiatiques ?
En 1956, durant la crise de Suez, les chars soviétiques sont intervenus pour mater la révolte des étudiants hongrois. En 2023, la guerre en Ukraine devient presque la guerre oubliée. Quel est le rôle non visible de la guerre entre Israël et le Hamas ? Le programme nucléaire iranien est-il sur le point de permettre à Téhéran de posséder l’arme suprême ? Y’a-t-il une analogie entre l’action du Hamas et celle de Nasser en 1956 ?
En 2023 il y a eu un désastre dû à l’échec de la politique sécuritaire israélienne et notamment les renseignements. En 1956, nous verrons qu’il y a eu un désastre pour la CIA.
Alexandrie 1956
Nasser a ses notes sous les yeux, il continue son discours, retrace la chronologie de la crise du barrage d’Assouan et revient sur l’historique de l’exploitation de l’Égypte par les puissances coloniales. Dans les rues, mais aussi dans tout le pays, la foule est galvanisée. Nasser, nous t’aimons, acclament les milliers rassemblés à Alexandrie.
Le raïs aborde alors l’exemple du canal de Suez et mentionne la France. Il est 19h00, à Ismaïlia et à Port-Saïd, la radio diffuse le discours de Nasser. Dès que le raïs prononce le nom de Ferdinand de Lesseps (une dizaine de fois), les bureaux de la compagnie maritime du canal sont envahis par une trentaine de personnes (officiers, soldats et ingénieurs).
Dans les trois principales villes du canal (Suez, Ismaïlia et Port-Saïd), la nuit est calme, en cette fin du mois de juillet 1956. L’un des responsables politiques s’approche de Nasser, lui chuchote quelques mots. « L’occupation des bureaux dans les trois villes est accomplie. »
Nasser sèche la sueur de son front et se lance à enflammer la foule, depuis la tribune : « Nous ne permettons point que le canal constitue un État dans l’État » (…) « L’administration du canal est passée aux mains des Égyptiens. » L’auditoire est conquis. Nasser annonce alors la nationalisation du canal : « Aujourd’hui, le canal de Suez est une entreprise égyptienne ». Il s’engage à affecter les 35 millions de livres égyptiennes (revenu provenant du trafic maritime) au financement de la construction du barrage d’Assouan (Haikal 1972, p. 51).
Le Premier ministre israélien suit avec attention le discours de Nasser. Ben Gourion y voit immédiatement une occasion pour le renversement du régime égyptien et se concerte avec les États-Unis. Il conclut vite qu’Eisenhower n’est pas prêt à s’engager dans cette voie. Il écrit : « Les puissances occidentales sont furieuses. Mais je crains qu’elles ne fassent rien » (Alan Hart ; 2009, p. 392).
Ben Gourion sous-estime l’impact de la nationalisation à Paris et à Londres. Les capitales des deux puissances coloniales sont exaspérées. Au lendemain de la nationalisation, le ministre français de la Défense, Maurice Bourgès-Maunoury, entre en contact avec Shimon Pérès, alors directeur général du ministère de la Défense israélien. Paris se renseigne sur la possible durée nécessaire à l’armée israélienne pour conquérir le désert du Sinaï et le contrôle du canal de Suez. Pérès informe son interlocuteur que deux semaines devraient suffire. (Avi Shalim, 2010 ; p. 200).
Le plan de Paris
Le Français approche ensuite Antony Eden (Premier ministre britannique). Le plan de guerre est validé : une agression israélienne contre l’Égypte dans le Sinaï donne l’occasion à une intervention militaire combinée franco-britannique, pour « rétablir la paix ».
Selon Paris, le régime de Nasser ne survivra pas à l’opération. Israël pourra alors redéfinir sa frontière avec l’Égypte et les partenaires européens pourront pérenniser leur contrôle sur le canal. Nasser n’avait point besoin de passer par cette voie. En effet, 10 ans plus tard, le contrat d’exploitation de la compagnie franco-britannique du canal de Suez allait prendre fin en 1966. La folle machination des deux puissances coloniales s’avère par la suite une collective erreur politique et militaire.
C’est à Sèvres, près de Paris, que les deux ministres des Affaires étrangères, français et britannique, rencontrent le Premier ministre israélien, David Ben Gourion. Durant 48 heures, les négociations ininterrompues aboutissent à un accord, le 24 octobre 1956.
Un conflit porte atteinte à la navigation sur le canal de Suez. Les puissances coloniales exigent un arrêt des hostilités que les belligérants ignorent ; la coalition franco-britannique s’interpose avec ses propres troupes et occupe la zone du canal. Cette entreprise aventureuse sera mise en œuvre.
Le 29 octobre est la date choisie pour l’offensive israélienne et la ruée vers le canal.
Comme prévu, le 30 octobre 1956, Paris et Londres lancent un ultimatum. Israël et l'Égypte sont sommés de cesser les hostilités et de se retirer à 16 km de leurs rives respectives du canal.
Cette précipitation des deux capitales européennes trahit la collusion avec Israël. Paris et Londres exigent que les belligérants se retirent de la zone du canal, alors que l’armée israélienne est bien loin dans le désert du Sinaï et se trouve à plus de 60 km de la zone du canal de Suez.
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Le plan de la CIA
L’administration américaine assiste avec stupéfaction au déroulement de la crise de Suez. Cette opération altère un projet de la CIA qui travaille à un projet de coup d’État en Syrie. Ce plan devait avoir lieu le jour de l’offensive israélienne (Wilbur Crane Eveland, Ropes of Sand, 1980).
Damas vient d’accepter une aide militaire fournie par Moscou et Washington souhaite mettre fin à la présidence de Choukri Al-Kouatly, accusé de prendre un virage pour devenir l’un des alliés de l’Union soviétique. Al-Kouatly soutient immédiatement son homologue égyptien et apporte son aide militaire à Nasser. Damas prend le parti du Caire et rompt les relations diplomatiques avec Londres et Paris (début novembre 1956).
Deux ans plus tard, face à l'axe hachémite Amman-Bagdad, pro-occidental, la Syrie et l'Égypte fusionnent, en février 1958, dans une République arabe unie (RAU) présidée par Nasser. Cette union prend fin en septembre 1961.
Dans ce contexte de la guerre froide, le seul enjeu géostratégique décisif de Washington est de contenir l’expansion soviétique au Moyen-Orient. Pour l’administration Eisenhower, leurs alliés européens au sein de l’OTAN agissent en tant que puissances coloniales pour la sauvegarde d’une voie maritime dont l’importance est liée à leurs empires, désormais moribonds. Washington est en colère, car les deux partenaires sont lancés dans une aventure militaire d’envergure, sans consulter la Maison-Blanche, qui s’y serait opposée.
Un désastre pour la CIA
À Washington on considère que la crise de Suez est un désastre pur et simple. En effet, l’opération secrète prévue par la CIA en Syrie doit être reportée. L’histoire apporte alors un autre événement majeur, qui éclipse ce détail ô combien important dans la compréhension des racines des conflits au Moyen-Orient.
Six jours avant l’offensive israélienne, le 23 octobre 1956, l’invasion soviétique en Hongrie est l’événement le plus important depuis le début de la guerre froide. Les chars soviétiques se trouvent à Budapest, pour mater la révolte des étudiants hongrois contre le régime stalinien.
Moscou considérait que le nouveau gouvernement du réformateur Imre Nagy est le produit de la CIA. D’ailleurs l’une des premières décisions de Nagy est de sortir du Pacte de Varsovie. Cette rupture avec l’Union soviétique ouvre alors une brèche dans le rideau de fer qui maintient l’Europe orientale, sous contrôle soviétique. Alors que les diplomates américains s’activent dans les couloirs des Nations-Unies, pour dissuader l’URSS d’engager des représailles contre la Hongrie, Eisenhower bout de rage à voir le déclenchement des hostilités en Égypte, à l’initiative de deux alliés et membres du Conseil de Sécurité de l’ONU. Washington voit d’un mauvais œil l’offre de diversion inespérée aux Soviétiques. De plus, la solidarité au sein de l’OTAN est à son tour ébranlée.
Les Soviétiques ont alors tout loisir de se poser en défenseurs des principes du droit international. Le paradoxe est flagrant. Moscou, qui déploie ses unités en Hongrie pour reprendre le contrôle de l’Europe de l’Est, condamne avec véhémence l’agression contre l’Égypte de Nasser. Pour Washington, Paris et Londres portent l’entière responsabilité de l’échec du soulèvement hongrois.
En Égypte et dans toutes les capitales arabes, la détermination de Nasser à contrer l'incontestable supériorité militaire israélienne galvanise une fois de plus l’opinion arabe. Un élan de nationalisme arabe est lancé. Les médecins algériens se portent volontaires pour combattre au côté des soldats égyptiens. Des millions se rassemblent pour déclarer leurs envies de gagner la zone des combats.
Le 6 novembre 1956, la radio Voix des Arabes (Sawt El-Arab) diffuse les chants patriotes d'Om Kalthoum et relaie les nouvelles du front au-delà des frontières égyptiennes auprès d'un auditoire enthousiaste : « les avions larguent des milliers de bombes ; les navires bombardent depuis la mer ; des chars quadrillent la ville de Port-Saïd, des snipers sont parachutés sur les toits… »
Allô, ici l'ONU
Les Américains exercent de fortes pressions sur Paris et Londres pour obtenir un arrêt des combats. Au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU, les États-Unis se heurtent au veto de la France et de la Grande-Bretagne, qui empêchent l’adoption de toute résolution condamnant les opérations militaires contre Le Caire.
Khrouchtchev menace d’utiliser des armes jamais utilisées, si les Israéliens ne se retirent pas du Sinaï.
Moscou menace Paris, Londres et Tel-Aviv, d'une riposte nucléaire. L'OTAN rappelle à l'URSS qu'une riposte par des frappes nucléaires serait menée. Le 7 novembre 1956, Washington ordonne au Tsahal de retourner dans ses casernes.
La crise prend fin, mettant définitivement un trait sur l’influence des deux puissances coloniales et l’arrivée de deux nouveaux tuteurs au Moyen-Orient.
Malgré sa défaite militaire, Nasser renforce son image et sort politiquement gagnant de cette crise. Les capitales arabes dansent, au rythme de l’euphorie d’un schéma classique : une défaite militaire et une victoire imaginaire. Alger, Tunis, Damas et Bagdad partagent la joie de la victoire de Nasser, célèbrent l’événement comme si le raïs avait infligé une défaite retentissante à ses ennemies.
En Israël, le succès de l’opération militaire, sans pertes, se transforme en une crise politique, déclenchée par un exode des juifs d'Égypte.
Fin novembre 1956, un décret est lu dans toutes les mosquées : « Tous les Juifs sont des sionistes et des ennemis de l'État ». La majorité de la communauté juive d'Égypte (près 80 000), quitte le pays avec une valise entre les mains, après avoir « fait don » de leurs biens au gouvernement égyptien.
Pour les Soviétiques, la crise de Suez fut l’occasion en Or. À Budapest, le 4 novembre 1956, les chars russes écrasent la révolte des étudiants.
Paris encaisse une défaite politique, malgré son écrasante supériorité militaire. La crise de Suez renforce le FLN algérien. L'Irak, hachémite, modéré et ouvert à l'Occident, se range au côté de la Syrie et devient amis de l'URSS.
À Londres, l’affaire de Suez provoque une vive opposition au sein du gouvernement. Downing Street est secoué par une série de démissions. Puis, Antony Eden, frappé par une dépression, abandonne son poste de Premier ministre, en janvier 1957.
Deux ans plus tard, en juillet 1958, une révolution a lieu en Irak et entraîne la chute de la monarchie hachémite pro-britannique. Cette même année, au Liban, une mini-guerre civile oppose les chrétiens tournés vers l'Occident et les musulmans tournés vers la Mecque.
Le fiasco de Suez donne naissance à la coopération nucléaire secrète entre la France et Israël. Au lendemain de la fin de la crise, Shimon Pérès se trouve à Paris pour la construction de la centrale nucléaire de Dimona. Mais, c’est une autre... longue histoire.
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