En amont du Ségur, une question
La santé, bien marchand ou bien commun ?
Tribune : Dr Anne Gervais, hépatologue Hôpital Bichat et Pr André Grimaldi, diabétologue Hôpital La Pitié Salpêtrière, membres du Collectif InterHôpitaux. Alors que le « Ségur de la Santé » entame sa deuxième séquence, ces médecins affirment un principe que le Collectif InterHôpitaux défend au cours des travaux
La Croix le 16/06/2020 à 07:01
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Le Président de la République avait raison le 12 mars lorsqu’il déclarait « la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État providence, ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché… ».
En effet, la santé n’est pas un bien privé, qui se vendrait ou s’achèterait pour une consommation exclusive, ce qui serait anticonstitutionnel en France (1). Ce n’est pas non plus un bien public comme la lumière d’un phare ou une émission de radio dont la consommation par certains n’empêche pas la consommation par d’autres et dont il n’est pas possible de restreindre l’accès. La santé, elle, n’est pas une ressource infinie et son accès est coûteux.
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La santé est un bien d’accès régulé même si tous y ont accès. La santé est une ressource épuisable. Prix Nobel d’économie 2009, Elinor Ostrom a étudié l’exploitation des « ressources communes » et a montré comment des communautés locales, autonomes dans leur « gouvernance », géraient des ressources épuisables mais communes. Elle a constaté que leurs organisations ne relevaient ni du marché ni de l’État, qu’elles ne reposaient pas sur une « régulation directe par une autorité centrale » mais avaient de multiples règles d’accès, d’usage, de résolution des conflits.
Changer de cap plutôt que changer de rythme
On ne peut décrire autrement l’activité hospitalière ces derniers mois : construction autonome d’une organisation pour préserver une ressource. Chaque jour, des solutions ont été imaginées pour répondre à la pandémie, les réanimateurs ont multiplié par trois leurs lits, des services ont fermé pour que leurs soignants viennent en renfort dans les unités Covid, les anciens internes, les retraités, les reconvertis, sont revenus dans leurs services pour prêter main-forte.
→ ENTRETIEN. Frédéric Valletoux : « Il faut un New Deal pour le système de santé »
Les imprimeurs 3D du quartier ont réalisé, dans leur salon, des visières de protection, la population a soutenu les soignants, tous se sont unis pour protéger la ressource, ce bien commun : la santé.
Trois mois après le discours présidentiel, les professionnels de santé et les usagers sont réunis pour le Ségur de la Santé. Édouard Philippe y déclare à l’ouverture qu’il ne s’agit « pas de changer de cap, mais très certainement de changer de rythme… La réponse réside bien plus dans le mode de management que dans les règles de gouvernance… ».
→ TRIBUNE. Pourquoi la tarification à l’activité profite à la santé
Or la crise l’a montré, la santé est un bien commun. Il faut donc bien changer de cap et reconsidérer la gouvernance. Abandonner en réunions médico-administratives l’obsession de « gagner des parts de marché ». Il faut choisir entre la santé, bien marchand sous contrôle de l’État, ou bien commun ni privatisable ni étatisable. C’est ainsi que fut pensée la Sécurité sociale, et que nous pensons la santé en France (2).
Le Ségur doit l’affirmer. Elinor Ostrom a bien mérité son Nobel.
(1) Préambule de la constitution : «…La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement.) Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé… »
(2) A Grimaldi F Bourdillon O Milleron Santé : le programme des « jours heureux » https://www.odile.jacob/blog/?article=42