Enora Chame, officier français, ex-observatrice en Syrie: «Il faut arrêter les guerres quand c’est encore possible»
«Les jeunes soldats syriens ne voulaient pas tirer sur leur population et désertaient. Un peu comme en Ukraine aujourd’hui, avec les soldats russes plongés dans une situation épouvantable»
Au printemps 2012, l’ONU arrache aux belligérants syriens un cessez-le-feu et dépêche 300 observateurs militaires sur le terrain. Parmi eux, une seule Française, Enora Chame, pseudonyme d’un officier spécialiste de la zone. Dans son incroyable « journal de marche » publié sous le titre Quand s’avance l’ombre (Mareuil éditions), cette « combattante », comme la surnomme son préfacier, le général Christophe Gomart, l’ancien patron de la direction du renseignement militaire, relate des mécaniques de violence et de manipulation que l’on observe aujourd’hui en Ukraine.
Comprenez-vous que votre témoignage sur la Syrie en 2012 évoque l’Ukraine de 2022 ?
Oui. L’Ukraine est le miroir de la Syrie il y a dix ans. Dans les deux cas, nous sommes dans ce moment très particulier où l’on pourrait faire la paix et où l’on sent qu’on ne la fera pas, car chacun veut un tout petit peu plus de guerre. Ensuite, la fenêtre se referme, c’est le désastre absolu. Il faut tout faire pour arrêter la guerre quand c’est encore possible. Lorsque je débarque à Damas, c’est déjà le règne de la propagande, du mensonge, de la violence, mais nous avons le sentiment que ce n’est encore perdu. Très vite, je comprends cependant que les dés sont jetés.
Avec le recul, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
Dix ans après, j’ai tendance à croire que l’on ne peut pas empêcher des gens qui veulent se battre de le faire. En Syrie, la communauté internationale aurait pu jouer un vrai rôle si les deux camps avaient dit « nous ne nous faisons pas confiance mais nous voulons trouver une issue ». Pendant un moment, nous y avons crû : quand nous nous sommes déployés sur le terrain, la population nous a confirmé que la violence avait aussitôt baissé. Le problème est que l’Armée syrienne libre (ASL), qui incarne alors aux yeux des Occidentaux l’opposition militaire, ne faisait aucune confiance à Bachar al-Assad, et réciproquement.
Comment vous êtes-vous retrouvée dans ce chaudron syrien ?
A l’époque, j’étais analyste en charge de la zone Moyen-Orient au département des opérations de maintien de la paix, que dirigeait l’ambassadeur français Hervé Ladsous, au siège des Nations Unies, à New-York. Lorsque le général norvégien Robert Mood est désigné pour prendre la tête des observateurs, je suis la seule disponible et une des rares à connaître la Syrie. Au cours de ma carrière, j’ai étudié à l’Inalco [«Langues O»] et arpenté la région. Le contact est passé. L’ONU a convaincu Paris de faire une exception.
En quoi consiste votre mission ?
Nous sommes déployés sans armes pour vérifier l’application des modalités du cessez-le-feu négocié par Kofi Annan, l’émissaire de l’ONU et de la Ligue Arabe. C’est l’initiative de la dernière chance. Les Occidentaux ont durci le ton face à Bachar al-Assad. Un mois plus tôt, la France a fermé son ambassade. Au passage, nous souhaitons comprendre qui sont vraiment les rebelles de l’ASL, et décrypter l’état d’esprit du président. Beaucoup de Syriens des villes pensent encore qu’il est mal conseillé par son clan.
Comment vous y prenez-vous ?
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Notre méthode est artisanale : nous prenons nos voitures blindées, nous nous dirigeons vers des villes situées au cœur des fractures et nous nouons le contact. Au début, nous avons un rôle d’observateurs. Au bout d’un mois, le cessez-le-feu vole en éclat et la guerre gagne tout le territoire. A partir de ce moment-là, moi et quelques autres décidons d’aller au-delà de notre mandat pour mieux connaître les parties en présence et décrire dans nos rapports le basculement vers la guerre, auquel nous sommes les seuls à assister en direct. Nous parlons aux deux camps, aux rebelles de l’ASL comme aux militaires de l’armée régulière syrienne. Ils sont les premières victimes de ce conflit naissant. Les premiers corps que je vois, ce sont soit des soldats, soit des policiers de ville. Bien évidemment, ces jeunes soldats syriens ne voulaient pas tirer sur leur population et ils désertaient. C’est un peu comme en Ukraine aujourd’hui, avec les soldats russes qui ont été plongés dans une situation épouvantable.
Très vite, vous vous demandez comment le régime arrive à cacher tous ses crimes…
Chaque jour, nous serrions des mains et les gens nous glissaient de petits mots avec des noms de disparus. Notre collègue Marcus, du département des droits de l’Homme de l’ONU, recevait, lui, des listes de centaines de noms. Au début, je me dis : les prisons syriennes sont vastes. Passé un certain temps, je m’interroge : où y a-t-il assez de place pour incarcérer tous les opposants arrêtés ? Dans les années qui ont suivi, des témoins ont expliqué comment le régime vidait les prisons en éliminant les détenus au fur et à mesure. La prison de Palmyre avait une réputation de mouroir.
«Ce type de guerre est un chaudron à émotions, il faut se débrouiller pour que chaque massacre soit pire que le précédent»
Au départ, vous avouez une certaine sympathie pour l’ASL, et puis votre regard change…
Je la rencontre d’abord dans la vallée de l’Euphrate. Je discute avec de jeunes officiers supérieurs très charismatiques, courageux, qui communiquent mais ne se coordonnent pas, qui détestent l’idée d’al-Qaeda. Ils ressemblent aux jeunes officiers syriens que j’ai croisés. Quand je bascule du côté d’Homs, ma perception change radicalement. Je découvre la noirceur de l’ASL avec des combattants pas encore islamisés, mais déjà prêts à faire une guerre sale par nécessité. À plusieurs reprises, des membres chimiquement purs de l’ASL m’expliquent : « Nous ne sommes pas armés, nous allons être obligés de nous tourner vers le diable. Tu sais qui il est ? Il arrive, il nous propose des choses. » Je ne serai pas surprise de constater que c’est ce qui va se passer.
Et vous touchez du doigt les provocations, atrocités et mises en scènes macabres perpétrées par les deux camps, au rythme de l’agenda de la communauté internationale…
Chaque déclaration internationale, en particulier du conseil de sécurité des Nation Unies, extrêmement polarisé à l’époque, donne lieu à au moins un massacre. C’était la mécanique même de ce conflit. Nous-mêmes, les observateurs, sommes l’enjeu de mises en scène des deux camps, chacun voulant démontrer que l’autre est pire. Par ce biais, l’ASL cherche à obtenir les armes qu’elle réclame à cor et à cri. La mission de l’ONU n’a jamais été dupe de ce jeu diabolique. Tout au début, je me souviens, nous interrogions des jeunes volontaires de l’ASL sur leurs mensonges éhontés. Nous leur disions : « Pourquoi nous racontez-vous n’importe quoi ? Nous savons très bien que vous mentez. » Ils nous répondaient : « Ce n’est pas grave, si ce massacre n’existe pas, d’autres sont bien réels ailleurs. » J’ai vu cette mécanique dans tous les conflits auxquels je me suis intéressé au cours de ma carrière. Je pense que c’est la même chose en Ukraine avec les journalistes. Comme ce type de guerre est un chaudron à émotions, il faut se débrouiller pour que chaque massacre soit pire que le précédent.
A Damas, vous êtes aussi frappée par le décalage entre les événements et le retard de compréhension des Occidentaux…
Depuis la mort d’un journaliste français, la plupart ont déserté la Syrie. Mais nous sommes en permanence filmés par la population. En recoupant les informations sur les réseaux sociaux, il était possible, comme me le démontrait mon collègue russe Vassili, condamné à rester à Damas pour sa sécurité, d’établir une image assez fine de la situation. Il y avait aussi des réalités que, visiblement, les Occidentaux ne voulaient pas voir. Au départ, Bachar al-Assad joue le jeu du cessez-le-feu au niveau militaire. C’est l’ASL qui est globalement à l’origine des ruptures et des attentats. Ce constat que nous mentionnions dans nos rapports était, je crois, assez mal perçu en haut lieu. J’en veux pour preuve que les télévisions, et notamment la BBC, continuaient à clamer le contraire. Un jour, notre général essuie le tir d’une arme de petit calibre d’un soldat de l’ASL et Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’ONU, affirme dans les médias qu’il a été visé par un char syrien – le jour même où nous venons d’être autorisés à entrer dans une prison et avons été escortés par les autorités du régime… Le doute sur les intentions de Bachar al-Assad s’est véritablement installé dans notre esprit avec le massacre du village de Houla en Syrie centrale, le 25 mai : 93 personnes sont tuées à l’arme lourde, et seule son armée en possède à ce moment-là.
Officier spécialiste de la région, Enora Chame est l’auteure de Quand s’avance l’ombre, Mission à haut risque en Syrie , publié le 31 mars dernier chez Mareuil éditions (350 pages, 19,90 €).DR
Par Mériadec Raffray - 19 avril 2022 - L'Opinion