Erri De Luca, l'écrivain qui plantait des arbres
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Erri De Luca, l'écrivain qui plantait des arbres



IF : Erri de Luca, La Parole Contraire[1] court aussi dans vos romans. Il me semble qu’elle le fait au moins de trois manières : elle rend présents ceux qui n’ont pas droit à la parole, elle fait dialoguer ce qui s’oppose et parfois s’ouvre à la solidarité, la complicité, à la vie.

Commençons par ceux qui n’ont pas droit à la parole. Dans Une chose très stupide[2] vous racontez l’histoire de ce vieillard, et de sa rencontre avec une amande.

EdL : Cela commence dans un ‘basso’, un petit appartement à Naples qui donne sur le trottoir. Dans une seule pièce habitent quatre personnes : un couple, un fils et un vieillard. Il y a trop peu d’espace, et quand ils doivent manger, ils enlèvent la porte de la petite salle de bains et ils la mettent sur le lit : et ça c’est la table. Il fait très froid en hiver et avec leurs chauffages de fortune les gens meurent souvent intoxiqués par l’oxyde de carbone.

Dans cette ambiance, ce vieux se sent de trop, sa famille lui montre qu’il est de trop. Il voit des rayons de soleil dans la ruelle malgré le mois de février. Février, c’est le mois des fièvres (en italien comme en français), le mois des maladies. Alors arrive un peu de soleil qui lui fait l’effet d’un médicament.

Il va dehors, et pendant qu’il commence à se réchauffer un peu avec ce soleil de février, une amande tombe à côté de lui. Il la garde, le soleil commence déjà à partir, car dans la ruelle étroite le soleil fait un bref passage.

Il décide de suivre le soleil, de rejoindre le soleil au bord de la mer, il va vers un endroit où il allait pêcher l’été, parmi les grands blocs calcaires qui protègent contre les vagues. Et là il arrive à se réchauffer dans un endroit tranquille avec la mer à côté de lui, avec le viatique de cette amande. Il ne la mange pas, il la prend dans la bouche comme un bonbon, et avec ce viatique, il peut finalement partir… il est libre, il ne reviendra plus à la maison.

IF : Ce qui est très beau dans cette nouvelle, c’est l’opposition entre des choses très morbides, au sens de maladie (les fièvres de février ?) mais aussi d’absence d’affection de ces êtres qui vivent dans la précarité, de cette promiscuité, avec cette mort heureuse qui arrive à la fin.

EdL : Chez nous, on dit que le soleil est la couverture des pauvres. Il y a bien opposition entre le froid à l’intérieur de la famille, et la chaleur du soleil au-dessus de la ville, de la ville qui offre le dernier refuge.

IF : Vous faites aussi dialoguer ce qui s’oppose, comme dans ce titre d’un de vos livres : Le poids du papillon[3] ?

EdL : Je le fais sans aucune intention. En parlant de montagne, la gravité a été défiée par les montagnes elles-mêmes ; les montagnes ont surgi de la terre pour trouver leur place, elles poussent encore vers le haut ; c’est cette force qui va contre la loi de gravité. Dans la terre, il y a beaucoup de forces qui vont contre la loi de gravité. Il y a un vers de Marina Tsvetaieva qui dit « Au-delà de l’attraction terrestre, il y a l’attraction céleste » : c’est une observation naturelle précise, ce n’est pas une boutade poétique. Il y a des forces comme les montagnes, comme le feu, comme l’arbre qui sortent du fond de la terre, qui commencent à monter, à monter le plus haut possible, cherchant la lumière. Grimper sur une paroi, c’est aller dans la direction de la montagne, parce que la montagne va vers le haut, grimper c’est aller au ras de la montagne.

IF : Parfois le dialogue des contraires débouche sur la solidarité, la complicité

Dans Le jour avant le bonheur, vous écrivez : « Le soleil tapait contre les vitres des derniers étages et faisait gicler des ricochets jusqu’à terre. Les vitres de Naples se passaient le soleil entre elles. Celles qui en avaient plus par leur position le renvoyaient plus bas à celles qui en avaient moins. Elles étaient complices. Les maîtres verriers les montaient exprès un peu de travers pour multiplier les surfaces réfléchissantes. En bas, dans la loge arrivait un carambolage de lumière qui faisait dix rebonds avant de finir dans le trou où j’étais. »

EdL : Je me suis même permis d’inventer que ceux qui montent les vitres le font un peu de travers pour donner la possibilité à la lumière de rebondir jusqu’en bas.

IF : Vous écrivez ailleurs : « au bout d’un moment, la peur se lasse »

EdL : La peur a besoin de certaines commodités, si quelqu’un se trouve avoir peur tout seul, la peur se détache, elle n’a pas une forte prise, c’est comme une réaction allergique à quelque chose qui passe ; en montagne, il y a des petites peurs de quelque chose de précis qui tout de suite affronté est surmonté.

IF : La peur disparaîtrait dans la solidarité ? Vous vous êtes impliqué dans la guerre en Yougoslavie :

EdL : Je fais partie de la première génération de l’histoire de l’Europe qui à 20 ans n’a pas été convoqué pour se battre dans une guerre. Le retour de la guerre en Europe était pour moi un scandale physique, et ce scandale était dans un pays proche de nous. On pouvait rejoindre la Yougoslavie en voiture, par bateau. Et beaucoup d’Italiens y sont allés avec des petits convois d’aide, avec des petits moyens, mais ils étaient efficaces pour cela, parce qu’ils étaient beaucoup, avec des petits moyens. On pénètre plus facilement dans les fibres d’une communauté blessée, on arrive à rejoindre les endroits les plus isolés, les plus difficiles. J’ai participé comme chauffeur de convoi d’aide entre 1993 et 1997. Je me suis senti convoqué.

IF : Vous aimez aussi planter des arbres ?

EdL : J’habite à un endroit où il n’y avait aucun arbre, alors j’ai commencé à en planter et je me suis aperçu que c’était un acte qui me regardait… planter des arbres. Aussi en tant qu’écrivain, parce que mes pages sont comme une prémisse de tronçonneuse, parce qu’on extrait la pulpe des arbres pour faire le papier de mes pages. Donc c’est aussi le sentiment de rembourser l’environnement, le monde, avec mes arbres. En plus, comme je n’ai pas de fils, je vois les arbres grandir, je vois le temps s’écouler. Et le produit de ce temps est l’ampleur de l’ombre sur la terre. Ils grandissent et produisent de l’ombre sur la terre. Je me prends pour quelqu’un qui a produit de l’ombre sur la terre.

Entretien lors des Assises Internationales du Roman (Villa Gillet, Lyon), mai 2015

à C., fin février 2017

[1] Erri de Luca, La Parole contraire, Paris, Gallimard, 2015 (dans lequel il se bat contre une « réduction de vocabulaire » puisqu’on voulait le condamner pour avoir inviter à « saboter » le chantier de ligne TGV Lyon-Turin, « saboter » pouvant seulement dire « empêcher », « contrarier »

[2] titre d’une des nouvelles d’Erri de Luca dans le recueil Histoire d’Irène, Paris, Gallimard, 2015

[3] Erri de Luca, Le poids du papillon, Paris, Gallimard, 2012



Christophe Thiébault

Sociologue - Consultant en Stratégie et Management de territoire - Prospective ruralités et Evaluation de politiques publiques

7 ans

Magnifique entretien Isabelle, entretien en "miniatures" pour un auteur majeur dont les nouvelles nous apportent une petite échappée dans les contritions d'un quotidien où il y a toujours une place qui attend pour les petites choses et l'imprévu. Un grand merci.

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