ESCLAVABOUF Faut-il boycotter le miam-miam à domicile ?
Cet été, il n'y a pas que la Corse et la PACA qui prirent feu. À Paris, et aussi ailleurs dans notre riant pays, où ça couvait sous la cendre, le foyer a été attisé par les 7500 livreurs de plats cuisinés à domicile qui ont fini par allumer la mèche et fait péter la belle rouge après avoir été enfumés par les feux de bengale de l'uber-économie-de-partage chère aux start-up scélérates. Bref, ça barde et nos gaillards grévistes ont raison. Au vu et entendu de leurs justes revendications, Victor Hugo, les Misérables, Gavroche, Cosette et les Thénardiers, c'est Martine joue à la marchande chez Marcel Proust. Il faut dire que dans l'abondant registre du shit-job, ça se pose là. Maquillée par le digital, les applis, les plateformes, le staffomatic, ce business angélique a tout de l'esclavagisme le plus cynique. Amistad, la suite 2.0. À Paris, capitale des bobos dont la maire est un enfer -cf. la sortie imminente de Notre Drame de Paris, le bouquin-enquête à méga-charge d'Airy Routier et Nadia Le Brun-, le Clap est monté au créneau. Ce Collectif des Livreurs Autonomes a dévoilé les dessous de l'affaire pilotés par des boîtes plus opaques qu'un cloaque et dont au taira le nom, par pur mépris, sachant qu'une d'entre elles évoque le prénom de la mère excentrique de notre Sorcière bien-aimée adorée : Endora. Incarnée par ailleurs par l'immense Agnès Moorehead qui fut l'une des plus flamboyantes lesbiennes de Hollywood. Rien à voir avec notre frichti du jour, mais un brin de cuistrerie sur la chachouka ne fait de mal à personne.
Donc, d'un côté, les méchants startuppers, avides, individualistes, âpres au gain, arrogants, bref, imbécilement intelligents et jouant finement le double jeu social en la mettant bien profond à sec et sans vaseline à tout le monde. Mais pas le droit de critiquer parce qu'ils sont cool, forcément cool. De l'autre les clappers, ou livreurs, sous contrats tordus, rompus d'une heure à l'autre, soumis à des rythmes déments, à tous les temps, sur des bécanes motorisées ou non, par eux payés et assurées (en principe), flexibles sous le knout virtuel des plateformes, prenant des risques fous pour livrer des soupes bio et des plats cuisinés encore chauds à temps et gagner au finish des nèfles. Alors que tous les livreurs marnent pour des plats de lentilles, un des leurs est régulièrement cité en exemple vertueux, roulant 60 heures par semaine et empochant 2500 euros par mois. Quant aux autres, ils bossent 18 heures par semaine, désormais payés 5 euros de l'heure. Germinal, la séquelle. Autre bassesse notable : chaque livreur doit payer ses lumières, son casque et parfois, souvent, tout le temps, son smartphone. Dans les bureaux des esclavagistes, on se frotte les mains : à part les ramettes de papier A4 pour l'imprimante et celui en rouleaux des toilettes, les postes de dépenses sont au ras de l'appli. En même temps, les livreurs qui livrent le font de leur plein gré : aucune rafle à Pôle Emploi ni sur les campus universitaires a été nécessaire. Du côté négriers, on ne se salit plus les mains. À l'heure où, imitant les Américains qui déboulonnent les héros ségrégationnistes, le Cran (Conseil représentatif des Associations noires) réclame le remplacement des statues de la honte (et aussi des plaques de rue portant les noms honnis), les néo-négriers de l'économie digitale avancent démasqués, décomplexés mais retranchés derrière leurs tablets. Et personne pour réclamer une justice sociale.
Les vrais coupables de cette dégueulasserie sont en réalité les clients. Et aussi les restaurateurs, appâtés à l'idée de gonfler leur chiffre d'affaires de 30% mais dézapatant tous les uns après les autres, exception faite des marchands de soupes et de sandwiches vegans, toujours trop heureux de fourguer leur tambouille surmargée. Et ce client joue ici un sale rôle. Il est à la fois l'instigateur, le consommateur et le censeur d'une activité symptomatique de sa propre schizophrénie. Appelant de tous ses voeux et de la main gauche une société plus juste, travail-pour-tous, paix sociale etc..., il a délogé des anciens quartiers ouvriers tous ceux qui faisaient tâche dans son paysage normé. Entendu récemment rue du Faubourg Poissonnière: « J'adore ce quartier, on est tous créas ». Et ta soeur ? Passionné de bio, évidemment vegan et no-gluten, porteur de sneakers écolos en cuir végétal, ce client ne jure que par les marchés, les petits fournisseurs, le km zéro, la filière courte, l'épicier du coin ouvert tard et les tables vertes cuisinant des racines oubliées comme en 1943. Le hic, avec ces gens-là, c'est qu'ils sont incapables de faire trois courses censées -une épreuve, une perte de temps-, que leur frigo est toujours vide -c'est un postulat arty-performance-, qu'ils sont incapables de cuire autre chose que du quinoa (avec un bilan carbone ahurissant vu le nombre d'heures sur le feu qu'il faut pour rendre cette saloperie mangeable), qu'ils ne savent même pas comment se mangent des vraies olives (vu et entendu récemment dans un magasin d'huiles d'olives suprématique) et qu'ils trouvent tellement cool de commander leur pitance sur appli auprès d'un vaste choix de restaurants modasseux si possible situés loin de chez eux où il répugnent à se déplacer car hors de leur périmètre vital.
“ Le foodoriste qui aime à se définir gastronome et bec sucré, n'est qu'une feignasse râleuse dépourvue d'empathie. ”
Commande. Livraison. Peu leur importe le trajet, la météo du soir, les horaires: ils paient, trop heureux de bénéficier alors de tarifs minorés. Que le pauvre coursier affronte le froid, la pluie, les vols de sauterelles, qu'il prenne des risques inouïs dans le trafic, souvent au péril de sa vie : rien à cirer. S'il a trois minutes de retard, c'est le drame : pas de pourboire, la porte claquée au nez et la plainte illico en ligne. En général, c'est le resto qui trinque en premier : il manque trois petits pois à la jardinière comme chez mémé et le shiitake était ramollo vu que le plat a été livré en retard. Parfois aussi, le dessert commandé ne correspond pas exactement à la description initiale. Après s'est roulé parterre, bloqué le débit de sa carte de crédit, pondu trois mails de protestation et de réclamation, il s'attable. Là, tout est froid, évidemment. Et zou, le micro-ondes. Ça valait la peine. Le foodoriste qui aime à se définir gastronome et bec sucré, n'est qu'une feignasse râleuse dépourvue d'empathie. Cuisiner chez soi est indigne de sa personne. Bikoz les horaires : les créas, ça bosse tard. Surtout quand il ne bossent pas. Argument massue par eux brandis : à New York, tous les restos livrent à pas d'heure. Oui, mais ils livrent le bloc et l'immédiat voisinage. Pas à l'autre bout de la ville. Et généralement du chinois, de la pizza et des sushis.
Friands de tables nouvelles où il doit absolument se montrer sans laisser de pourboire puisque son nouveau credo consiste à laisser un avis positif sur Trip Advisor plutôt que quelques euros dans la coupelle, le Déliveriste entretient en réalité un rapport plus que tordu et avec la nourriture et avec son prochain. Angélique, insoumis, nuit-deboutiste quand ça l'arrange, il trouve parfaitement normal que d'autres soient exploités pour le servir vu que lui-même est exploité pour travailler, état qu'il l'accepte et qu'il revendique avec docilité. Avec un raisonnement pareil, on est retourné fissa au XIXème siècle. Zola sort de cet algorithme ! Contrainte de payer une assistante de vie moldave après une sale chute chez elle, ma grand-tante, dame ultra-chic de la bonne société vénitienne, se lamentait de débourser 1200 euros par mois. « Autrefois, un sourire ça suffisait » disait-elle. Eh bien, c'est pareil avec cette lamentable tambouille des livreurs de boustiffaille à domicile. Sauf qu'il n'est même plus question de sourire. Vous avez déjà vu un Parisien satisfait et souriant ? Si en plus le velouté de panais-pancetta-marjolaine arrive tiède, alors non, c'est soupe à la grimace au menu.
Bien calé dans son petit confort, le client s'en tape bien de qui se passe dehors. Petit-bourgeois dans l'âme, il aime être servi et se dévoile plus virago qu'un personnage de Labiche. Servi, mais au rabais. Payer toujours moins cher. Le bon plan, gratiné en permanence. Aucune indulgence, aucune conscience. Ou alors, celle, répugnante, de déclarer qu'ainsi ils aident ceux qui en ont besoin à s'en sortir. Et vas-y que je me lave les mains. À croire que vivre sur appli exonère de tous les miasmes. Bravo ! Les pires sont ceux qui choisissent l'appli de livraison sur la foi d'un argument marketing green pourri jusqu'au trognon : nos livraisons sont assurées par des cyclistes à vélo. Une fois encore, la pluie, le glagla ou la canicule, on s'en tape. Fouette cocher ! Tellement plus smart. Engagé écolo mais esclavagiste plus-ultra. Une honte. « Poussée » par la Mairie de Paris au nom du vert, la pratique est plébiscitée par les bobos la bouche en cul de poule élevée en plein air. Ou comment faire suer le burnous sauce XXIème siècle. Les mêmes qui applaudissent la Mairie de Paris autorisant la circulation de ce concept méga-crétin des Burger Bus, recyclant des anciens autobus de la RATP en dinners roulants à 27 euros le burger gourmet. Ben voyons. Les vieux bus carburant aux gasoil, ça pollue pas, c'est bien connu. Et ça n'encombre pas. Mais il s'agit d'une start up, donc c'est cool. Marchant désormais sur la tête, il est logique qu'on trouve normal de faire pédaler les damnés du macadam payés 5 euros de l'heure, pour déjeuner ou dîner sans se fouler. Et sans reflux gastrique. La bonne conscience, c'est mieux que le Gaviscon. Et dans Gaviscon, il y a con. Bon appétit mais que ça vous reste en travers de la gorge !
Derrière le concierge masqué se cache Pierre Léonforte. Journaliste et auteur partageant sa vie entre Paris et Milan, il collabore à de nombreux titres de la presse magazine dont AD et la revue Schnock. Outre ses ouvrages publiés notamment chez La Martinière, il signe plusieurs des City Guides Louis Vuitton qu'il a co-créés en 1998.