Essentiel (LP-09/11/2020)

Essentiel (LP-09/11/2020)

Comment définir l’essentiel ?

Dans cette période, le terme essentiel retrouve une certaine notoriété, surtout à l’intérieur de nos bons d’évasion que nous nous auto-signons scrupuleusement comme un élève de collège remplit en tremblotant une justification d’absence en cours. Mais comment appréhender l’essentiel ? Votre essentiel est-il le même que le mien ? Parce que c’est un peu ce qu’on voudrait nous faire croire.

Partons d’une définition. Je vous propose celle-ci :

« Essentiel : qui appartient à l’essence d’une chose; l’essence étant ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, abstraction faite de ce qui, en elle, peut changer ».

L’essentiel fait référence à l’essence, c’est-à-dire le « fond de l’être ». A en juger par l’usage actuel, nous aurions tous le même fond. En glissant sur une seconde définition « Essentiel : ce qui est absolument nécessaire », nous pouvons en conclure que nous avons exactement les mêmes besoins, les mêmes nécessités.

Est-ce le signe révélateur d’une société normalisante, qui, au-delà d’acheter des aliments et du papier toilette, d’acheter de l’essence et faire réparer sa voiture pour aller travailler, ne sait plus reconnaître l’ensemble des besoins essentiels, nécessaires, aux uns et différents parfois de ceux des autres ? Faire du sport, lire, écouter de la musique, marcher, nager, prier, partager, aimer, se sentir libre… n’est-ce pas là des nécessités essentielles pour certains ?

Vous pouvez avancer que ces besoins ne sont pas vitaux au sens médical du terme. Et travailler ? Est-ce vital au sens médical ? Se nourrir est-il plus équilibrant que la pratique régulière d’un sport ? Suivre un cours de math est-il plus essentiel qu’un cours de danse ou de musique ?

Où réside donc l’essentiel ?

La santé est essentielle, nous en conviendrons tous et comprenons les enjeux sanitaires. Mais pour autant, ne négligeons pas les risques du confinement sur la santé. Santé physique tout d’abord avec la réduction de pratiques sportives, l’augmentation du bol alimentaire quotidien par ennui, la prise de poids, le dérèglement chronologique lié à des temps et des lieux mélangés, les maux physiques relatifs aux postures figées devant des écrans.

Santé psychique ensuite, car comment me sentir bien si je suis isolé, si je ne peux visiter ceux que j’aime, si je me sens prisonnier, si je ne partage pas, si je ne peux restaurer mes équilibres…

Parer au plus pressé, je peux l’entendre; mais ce n’est pas prendre soin de l’essentiel qui réside dans une vie faite d’équilibres et non une survie au rabais en s’accommodant de conditions dégradées et espérant des jours meilleurs.

Restaurer l’essentiel !

Dans une approche par antonymie, l’essentiel s’oppose à l’accidentel. Il est donc évident que je peux me passer sans grande difficulté de faire quelque chose d’occasionnel, parce que cela ne me caractérise pas, cela n’est pas une partie nécessaire de moi.

Peut-on se passer de visiter ceux que l’on aime (sans les mettre en danger cela va de soi) ? Peut-on se passer de rechercher son équilibre dans l'activité physique ou en nature ? La réponse officielle semble nous suggérer que l’essentiel réside dans l’alimentaire pour rester physiquement opérationnel et dans le travail pour rester économiquement productif. Ce n’est pas faux. Je suis même assez d’accord avec cela comme une partie de ce qui m’est essentiel. Mon corps à ces besoins là, mais il en a d’autres aussi. L’économie est essentielle, ma contribution professionnelle le reste modestement, du moins dans le modèle de société qui est le nôtre et dont on ne peut s’exclure. Mais pourquoi nier tout le reste ?

Revenir à l’essentiel imposerait de faire confiance, de parier sur le bon sens individuel et collectif plutôt que sur le contrôle et la répression. Le bon sens, le respect de ce qui est commun, sont essentiels à la vie individuelle et à nos sociétés, comme la bonne santé physique, mentale et économique de chacun de nous.

L’essentiel d’une culture

Pour autant, ce bon sens, cette capacité à nous faire confiance au lieu de nous infantiliser peuvent-ils être partie prenante de notre culture nationale ? Je vous laisse méditer sur cela, mais le premier confinement ne m’a pas réellement rassuré sur ce point (autant du côté citoyen que de ceux qui se prétendent des acteurs politiques qui donnent à nouveau de la voie dans une période qui se voudrait de cohésion), sans évoquer le déconfinement qui s’en est suivi.

L’essence de l’individu repose-t-elle sur son individualité, son égoïsme, son petit plaisir personnel immédiat « parce qu’il le vaut bien » ? Ou sur un sens plus aigu de la responsabilité et de ce qui fait société ? A l’évidence, nous n’avons pas collectivement un comportement rempli de bon sens, même si la plupart d’entre nous s’efforce d'agir de façon adaptée et respectueuse.

Comment nous montrer responsables et dignes pour qu’on nous fasse confiance si dans les moments de crise les abus sont légions ? A l’inverse, comment ne pas régresser sur ce registre si je me sens infantilisé, privé, contraint, surtout si je me comporte déjà avec bon sens ? C’est toute la limite de la moindre règle : elle est inadaptée puisqu’elle s’applique à tous, sans discernement, sans considération de l’essence de chacun.

Et ce n’est pas là un problème d’égalité mais de posture administrative et surtout une question d’éducation à nos communs.


© Lionel Pradelier – (Merci de vos commentaires et de vos partages)

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